Assange is free!
Julian Assange, la fin d’une très longue bataille
La dernière fois qu’il était apparu à l’air libre, c’était le 11 avril 2019 à Londres, dans des images saisissantes : Julian Assange, visage hâve mangé par une barbe hirsute, était traîné sans ménagement par la police britannique hors de l’immeuble du 11, rue Hans-Crescent, après près de sept années passées entre les murs de l’ambassade d’Equateur. Mardi, dans une vidéo et quelques photos postées sur X (ex-Twitter) par WikiLeaks, le visage de l’Australien de 52 ans est certes fatigué, mais le regard, qui fixe l’extérieur d’un hublot d’avion, se perd vers l’horizon. Heures suspendues, entre deux pays et entre deux états : Julian Assange n’est pas encore tout à fait libre, mais il n’est plus prisonnier.
À deux semaines d’une ultime audience en appel, gagnée de haute lutte, contre son extradition vers les Etats-Unis, le fondateur de WikiLeaks s’apprête à solder quatorze ans d’une saga diplomatico-judiciaire sans équivalent, après avoir conclu un accord de plaider coupable avec les autorités américaines. Lundi, la justice britannique lui a accordé la liberté conditionnelle pour lui permettre de quitter la prison de haute sécurité de Belmarsh, où il était incarcéré depuis cinq ans, deux mois et treize jours, et de s’envoler vers les îles Mariannes du Nord, archipel de la mer des Philippines, territoire américain le plus proche des côtes australiennes. Vol non commercial, faute d’autorisation, a indiqué sa femme Stella, qui lance un appel aux dons pour rembourser au gouvernement australien le coût de l’affrètement, soit 520 000 dollars (485 000 euros). Ce mardi en milieu de journée, l’appareil s’est posé à Bangkok, en Thaïlande, pour une pause technique ; il devait redécoller en soirée.
Un destin hors du commun
Mercredi à 9 heures à Saipan, la plus grande des îles Mariannes du Nord (soit une heure du matin à Paris), Julian Assange comparaîtra devant un tribunal fédéral. Selon des documents rendus publics par la justice américaine, lui qui faisait face à 18 chefs d’accusation plaidera coupable d’un seul : «l’association de malfaiteurs en vue d’obtenir et de divulguer illégalement des informations classifiées relatives à la défense nationale des Etats-Unis». Il devrait être condamné, d’après une source au fait du dossier citée par le New York Times, à soixante-deux mois de prison, déjà purgés en détention provisoire au Royaume-Uni. Puis s’envoler vers l’Australie, où l’attendent sa femme et ses deux plus jeunes enfants, nés lorsque leur père vivait reclus dans l’ambassade équatorienne.
Cet accord de plaider coupable, conclu le 19 juin selon un document de la Haute Cour de Londres, et dont les détails n’ont pas encore été rendus publics, n’est pas une totale surprise : quelques signes avant-coureurs avaient ouvert l’hypothèse d’une solution négociée. Interrogé par la presse en avril sur la demande d’abandon des poursuites émise par l’Australie, Joe Biden avait eu cette formule : «Nous y réfléchissons.» L’imminence d’une libération n’en est pas moins, pour la famille du fondateur de WikiLeaks comme pour ses soutiens, un «immense soulagement», comme l’explique à Libération Rebecca Vincent, la directrice des campagnes de l’ONG Reporters sans frontières (RSF). L’avocat français du chef de file de WikiLeaks, Antoine Vey, reste prudent tant que l’accord n’a pas été avalisé par le tribunal, mais se réjouit d’avoir vu «une image [de son client] où il n’est pas entravé».
C’est que, depuis les grandes publications de 2010 et 2011 (500 000 rapports secrets de l’armée américaine sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan, quelque 250 000 télégrammes diplomatiques, plusieurs centaines de documents sur les prisonniers de Guantánamo) qui ont valu à Assange d’être lourdement inculpé par la justice américaine, avec une peine théorique encourue de 175 ans de prison, son destin hors du commun n’a cessé de s’écrire sur un fil, jamais avare de lourds enjeux, de tensions extrêmes et de coups de théâtre.
Avec, pour commencer, le nœud gordien de deux procédures sur deux continents, l’une secrète, l’autre très médiatisée. Outre-Atlantique, après les publications des rapports de l’armée, un grand jury de Virginie a ouvert en 2010 une enquête sur WikiLeaks et son fondateur. La même année, en Suède, où Assange a séjourné, deux jeunes femmes l’ont accusé de violences sexuelles – lui affirmera toujours que les rapports étaient consentis – et le parquet demande au Royaume-Uni de l’extrader pour l’entendre comme témoin. L’Australien, lui, redoute qu’un aller vers Stockholm ne le conduise in fine derrière les barreaux d’une prison américaine. De détention provisoire à Londres en liberté conditionnelle dans un manoir du Suffolk, il épuise tous les recours que permet le droit britannique. Avant de se réfugier, le 19 juin 2012, dans l’ambassade d’Equateur, au terme d’une échappée rocambolesque – incluant lentilles de couleur, cheveux teints et fugue à moto – gravée sur pellicule par la documentariste américaine Laura Poitras dans son film Risk (2016).
