Bouts de Bouts
Nous sommes à Louvain (« l’ancienne », Leuven) pour l’expo
Dieric Bouts, créateur d’images au Musée M
Nous prenons des places pour 15:00 – marchons un peu, visitons la Sint-Pieterskerk ci-dessous, déjeunons chez Agora
Beaucoup de tableaux dans l’église – avec du sang et des décapitations partout
(nos affreux temps présents n’ont rien inventé, semble-t-il)
Déjeuner ici, en pensant à autre chose (le kipfilet/frites, pour mourir)
On entre finalement dans le Musée M – le choc est immédiat avec cette première grande œuvre de Dieric B.Oui, vous avez
compris (au second rabord) qu’il ne s’agit pas d’une rôtissoire mais de l’extraction
méthodique et calme d’un intestin. Celui de saint Érasme. Lequel intestin est enroulé dans l’indifférence générale semble-t-il –
dont celle du supplicié, stoïque. On se rapproche en lisant Wikipédia.
> Saint Érasme de Formia, né vers 253 et mort vers 303, est aussi connu sous le nom de saint Elme. C’est un saint, un évêque et un martyr chrétien. Il est également le saint patron des marins. Le feu de Saint-Elme s’appelle ainsi en son honneur.
> Les Actes de saint Elme
ont été en partie compilés à partir de légendes qui le confondent avec un
évêque syrien, Érasme d’Antioche.
> Jacques de Voragine, quant à lui, le montre dans sa Légende dorée, comme un évêque à Formia (évèque de toute la Campanie), comme un ermite sur les montagnes libanaises et comme un martyr lors des persécutions de l’empereur romain Dioclétien.
> Érasme fut en effet
appelé à comparaître devant un juge et les persécutions de Dioclétien
commencèrent. On le recouvrit d’abord de crachats puis il fut battu. On le
tortura ensuite mais Érasme supportait tout... presque avec enthousiasme. On le
jeta finalement dans une fosse contenant des serpents et des vers, puis de l’huile
bouillante et du soufre furent versés sur lui – mais « il restait à l’intérieur
comme s’il se trouvait dans de l’eau fraiche, remerciant et louant Dieu ». La
foudre et le tonnerre vinrent frapper ses opposants et sauvèrent Érasme car le
saint était protégé des éclairs. Dioclétien le fit alors jeter dans une seconde fosse mais un ange vint le délivrer en tuant là aussi les vipères et les vers.
> Vint ensuite l’empereur
romain Maximien Hercule qui, d’après Jacques de Voragine, « [...] était bien
pire que Dioclétien ». Comme Érasme ne voulait pas s’arrêter de prêcher l’Évangile,
il fut à nouveau persécuté, notamment en le plongeant dans un bain bouillant
(lequel lui fut en surcroît versé dans la bouche) et en l’enfermant dans une
combinaison de métal brûlant. Un ange finit par le mettre en sécurité. L’empereur
en fut contrarié, récupéra Érasme et le fit enfermer dans un tonneau rempli de
pointes saillantes, lequel il fit rouler du haut d’une montagne. Un ange le
soigna et le guérit à nouveau. D’autres tortures s’ensuivirent : « Ses dents
furent [...] retirées hors de sa tête avec des pinces de fer. Après qu’ils l’eurent
attaché à un poteau, ils le rôtirent sur une grille de fer, clouèrent des clous
métalliques dans ses doigts, puis arrachèrent ses yeux hors de sa tête avec
leurs mains, après avoir jeté l’évêque à terre nu et avoir attaché son cou, ses
bras et ses jambes avec de forts cordages à des chevaux, afin que les veines de
son corps éclatent. »
> Cette version de la
Légende dorée ne raconte pas comment Érasme pris la fuite sur le mont Liban et
survécut en se nourrissant de ce que les corbeaux lui apportaient à manger.
Lorsqu’Érasme fut capturé à nouveau, il fut amené devant l’empereur et battu,
puis enduit de poix, laquelle on enflamma (comme pour les premiers chrétiens dans
les jeux de Néron). Il survécut encore, fut jeté en prison avec l’intention qu’il
y mourut de faim mais Érasme parvint tout de même à s’enfuir.
> On le reprit et tortura
de nouveau dans la province romaine d’Illyricum car il continuait de prêcher
ardemment et de convertir de nombreux païens au christianisme. Finalement, d’après
la légende, on lui ouvrit le ventre et ses intestins furent enroulés autour d’un
cabestan. Cette légende tardive pourrait s’être développée en interprétant une
icône le montrant avec un cabestan, ce qui pourrait expliquer son patronage des
marins.
