Quentin spécule, ose
Quand Tarantino tarantine au Grand Rex : « Moi, ce que je veux, c’est spé-cu-ler »
Dans un Grand Rex plein comme un œuf (2700 places vendues entre 44 et 77 euros, quand même), un plaisir de fin gourmet : écouter Quentin Tarantino paraphraser à la sulfateuse son bouquin tout en reprenant l’anglais de Thierry Frémaux, grand ordonnateur cannois dans son rôle habituel de monsieur Loyal, les neurones encore concassés par ses cinq projos quotidiennes. « SO, what he is asking is… » Et l’Américain de partir en freestyle sans relance pour dix bonnes minutes, sans jamais toucher au ballon de rouge mis à disposition, l’audience suspendue à ses lèvres, de gré ou de force, les téléphones consignés dans des pochettes anti-cancellation scellées avec zèle (la raison officielle, dixit QT : « J’en ai marre que les gens aillent sur IMDb quand je cause. Je PARLE putain, googlez les références plus tard. »)
L’éternel cinéaste adulescent désormais sexagénaire (le temps passe) est en tournée à guichets fermés pour écouler son deuxième livre après la novélisation de Once Upon a Time… in Hollywood parue en 2021. L’ouvrage en question, intitulé Cinéma spéculations, en est d’ailleurs presque le prolongement, s’attachant à décrire les films les plus marquants suivant la révolution des « Movie Brats » (la génération des Coppola & Cie) dans les années 1970. À la croisée du recueil de ruminations critiques, de la collection d’anecdotes très informées et du memoir initiatique à l’américaine, l’ouvrage est l’aboutissement logique, voire ultime, de son érudition monomaniaque couplée à son goût irrépressible de la théorie scabreuse, affirmé dès le prégénérique de Reservoir Dogs (la fameuse exégèse de Like a Virgin).
Enfant solitaire
On peut ainsi y lire un panégyrique de l’art «minimaliste» de Steve McQueen, la star qui arrachait ses propres pages de dialogues et laissait sa femme choisir ses scénarios ; une dissection contre-intuitive de la carrière de Brian De Palma, qui serait passé de cinéaste de la contre-culture hippie à maître de l’horreur autant par calcul commercial que par simple amour de la technique en lançant une OPA sur le seul genre où l’on pouvait alors bouger la caméra ; un tacle bien senti visant Scorsese et son hypocrisie face à la violence (et sa lâcheté, dixit Tarantino, d’avoir renoncé à caster un Afro-Américain dans le rôle du mac dans Taxi Driver), etc. Toujours passionnant, souvent drôle, parfois gênant : Tarantino quoi.
Ce qui élève cette collection d’essais au-dessus du plaisant bavardage geek tient aux deux chapitres à haute teneur autobiographique qui l’enchâssent, offrant une sorte d’« origin story » franchement émouvante du phénomène (du monstre ?) tarantinien. L’histoire de « Little Q », gosse angeleno des « funky seventies » bringuebalé partout par Connie, sa mère célibataire en coloc. « Trois femmes sexy […] avec un faible pour les athlètes. Une blanche, une noire, une Mexicaine, partageant un appartement avec le garçon de dix ans de la blanche : nous étions quasiment une sitcom », écrit-il. Sous prétexte que le cinoche est moins flippant que les infos (on est en plein triptyque Manson-Vietnam-Watergate), Connie le traîne dans les doubles séances les plus sulfureuses de l’époque (exemple : la Horde sauvage et Délivrance infligés un même soir, à 11 ans !), en compagnie de ses amants plus ou moins réguliers, auquel l’enfant solitaire s’accroche « comme une sangsue », faute de figure paternelle.
Un jour, Reggie, un des petits amis noirs de sa mère, amène le jeune Quentin dans les quartiers chauds pour un marathon Blaxploitation. « C’était sans doute l’expérience la plus masculine à laquelle j’avais jamais pris part », reconnaît-il dans Cinéma spéculations. « À compter de ce jour, j’ai passé plus ou moins toute ma vie à aller voir des films et à en faire en essayant de recréer l’expérience du visionnage du tout nouveau film avec Jim Brown [la star virile du genre, ndlr] un samedi soir, dans un cinéma de 1972. » L’aveu d’une évidence qui crève les yeux de quiconque a un jour vu ses films : Tarantino est resté ce gamin-là, qui fait le mariole et le dur pour ne pas rester seul. Devant le public parisien, le réalisateur a raconté comment il a baissé la garde : « Je n’étais pas parti pour écrire des choses super personnelles. Mais c’est venu naturellement, et, même si je sentais que c’était un peu facile [« cheap » en VO], j’ai vite pigé que c’était ce que les lecteurs attendaient, et j’en ai remis une couche… »
Apartés avec le gratin du cinéma
Le charme du livre tient à cette façon d’hybrider cet enthousiasme enfantin jamais démenti (n’y sont abordés que des films vus en salle dans ces années fondatrices), avec le savoir et le statut du cinéaste aujourd’hui, insider en haut de la chaîne alimentaire hollywoodienne. Pour asseoir ses théories, il convoque des apartés avec le gratin du cinéma mondial comme des entretiens avec des figures de l’ombre. Tout comme il s’octroie aussi le droit de ne pas vérifier, notamment lorsqu’il imagine comment De Palma aurait tourné Taxi Driver (le scénario lui était apparemment destiné en première intention). « Bien sûr, j’aurais pu lui passer un coup de fil, lance-t-il, bravache, devant le public du Grand Rex. Mais j’en ai rien à foutre de ce que Brian a à en dire quarante ans plus tard. Moi, ce que je veux, c’est spé-cu-ler. »
A ce propos, le réalisateur, qui a juré que son prochain et dixième film serait le dernier, a confirmé quelques rumeurs le concernant. Oui, il devrait commencer cet automne le tournage de son dernier script intitulé The Movie Critic, à l’intrigue située en 1977 (la boucle est bouclée). Mais, non, ce ne sera pas un biopic de Pauline Kael, la pythie du Nouvel Hollywood. « Ça, c’est n’importe quoi, [les journalistes] ont sorti ça de leurs culs. » Autrement dit : pure spéculation.
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