Pourquoi j'aime son marcel

C’est une histoire qui remonte à presque un an. Mon ami Boris P. m’offre le combo ultime : iPad + abonnement Cafeyn. Ça permet de lire en ligne des dizaines de magazines dont même les messageries de la presse et les libraires ignorent l’existence. L’iPad n’est plus à présenter, son écran ultra-haute définition est une tuerie qui transforme les plus mauvaises photos en chef d’œuvres dignes du MoMA. 

Ainsi début juillet me voit-il feuilleter – pardon, swiper – « Point contemporain », une revue d’art.

Mes yeux sont attirés par une aquarelle qui représente un homme de dos, du moins ses épaules et sa nuque. Du débardeur incarnat s’échappe un bras, le gauche, lequel, plié, permet à la main de serrer l’arrière de la tête. Cette main ouverte évoque un poulpe, posé sur la fontanelle – et l’étoile/tonsure de Marcel Duchamp. 

Je ne vais pas vous faire un cours d’histoire de l’art, vous connaissez la thématique du personnage qu’on voit de dos (le Voyageur en pied de Caspar David Friedrich, Kim Novak assise devant le portrait de Carlotta Valdes dans Vertigo – travelling avant sur le chignon –, les nuques toujours en mouvement de Rosetta et du Fils des Dardenne, le dos du peintre de Vermeer dans son atelier).

Revenons tout de même sur quelques points.

Placer quelqu’un de dos entre le spectateur et l’arrière-plan (de la peinture, de la photo, voire de la sculpture ou de l’installation) semble remplir deux fonctions antagonistes : une invitation à entrer dans la représentation et une invitation à en sortir. Entrer dans le tableau avec le Voyageur de Friedrich c’est interroger la nature, sa puissance démesurée, son indifférence aux puces que nous sommes. Sortir du tableau c’est prendre de la distance avec l’œuvre, s’interroger sur les images en général et sur le regard que nous portons sur elles : est-il innocent, ce regard, ou construit ? Car si Scottie se tient derrière Madeleine dans la salle du musée Legion of Honour de San Francisco, qui se tient derrière Scottie ? Peut-être le gardien – mais plus sûrement Alfred Hitchcock, l’équipe de prise de vue, le monteur du film et, in fine, les spectateurs que nous sommes. Les maillons de cette chaîne de regards ont-ils tous le même statut esthétique ? Et qui vous regarde, lisant cette question ?

Il y a certes des situations où filmer autrement que de profil ou de dos est difficile – les compétitions d’escalade en salle, par exemple : il n’y a pas (encore ?) de mur qui soit percé de trous pour les caméras – et nous ne percevons qu’obliquement les visages des grimpeurs en plein effort. De même, dans une certaine mesure, pour les compétions de natation : on voit plus les dos en trapèze sculpturaux des nageurs du 50 ou du 100 mètres papillon qu’autre chose (malgré les caméras sous-marines).

Le dos est emblématique aussi d’une certaine fragilité, le sujet nous fait manifestement confiance, aucun ennemi ne va le poignarder, il s’abandonne. Ce pari et cet abandon sont une autre façon de dialoguer avec le spectateur : on encourage ce dernier à baisser la garde, lui aussi, à desserrer les poings, à se défaire de ses a priori, à examiner calmement la face obscure des objets du monde peut-être.

Il y a certainement de tout cela dans l’aquarelle de Vincent Puren – laquelle, formellement, ressemble d’ailleurs plus à un point d’interrogation qu’à un point d’exclamation.

Parlons maintenant de la main, à la fois sommitale et centrale.

Elle est fidèlement dessinée – anatomie générale, proportions, volumes, ombres. On sait que les maîtres se réservaient les visages et les mains (et certains plissés), laissant le reste du tableau aux assistants de l’atelier.

Mais la main c’est aussi « la main », soit le talent. Mettre une main au centre d’une représentation c’est inévitablement prendre le spectateur par le col, lui faire tourner la tête et lui poser frontalement la question : « Ne trouves-tu pas que je suis doué ? Que ma peinture dit plus de choses qu’un texte, qu’un air de musique, qu’une photographie ? »

Que dire alors des trois mains que le Caravage place au centre de son Saint-Thomas ! Et du doigt de lincrédule qui pénètre à la fois la chair et la toile ?

Je ne m’attarderai ni sur les innombrables mains célèbres (celles qui sont pochées sur les parois des grottes de la préhistoire, celles de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, aux doigts se touchant presque, celle déformée du Parmesan, celles d’Escher se dessinant, celles coupées au Congo de Léopold Ier, roi des Belges), ni sur le livre récent de Jacqueline Lichtenstein, « Les Raisons de l’art » (la philosophe y réhabilite la main par rapport au cerveau – soit le « faire » par rapport au « pensé » – Léonard de Vinci y est mentionné pour son célèbre « Arte è cosa mentale » mais je ne résiste pas au bon mot d’Ida Tursic et Wilfried Mille pour qui l’art est aussi « chose emmental » !)

Ceci me permet d’arriver au déclic évoqué plus haut, quand je suis tombé sur la page 27.

La main de l’aquarelle de Vincent Puren est en effet dessinée « directement » sur le papier Hahnemühle 450 gr, acid free, en réserve, dirait-on. Le crâne (la chevelure ?) de l’homme est représenté en négatif, il est inachevé, il n’a même jamais commencé à être représenté – car le support d’origine est brut (jai acheté laquarelle pour en être sûr, car j’avais encore un doute en agrandissant limage au maximum sur l’iPad – bingo, cest le cas !-) 

Ce dispositif n’illustre-t-il pas subtilement le mariage de la main et de l’esprit, soit le mélange des deux constituants de tout travail ? Le bras coudé, le regard invisible (les yeux du personnage sont peut-être tendus vers l’horizon, ou peut-être fermés, tournés vers l’intérieur), la main qui touche l’arrière du crâne comme si elle invitait celui-ci à fournir des réponses – elle ne s’appuie pourtant que sur une « tache de papier » vierge – tout suggère qu’une pensée est à l’œuvre, que certaines pistes n’ont pas encore été explorées, qu’il reste des choses à découvrir, à comprendre, à faire dans ces espaces immaculés que sont les toiles, les papiers, les panneaux de bois – comme sont toujours à réenchanter les planches des théâtres, les scènes des musiciens, les plateaux de tournage.

« Hic sunt dracones », daccord, mais par quoi commencer, se demande quand même le personnage...

Et le marcel (duchampien), alors, qui donne son titre à l’aquarelle ?

Je surinterprète peut-être, mais il me semble que cette couleur rougeâtre du marcel est celle du sang, donc de la vie – Rrose Selavy –, laquelle bat et hante toujours les artistes, comme leurs amis, de face ou de dos.

Terminons avec une autre image sportive, où se mêlent habilement regards, dos et mains : celle du double au tennis de compétition. Le joueur au filet communique avec le serveur par gestes cabalistiques dans son dos. Il indique qu’il va volleyer ici ou là, qu’il souhaite que le serveur croise son service ou non, qu’il envoie plutôt sa balle « sur l’homme », etc. Ce bref dialogue à base de doigts, protégé par le dos du joueur au filet, est un délice graphique, lui aussi.

Merci Vincent !




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