La date portée sur le cadre en bas à droite nous fit cependant tiquer :
C’est quoi ce 4 arabe planté au milieu de chiffres romains ?! Le cartel et le catalogue indiquent que l’œuvre a été peinte « vers 1460-1464 ».
De retour à la maison, je posai par courriel la question à mes experts favoris (Alain et Anne-Doris). L’impeccable explication arriva dans la nuit :
Anne-Doris
> Je me
disais que la réponse devait être dans un article de monsieur Chatelet, dont
les cours étaient si barbants mais le savoir immense, et il se pourrait que
dans « Sur un jugement dernier de Dieric Bouts », où il parle aussi
des tableaux de justice, il en parle, mais je n’ai, sur Jstor, que la première
page :
Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 16 (1965), pp. 17-42 (26 pages)
Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 16 (1965), pp. 17-42 (26 pages)
> J’ai la
flemme de chercher ailleurs ce soir. Idem pour l’autre possibilité, mais qui
doit être la bonne je pense : une Américaine, que je n’avais jamais lue sur ce
sujet, écrit dans une note que d’après Schöne, l’inscription sur le cadre
date de 1889. C’est donc là-dedans :
Dieric Bouts und seine Schule. Mit 90 Bildtafeln : Schöne, Wolfgang
Édité par Berlin,
Verlag für Kunstwissenschaft, 1938
> d’après elle p.85, mais elle ne précise pas l’édition, ni la langue de l’édition, évidement.
Dieric Bouts und seine Schule. Mit 90 Bildtafeln : Schöne, Wolfgang
> d’après elle p.85, mais elle ne précise pas l’édition, ni la langue de l’édition, évidement.
Alain :
> Impossible de mettre la main sur le second ouvrage qu’Anne-Doris cite et en plus je ne lis pas l’allemand, mais dans Jstor je sais me dépatouiller. Donc voici ce que dit ce Monsieur Chatelet (...) à la page 33 de son article :
> Le triptyque se lit de gauche à droite. À gauche, saint Jérôme, le traducteur de la Bible en latin, ouvre la Vulgate, fait entrer le spectateur dans la lecteure du livre. La Bible est un testament : elle atteste la Parole de de Dieu, comme le martyre atteste la Foi. Le martyre est donc proposé ici comme équivalent, ou supplément de la lecture biblique : il est au centre ce que l’on voit après qu’à gauche on a ouvert le Livre. La légende tardive du martyre de saint Érasme ne se trouve évidemment pas dans la Bible : mais c’est justement la fonction du triptyque que de consruire pour ce Martyre un artefact de légitimité biblique. Enfin, à droite, saint Bernard tient le livre refermé et le monstre de l’irreligion muselé à ses pieds: le spectacle du martyre a fait son effet et la Foi a triomphé.
> Le tableau auto-célèbre ainsi, en quelque sorte, son efficacité performative, dans laquelle le panneau central joue le rôle décisif. Le peintre recourt au système de signes médiéval qui permet d’identifier les personnages : derrière la tête de saint Érasme est posée sa mitre d’évêque, comme Jérôme est signifié par le lion qui l’accompagne et Bernard par l’hérésie muselée à ses pieds. Saint Érasme est accompagné du rouge comme Jérôme, et du noir comme Bernard : comme le premier il a exercé des fonctions temporelles dans l’Église ; comme le second il a embrassé la vie monastique. De gauche à droite, on ne passe donc pas seulement du livre ouvert au livre refermé, mais aussi du rouge au noir, du pouvoir temporel au pouvoir spirituel de l’Église.
> Les deux bourreaux aussi s’opposent : le premier, à gauche, boiteux et contrefait, porte impassible la laideur repoussante du supplice. C’est par cet aspect, matériel, trivial, du martyre qu’on entre dans la scène. Le second bourreau, presque gracieux, se mord les lèvres et exprime sa compassion : c’est dans cet état qu’on doit sortir de la scène pour conclure avec saint Bernard. (...)
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Versions internet des images du Martyre (on peut les cliquer pour en voir les détails)
Pietro Testa
Poussin
Orazio Borgianni
Sebastiano Ricci
Wiki-rappel
> Dieric Bouts (Dirk Bouts, Dirk Bouts le Vieux) serait né à Haarlem vers 1415. Ses premières œuvres témoignent de l’influence de Van der Weyden mais également de Petrus Christus. À la fin des années 1450, il épouse une certaine Katharina van der Brugghen, issue de la bourgeoisie louvaniste, alors en pleine expansion économique et artistique (l’Université de Louvain a été fondée en 1425). Il aura d’elle quatre enfants dont deux, Dirk II (ou le Jeune) et Albrecht Bouts deviendront également peintres. En 1468, il est nommé peintre officiel de la ville de Louvain. En 1473, deux ans avant sa mort, il épouse en secondes noces Elisabeth Van Voshem.
