Avant qu’on le salue comme l’un des auteurs du Nouvel Hollywood, à la sortie de Cinq pièces faciles, en 1970, Bob Rafelson avait déjà bouleversé la capitale du cinéma américain. Coauteur d’une géniale escroquerie musicale – la création des Monkees –, coproducteur d’Easy Rider, film qui réécrivit les règles de l’économie du cinéma, le mauvais garçon devenu producteur s’est ensuite mué en cinéaste. En quelques films, de Cinq pièces faciles au remake du Facteur sonne toujours deux fois, il a puissamment contribué à faire de Jack Nicholson le mâle alpha du cinéma américain. Au gré de sa filmographie, il a donné son premier vrai rôle à Arnold Schwarzenegger, permis à David Mamet d’écrire son premier scénario et à Jessica Lange de prouver qu’elle n’était pas seulement destinée à hurler entre les pattes de King Kong. Bob Rafelson est mort le 23 juillet, chez lui, à Aspen (Colorado), d’un cancer du poumon. Il avait 89 ans.
Bob Rafelson est né le 21 février 1933, à New York, dans une famille de la bourgeoisie juive. Son père est un chapelier prospère, son oncle, Samuel Raphaelson, l’un des scénaristes favoris d’Ernst Lubitsch, pour qui il a écrit The Shop Around the Corner (Rendez-vous) et Haute pègre. Adolescent, Bob Rafelson part sur les routes, en Arizona et au Mexique, avant de reprendre des études de philosophie à l’université de Dartmouth (New Hampshire). Après sa conscription, il est disc-jockey pour la station des forces d’occupations américaines au Japon et réussit à être traduit deux fois en cour martiale. A son retour à la vie civile, il travaille comme scénariste et éditeur de scripts pour la télévision, d’abord à New York puis à Los Angeles, où il rejoint la filiale télévision du studio Universal.
Après en être presque venu aux mains avec Lew Wasserman, le patron d’Universal, l’un des hommes les plus puissants d’Hollywood, Bob Rafelson trouve un emploi à Screen Gems, le département télévision de la Columbia. Il y fait la connaissance de Bert Schneider, lui aussi frustré par le conservatisme qui règne alors dans l’industrie américaine du divertissement. Dans son livre Le Nouvel Hollywood (Le Cherche-Midi, 2002), Peter Biskind rapporte une conversation que les deux hommes ont eue en 1965 : « Ce dont ce système a besoin, expliquait Rafelson, ce n’est pas de meilleurs réalisateurs [il était convaincu que ceux-ci étaient déjà à pied d’œuvre] mais de meilleurs producteurs prêts à donner aux cinéastes qui ont des idées les moyens de travailler à leur manière. » Rafelson et Schneider forment une compagnie, Raybert, qui devient bientôt BBS avec l’arrivée d’un troisième partenaire, Steve Blauner.
Profond cynisme
Malgré l’admiration de Rafelson pour la Nouvelle Vague française (qui se traduira plus tard par une contribution substantielle au budget de La Maman et la Putain, de Jean Eustache) et les Jeunes Gens en colère britanniques, le premier projet de BBS relève du plus profond cynisme. Frappés comme tout un chacun par le succès des Beatles, et en particulier de leurs films, les dirigeants de la nouvelle société font passer une annonce pour recruter quatre garçons qui tiendraient, dans une série télévisée, le rôle d’idoles des jeunes. Ainsi naissent les Monkees, en 1966. La série dure deux saisons, les chansons s’avèrent meilleures que prévues, le succès est immense, en matière d’audience comme de ventes de disques.
Pour Bob Rafelson, il est temps de tomber le masque : il entreprend de réaliser un long-métrage autour des Monkees. Head finit par sortir fin 1968, au grand désespoir de Columbia Pictures : le réalisateur et son coscénariste, Jack Nicholson, se sont employés à démolir systématiquement l’image de jeunes gens comme il faut des Monkees, le film est incohérent, marqué par l’usage intensif de psychotropes de ses créateurs, mais il reste un témoignage unique de la mutation de la culture américaine au milieu des années 1960.
Avec le trésor de guerre accumulé grâce à la série des Monkees, BBS peut financer, à hauteur de 360 000 dollars (environ 3 millions d’euros aujourd’hui) le projet de film de motards de leurs amis Peter Fonda et Dennis Hopper. Présenté à Cannes en 1969, Easy Rider est un extraordinaire succès public et reste à ce jour l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma. Pendant que Bert Schneider s’implique de plus en plus dans les combats politiques du moment (le dernier film produit par BBS sera le documentaire pacifiste Hearts and Minds, en 1974), Bob Rafelson veut se consacrer à la réalisation.
Rigoureux et désespéré
Cinq pièces faciles, qui sort à l’automne 1970, reste l’une des plus belles œuvres de cette période du cinéma américain. Jack Nicholson y incarne un pianiste de concert qui a renoncé à son statut artistique et social – il est issu, comme le réalisateur, de la bonne société – pour travailler sur des plates-formes pétrolières en Californie. Rigoureux et désespéré, le film est un succès critique sur les deux rives de l’Atlantique et établit définitivement le statut de Jack Nicholson.