Guerre de tranchées avec Washington
Suivent sept années de claustration, au fil desquelles se nouent et se recomposent les rapports de force entre Quito, Londres et Stockholm, sans oublier Washington dans le hors-champ. Mais c’est aussi, autour du 11, rue Hans-Crescent, le monde en général qui se recompose, et sans doute la cosmogonie d’Assange lui-même qui se déplace ou se désaxe sous l’effet de sa guerre de tranchées contre les Etats-Unis. L’épisode de la campagne présidentielle américaine de 2016, avec les publications par WikiLeaks de mails du camp démocrate – dont la fuite portait la marque du renseignement russe – et la mise à profit débondée du soutien des trumpistes les plus radicaux, laissera des traces profondes et lui coûtera bien des soutiens. L’aspiration à la transparence des pouvoirs, abîmée par la tenaille du «camp contre camp», a viré à la guerre de l’information.
Successeur en 2017 de Rafael Correa, le président équatorien Lenín Moreno traite de plus en plus ouvertement Assange en locataire indélicat. Jusqu’à ce jour d’avril 2019 où il le lâche définitivement : l’Australien est arrêté et conduit à la prison de Belmarsh. La procédure suédoise est brièvement rouverte, puis refermée – tous les faits allégués sont désormais prescrits. La justice américaine, elle, abat ses cartes. Sur les 18 chefs d’accusation à l’encontre d’Assange, 17 relèvent de la loi sur l’espionnage. Ce texte plus que centenaire a certes déjà été mobilisé pour poursuivre des lanceurs d’alerte, de Daniel Ellsberg, la source des «Pentagon Papers» de 1971 sur la guerre du Vietnam, à l’ancien sous-traitant de la NSA, Edward Snowden, en passant par Chelsea Manning, la source de WikiLeaks en 2010, condamnée trois ans plus tard à trente-cinq ans de prison, avant de voir sa peine commuée par Barack Obama en janvier 2017. Une autre sous-traitante de la NSA, Reality Winner, a écopé en 2018 de soixante-trois mois de prison – elle a depuis été libérée pour bonne conduite.
Mais c’est la première fois que ce texte est utilisé pour poursuivre un éditeur. L’administration Obama s’y était d’ailleurs refusée, de crainte, précisément, de fragiliser la protection de la liberté de la presse. Une retenue balayée par l’équipe Trump… Les organisations de défense des droits humains et de liberté de la presse, et nombre de grands médias, dénoncent la procédure américaine. Une nouvelle séquence judiciaire s’ouvre. Elle sera longue et éprouvante, alors que la famille et les soutiens d’Assange ne cessent d’alerter sur son état de santé, de plus en plus précaire. Début 2021, pourtant, il a remporté une bataille d’importance : en première instance, la justice britannique a rejeté son extradition, faisant valoir sa fragilité psychique et le risque qu’il se suicide s’il venait à être incarcéré aux Etats-Unis. Mais par la suite, de recours en recours, les revers s’accumulent.
En juin 2022, Priti Patel, alors secrétaire d’Etat à l’Intérieur, avalise la remise du chef de file de WikiLeaks aux autorités américaines. L’équipe de défense de ce dernier continue à ferrailler. En mai 2024, enfin, l’espoir renaît pour Assange et ses proches : la Haute Cour de Londres lui accorde un nouvel appel. Au cœur des débats : la possibilité, ou non, d’invoquer la protection du premier amendement de la Constitution américaine. Et donc la conformité de l’extradition à la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la liberté d’expression, et à la loi britannique sur l’extradition de 2003, qui proscrit la discrimination en raison de la nationalité.
Le précédent créé est bien là
Prévue les 9 et 10 juillet, cette nouvelle audience deviendra caduque sitôt que le tribunal de Saipan aura statué. Est-ce parce que le vent judiciaire commençait à tourner que les discrètes négociations autour d’Assange, en cours depuis plusieurs semaines, ont fini par aboutir ? Pour Rebecca Vincent, «les Etats-Unis ont peut-être réalisé que leur dossier n’était pas aussi solide qu’ils l’avaient d’abord pensé», mais l’épilogue en cours est surtout le résultat d’une combinaison de facteurs : «la diplomatie, les campagnes publiques, la couverture médiatique, la bataille juridique». Selon un ex-diplomate anonyme cité par l’AFP, le Premier ministre australien, Anthony Albanese, en fonction depuis 2022, avait fait de la libération d’Assange une priorité.
Comme nombre d’autres ONG, RSF, qui a salué «une victoire pour la liberté de la presse et l’aboutissement d’une campagne de plusieurs années en faveur de la justice», avait appelé l’administration Biden à abandonner l’ensemble des poursuites à l’encontre du fondateur de WikiLeaks. Mais il y aura bien, au final, une condamnation pour l’obtention et la divulgation d’informations couvertes par le secret-défense américain. Au-delà du soulagement, le précédent redouté est bien là : «Pour la première fois en plus de cent ans d’histoire de la loi sur l’espionnage, les Etats-Unis ont obtenu une condamnation en vertu de cette loi pour des actes journalistiques élémentaires», a fustigé David Greene, directeur des libertés civiles de l’Electronic Frontier Foundation. «J’espère qu’on est en train de vivre la fin de cet épisode Assange, souligne l’avocat français Antoine Vey, mais cela ouvre un chapitre beaucoup plus grand sur la protection des journalistes et de leurs sources au XXIe siècle.»
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