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Près de 600 ans après leur réalisation, le Triptyque du Martyre de Saint Érasme et le Polyptyque du Saint-Sacrement (ci-dessous, avec la Cène pour panneau central) figurent toujours dans la collégiale Saint-Pierre (la Sint Pieterskerk, donc). Ces deux œuvres ont été déplacées au Musée M pour l’occasion, elles encadrent l’expo, début et fin. Voici le Polyptyque de Wikipedia (bien plus beau ici que sur les photos du taulier, n’hésitez pas à cliquer) :
[Ayant appris que Loth, son neveu, était tombé aux mains des « quatre grands rois », Abraham les attaque par surprise avec ses partisans et le délivre. Lorsqu’il revient triomphalement au pays de Canaan, où il s’est établi, il est accueilli par Melchisédech, roi de Salem et grand prêtre de Dieu, qui lui apporte du pain et du vin. Cette rencontre est ensuite interprétée comme une préfiguration de l’Eucharistie, et la venue de Melchisédech comme une annonce de celle du Christ]
En bas à gauche, le Repas de Pâques
Au centre, la (dernière ?) Cène
Après le Martyre de Saint Érasme, nous sommes accueillis par des vitrines pleines de documents papier et de bibles enluminées. Au fond, nous tombons sur ceci :
Il s’agit de Veronica/vera icon, bien sûr.
Une toile en mauvais état (mais spectaculaire avec ses rubans de mots) est disposée juste à côté
Les Dieric Bouts authentiques arrivent ensuite au compte-goutte, dans un couloir sombre (il est souvent difficile de distinguer sa main propre de celle de son atelier – ou de son fils Albrecht)
Portrait d’un homme, Dieric Bouts, 1462 (sur le mur)
La tête de Jean-Baptiste « in disco » ci-dessous est d’Albrecht
... une dernière représentation en relief (par un artiste inconnu)
... cette merveille c’est le petit tableau ci-dessous, avec sa pièce d’étoffe qui sépare les figures humaines du fond (le paysage) – sans y parvenir (volontairement). On passerait la journée à détailler ce chef d’œuvre...
Quand les peintres commencent à se célébrer eux-mêmes, ils y vont doucement
et préfèrent, dans un premier temps, représenter saint Luc
et les enfants de dos citent le chancelier Rolin (qui date, lui, de 1435)
Larousse : Déploration du Christ, scène de la Passion où le corps du Christ mort gît sur la pierre de l’onction ou sur les genoux de sa mère, pendant que Marie, sainte Madeleine, saint Jean s’abandonnent à leur douleur.
Ici aussi, du sang, des larmes... et de la peinture qui coule jusqu’aux orteils du Christ.
La dentelle noire et sexy (ahem...) de Madeleine est splendide
Tiens, que fait cette image de Star Wars là au fond ? Il y en a plein d’autres...
elles montreraient l’influence toujours actuelle de Bouts sur « les créateurs d’images
» contemporains... Les commissaires (probablement ivres morts) ont aussi mobilisé Beyoncé
dans l’expo – et des tas d’autres personnes ejusdem
farinae... Glissons...
« Mon atelier, van der Goes et moi allons nous partager le travail car le gars en X (auparavant Twitter), au centre du panneau central, a l’air costaud... »
... qui tirent à droite...
Une mention aux vêtements du malheureux Saint Hippolyte (étymologiquement « celui qui détache les chevaux » – et pour le coup, ici, « celui qui est détaché par les chevaux... »)Wikipedia
> Saint Hippolyte est un romain du IIIe siècle, officier de
la garde du corps de l’empereur Dèce, qui fut chargé de la surveillance en
prison du diacre saint Laurent. Édifié par la conduite de ce dernier, Hippolyte
se convertit au christianisme et fut baptisé par Laurent avec les dix-neuf
personnes de sa maison. Laurent fut martyrisé à cause de sa foi en 258, à Rome.