Les deux hommes se retrouvent en 1972 pour The King of Marvin Gardens, autre histoire de famille déchirée, avant que Rafelson ne s’essaie à la comédie avec Stay Hungry (1976), dont le récit est situé dans une salle de musculation et offre à Arnold Schwarzenegger et Sally Field leurs premiers rôles dramatiques sur grand écran. Le réalisateur retrouve ensuite Nicholson pour un remake du Facteur sonne toujours deux fois qui sort en 1981. Le roman de James M. Cain a déjà été adapté par Pierre Chenal, Lucchino Visconti et Tay Garnett. Le scénario est confié au dramaturge David Mamet, qui accentue la composante érotique du récit. Jessica Lange, dont la carrière prometteuse a été mise en danger par son apparition dans le King Kong, de John Guillermin, trouve là l’occasion d’affirmer son talent de tragédienne et le film reste le dernier succès de Bob Rafelson.
Celui-ci tourne peu. Son caractère ne s’est pas apaisé, et il a été renvoyé du tournage de Brubaker, le drame carcéral produit par Robert Redford, en 1980. Sept ans plus tard, Veuve noire, thriller pervers, offre un beau rôle à Debra Winger, pendant que sa tentative de biographie de l’explorateur Sir Richard Burton (Aux sources du Nil, 1990) n’emporte pas l’adhésion.
Il réalise encore une comédie romantique, Man Trouble (1992), et deux films noirs, Blood and Wine, avec Jack Nicholson (1996), et Sans motif apparent, avec Samuel L. Jackson (2002). De toutes ses œuvres postérieures au Facteur, la plus vue aura été finalement le clip d’All Night Long, la chanson de Lionel Richie, qu’il a réalisé en 1983. Du rock préfabriqué à la soul synthétique, il y a là une ironie qui l’aurait sans doute amusé.
Bob Rafelson en quelques dates
21 février 1933 Naissance à New York
1965 Cocrée le groupe pop-rock The Monkees
1968 Réalise Head
1969 Coproduit Easy Rider
1970 Réalise Cinq pièces faciles
23 juillet 2022 Mort à Aspen dans le Colorado
Le facteur sonne toujours deux fois, de Bob Rafelson
Par Jacques Siclier
Publié le 01 septembre 1981 dans le Monde
Étrange destin que celui du roman de James Cain (son premier), publié en 1934. Il remporta un grand succès et ne fut pourtant porté à l'écran, aux États-Unis, qu'en 1946, sous son titre original (réalisateur : Tay Garnett). Or il avait, entretemps, inspiré un film français de Pierre Chenal, le Dernier Tournant (1939), et un film italien de Luchino Visconti, Ossessionne (1942). La version Tay Garnett, avec John Garfield et Lana Turner (revue récemment à la télévision), est fidèle au style sec, dur, elliptique de James Cain, au thème de la femme maléfique causant le malheur d'un homme faible, mais elle se rattache au courant du " film noir ", fort en vogue à Hollywood dans les années 40.
Bob Rafelson, lui, a recréé, socialement, l'époque où le roman fut écrit, l'Amérique de la dépression et des coureurs de route cherchant un travail, un port d'attache même provisoire. C'est ainsi que Frank Chambers (Jack Nicholson), traînant la poussière de ses souliers et sa misère, échoue dans une station-service tenu par un Grec, Nick Papadakis (John Colicos), dont la femme Cora (Jessica Lange), trop jeune et trop belle, va être, pour lui, le piège de la fatalité. On reconnaît tout de suite l'histoire, mais le code de la pudeur ayant été, depuis pas mal de temps, renvoyé aux vieilles lunes, Rafelson a pu montrer avec un naturalisme sans fard le déchaînement de sexualité qui pousse Frank à renverser Cora sur la table de la cuisine, cette étreinte charnelle bestiale qui définit leurs rapports de possession réciproque. Lié à Cora par les sens, Frank va souhaiter, comme elle, la disparition du mari encombrant.
La seule raison de ce " remake" pourrait bien être la vérité violente de cette passion charnelle qui rend les amants criminels. Car, par la suite, après l'accident provoqué, la mort de Nick et le procès truqué par un avocat véreux, Bob Rafelson se détache de l'univers de James Cain, fait disparaître l'idée de fatalité et transforme complètement le personnage de Cora. De la garce déterminée, il fait une femme à la psychologie complexe, une amoureuse pathétique. On voit reparaître alors le cinéaste de l'intimisme douloureux, de l'absurdité des vies ratées, l'auteur de Cinq pièces faciles, The King of Marvin Gardens et Stay Hungry. Cela ne colle plus, il y a une trop grande disparité entre les deux parties du film. La composition de Jessica Lange subtile, originale, émouvante, change la perspective du roman noir. L'actrice semble jouer une autre histoire intéressant davantage le réalisateur. Jack Nicholson, interprète favori de Bob Rafelson, qui avait su le maîtriser, fait ici tout ce qu'il peut, jusqu'au cabotinage, pour ne pas être dépassé par sa partenaire.
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