Gilles Cohen
Pour Gilles Cohen
Nous étions en train
d’écrire un article consacré aux variantes du jeu du Morpion – Oxo
en Belgique, Tic-Tac-Toe aux USA, Noughts and Crosses au Royaume-Uni
– quand survint l’annonce de la mort de Gilles. Les croix dessinées pour le
brouillon de l’article nous évoquèrent aussitôt un cimetière – ou l’un de ces
champs de ruines mélancoliques peints par Anselm Kiefer. Requiescat in pace,
Gilles, et sois remercié pour nous avoir ouvert les portes de Tangente. Comme tu
aimais les jeux de société, nous avons décidé de terminer ce papier et de le dédier
à ta mémoire.
Le Morpion, donc, et sa grille 3 x 3 en forme de croix.
Il y a 5478 grilles possibles (la première est vide), mais si l’on enlève les positions
illégales (celles qui comportent 6 symboles identiques, par exemple) et si l’on
supprime les positions symétriques (par miroir ou rotation) il n’en reste que
765. Sous l’apparente complexité se cache pourtant une chose que tout le monde
sait : le Morpion traditionnel finit en partie nulle si les deux
adversaires jouent de manière optimale. La variante qui-perd-gagne (où
chaque camp essaie de ne pas aligner trois de ses symboles) est à peine plus
enthousiasmante : celui qui joue en premier peut toujours annuler. La
version « Sauvage » du Morpion permet aux adversaires de tracer des
croix ou des ronds, comme ils le souhaitent : le premier qui aligne trois
symboles identiques gagne. Il y a pourtant des choses plus consistantes, le « Notakto »,
par exemple (No Tac Toe), où les joueurs n’utilisent que des croix. Son
originalité vient du fait que l’on joue sur plusieurs grilles à la fois ! Avec
trois grilles, par exemple, le joueur en second disposera de (3 x 9) – 1 = 26
emplacements où poser sa croix. Le perdant sera celui qui réalisera le dernier
alignement d’une partie complète. Une autre variante amusante introduit une
part de hasard dans le jeu. L’Oxodé, comme son nom l’indique, se joue sur une
grille 3 x 3 avec un dé traditionnel que l’on lance avant chaque coup. Le 1 et
le 2 obligent le joueur à placer une croix, le 3 et le 4 un rond, le 5 et le 6 à
supprimer un symbole de la grille. Gagne celui qui aligne trois symboles
identiques. Notons qu’une partie d’Oxodé peut se poursuivre à l’infini !
La dernière variante est la plus folle. Elle porte le nom de « Morpion
ultime » et présente un petit côté fractal des plus agréables à l’œil. On
joue en effet sur une grille 3 x 3 où chaque case est elle-même occupée par…
une grille-miniature 3 x 3 ! Remporter l’une des petites grilles vous
permet de marquer de votre symbole la case correspondante de la grande grille.
Le plus intéressant, dans cette variante, est que vous pouvez obliger l’adversaire
à jouer son coup suivant dans une mini-grille bien précise.
On peut panacher plusieurs règles ci-dessus, essayer
d’aligner sur un quadrillage infini 4 symboles plutôt que 3, jouer dans le
volume d’un cube, voire dans un tesseract, comme celui sur lequel Dali crucifia
le Christ en 1954. Tout nous ramène à la mort, décidément, dans ce papier – et
à la beauté mathématique aussi, à laquelle tu œuvras. Adieu Gilles.
____________________
(c) Éric Angelini pour Tangente #215, 30 novembre 2023.
SCIENCES
DÉFIS MATHÉMATIQUES
Gilles Cohen, créateur d’énigmes et infatigable passeur de mathématiques, est mort.
Enseignant, éditeur et inventeur de problèmes, cet amoureux des mathématiques aura inlassablement partagé les beautés de sa discipline, dans un esprit ludique.