La tradition rapporte qu’après son martyre, Hippolyte alla l’enterrer
secrètement dans la propriété de la veuve Kyriaquie, en compagnie du prêtre
Justin. Hippolyte fut dénoncé et bientôt arrêté, mais un ange vint le délivrer et le
transporta dans sa maison, où il fit de touchants adieux à ses parents et à ses
serviteurs. Hippolyte leur offrit un festin et tous se trouvaient attablés quand les
soldats surgirent. Ils s’emparèrent à nouveau d’Hippolyte pour le conduire devant
l’empereur Valérien. Espérant vaincre sa résolution, l’empereur le fit revêtir
de ses ornements militaires et lui promit de plus grands honneurs encore. Mais Hippolyte
resta inflexible et déclara qu’il ne souhaitait plus qu’un seul honneur : celui
de servir dans la milice du Christ.
Flagellé avec des chaînes portant à leurs extrémités des
crochets, Hippolyte fut attaché à des chevaux sauvages qui le traînèrent sur une
longue distance. Il ne survécut pas à ce traitement et mourut, précédé de peu
par sa nourrice, Concordia, et les gens de sa maison qu’il avait convertis.
Je ne sais plus de qui est ce Couronnement de la Vierge : van der Goes ? Non, c’est Dieric Bouts (après vérification)
... en voici justement une autre, de sphère (dans un tableau juste à côté du Bouts)
(de G à D : avant, pendant, après)
Ma version (photo) du Dîner chez Simon le Pharisien et celle de Wikipedia (ci-dessous)
Vous connaissez la passion du taulier pour le pain peint
C’est étrange, j’aimerais que l’on m’explique ces deux fenêtres...
Le poisson a été longtemps le symbole du Christ, non ?
Ci-dessus, au Louvre-Lens : « Poisson à la croix, symbole de Jésus-Christ, vers 400-500 après J.-C. »
(j’aurais mis « vers 400-500 après poisson »)
Le diptyque « Paradis » /« Enfer » est sidérant...
ou « Ascension des élus » /« Chute des damnés »)
L’œil se promène bien plus dans le second panneau que dans le premier...
(les versions internet du diptyque sont ci-dessus, mes photos perso avec cadres, détails et reflets ci-dessous)
D’autres Bouts (en vrac), absents de l’expo – c’est vraiment le « peintre du silence » comme on l’a surnommé (paraît-il).
Une copie du Deuil de la Vierge (de Bouts)
Mise au tombeau et résurrection
Christ avec couronne d’épines
Adoration des mages (avec saint Christophe, pieds dans l’eau, à droite, et panneau central ci-dessous)
Attention, gore à souhait...
(l’explication ci-après vaut la peine d’être lue jusqu'au bout)
> Dirk Bouts
était le peintre le plus célèbre de la cité lorsqu’en 1468, les autorités
communales de Louvain lui commandèrent ces deux panneaux de justice. Il était d’usage
de décorer la salle de justice des hôtels de ville d’un tableau édifiant,
représentant un jugement célèbre.
> Il s’agit ici
du récit d’une erreur judiciaire, rapportée par la légende mais dont le
protagoniste est un personnage historique : Othon, troisième du nom, souverain
du Saint-Empire. Le récit de La justice d’Othon s’articule en deux
épisodes exposés sur deux panneaux :
> Le
supplice de l’innocent
> Othon écoute son épouse accuser un comte de sa
cour de l’avoir convoitée. C’est une calomnie, mais l’empereur n’en soupçonne
rien ; le courtisan est condamné à mort.
> La scène
centrale montre l’ultime entretien entre l’innocent mené au supplice et sa
femme consternée. Le premier plan illustre la décollation, célébration
solennelle de l’iniquité. La comtesse recueille des mains du bourreau la tête
du supplicié et s’instaure vengeresse de sa mémoire.
> L'épreuve du feu
> La comtesse demande raison à l’empereur, se soumettant au
jugement de Dieu pour prouver l’innocence du défunt. Le fer rougi qu’elle tient
sans douleur témoigne de l’intervention divine en sa faveur.
> Détrompé, atterré
par son irréparable sentence, Othon condamne sa propre épouse, que l’on voit
brûlée vive, à l’arrière-plan du tableau.
Bye bye ! (par l’atelier de Dieric)
Relu dans le détail, après ma visite au M, les documents et commentaires que tu nous as présentés. Très enrichissants et bienvenus, d'autant que l'audioguide m'avait laissée sur ma faim.
RépondreSupprimerEsthétiquement, la manière de Dieric Bouts me déplaît, trop figée à mon goût mais le contexte religieux et historique offre une captivante valeur ajoutée.
Merci pour la compilation d'infos et tes ressentis :-)
Merci pour ce commentaire -- quel artiste qd même (et je crois que le côté "figé" que tu pointes... est voulu par Bouts !-) Il fallait se démarquer des pratiques du temps, se singulariser (pour vendre !-), apparaître comme "nouveau et intéressant !
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