Par Hervé Morin pour Le Monde, publié le 21 novembre 2023
Lors de notre première rencontre, il y a plus d’un quart de siècle, Gilles Cohen n’avait pas résisté à la tentation de nous proposer une petite énigme, pour expliquer ce qui avait poussé ce professeur de mathématiques au lycée Saint-Louis (Paris) à créer, dix ans plus tôt, en 1986, le premier championnat de jeux mathématiques. « Dans un village chinois, 33 familles ont chacune une, deux ou trois bicyclettes. Sachant qu’il y a autant de foyers possédant un ou trois vélos, combien y a-t-il de bicyclettes dans le village ? » Il y a trois méthodes pour résoudre cette énigme, et Gilles Cohen regrettait que l’éducation nationale privilégie le plus souvent la plus académique, celle faisant appel à des équations, alors que les deux autres mobilisent tout autant esprit logique et intuition.
Mort soudainement le 19 novembre, à l’âge de 71 ans, Gilles Cohen était tout entier dans cette petite énigme retorse, ludique et éclairante, et dans les milliers d’autres qu’il a inventées dans sa carrière d’enseignant, d’organisateur de compétitions et de salons, et d’éditeur de revues mathématiques. Les lecteurs du Monde s’y sont frottés pour la première fois le mardi 21 janvier 1997, date de naissance d’« Affaire de logique », dont le problème n° 1, signé avec Elisabeth Busser, était intitulé « Désordre au bureau ». Cette chronique hebdomadaire titille toujours les amateurs de jeux mathématiques, chaque semaine, dans notre cahier « Science & médecine », depuis septembre 2011.
« Il n’était pas que mathématicien. »
« C’était quelqu’un de très fin, très cultivé, en littérature et histoire de l’art, se souvient Elisabeth Busser. Il savait s’attirer des sympathies et assurer la cohésion d’une équipe. » Elle l’avait rencontré en 1991, lors d’une journée de rassemblement de professeurs de maths. Enseignante à Colmar, elle présidait alors l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public. Il lui avait proposé de collaborer à la revue Tangente, qu’il avait créée en 1987. Cette publication, sous-titrée « L’aventure mathématique », destinée aux lycéens, a été rejointe par plusieurs revues sœurs, dont sa variante pour les enseignants Tangente Éducation. Les éditions Pôle, qu’il avait fondées, publient aussi Jouer bridge, jeu auquel il excellait − « Il a participé aux championnats du monde », rappelle Elisabeth Busser.
Vulgarisateur dans l’âme
« Tangente était le premier magazine où l’on pouvait croiser les mathématiques, et beaucoup de lecteurs en gardent une image sentimentale, de déclencheur », témoigne Roger Mansuy, qui a découvert ce bimestriel lorsqu’il était élève en classe préparatoire, où il enseigne désormais. Il en est bien plus tard devenu un collaborateur régulier. « Gilles Cohen était hyperactif, on le croisait sur chaque événement mathématique, se souvient-il. Il a fait émerger des vulgarisateurs, des médiateurs et même des enseignants. »
Gilles Cohen avait lui-même pris goût aux mathématiques au collège. Reçu à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, il passe l’agrégation de maths en 1974, rejoint en 1983 le lycée Saint-Louis, où il est un pilier de la prépa maths spé jusqu’en 2005. Vulgarisateur dans l’âme, il multiplie les conférences dans les lycées, mais il s’adresse aussi à ses collègues enseignants, proposant des formations sur la pédagogie des jeux, y compris à l’étranger, notamment en Tunisie − il était né à Tunis, le 11 décembre 1951.
Il avait créé le Comité international des jeux mathématiques (CIJM), qui organise chaque année à Paris, fin mai, le salon Culture et jeux mathématiques. Ces derniers jours, il était tout à la préparation d’une journée sous l’égide de Tangente, le 3 décembre, au Musée des arts et métiers. L’événement est maintenu. En revanche, Elisabeth Busser et Jean-Louis Legrand, qui concoctaient avec lui « Affaire de logique », n’ont pas le cœur à continuer. « Il était l’âme de cette rubrique, sans lui, nous n’arriverons pas à poursuivre », dit Elisabeth Busser.
[À travers « Affaire de logique », Gilles Cohen partageait depuis plus de vingt-cinq ans avec nos lectrices et lecteurs sa vision ludique des mathématiques et sa curiosité insatiable pour cette discipline. Le Monde présente ses plus sincères condoléances à sa famille, à ses proches et à toutes celles et ceux qui l’ont connu et apprécié. J. Fe.]
Hervé Morin
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