Droites toutes
Mauvaises fréquentations
Houellebecq, Tesson et Moix : leurs liaisons sulfureuses avec l’extrême droite dénoncées dans un livre
Le 22 mars sortait en salles l’adaptation cinématographique du récit autobiographique de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs (Gallimard 2016), avec Jean Dujardin dans le premier rôle. Un acteur populaire dans la peau d’un auteur qui l’est tout autant. Dans ce livre publié en 2016, le plus célèbre des «écrivains-voyageurs» français raconte sa reconstruction, grâce à sa traversée de la France à pied, après sa terrible chute du toit d’un chalet de Chamonix : plus de 230 000 exemplaires écoulés avant sa sortie en poche. Chacune de ses traversées dans les lointaines contrées rencontre un important succès critique et public. La Panthère des neiges (Gallimard, 2019), son prix Renaudot, s’est vendu à plus de 700 000 exemplaires (toutes collections confondues) et a lui aussi été adapté au grand écran. Les cinéphiles ne le savent peut-être pas mais Sylvain Tesson n’est pas seulement un aventurier amateur de bivouac et de longues marches dans les hauts plateaux du Tibet.
Quand il pose ses valises à Paris, le baroudeur entretient d’étroites relations avec l’extrême droite intellectuelle. Comme en 2018, lorsqu’il reçoit dans son duplex avec vue sur Notre-Dame trois représentants de la Nouvelle Droite et son magazine Eléments, dont le philosophe Alain de Benoist, cofondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), un cercle de pensée identitaire. La rencontre débouche sur six pages d’entretien dans Eléments qui consacre sa une à l’écrivain.
Une complaisance avec les idées de la droite la plus radicale
Deux ans plus tard, Tesson honore de sa présence une rencontre à Paris avec Julien Hervier, le biographe d’Ernst Jünger, auteur nationaliste allemand controversé, comme le révèle l’Express. L’événement a lieu à la Nouvelle Librairie, dont les éditions du même nom promeuvent toute la littérature d’extrême droite, du dernier livre de Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement», au Camp des saints (1973) de Jean Raspail, roman imaginant la submersion de l’Europe par des immigrés, auquel Tesson voue un culte et rend hommage depuis ses tout premiers écrits.
Ce compagnonnage avec la droite de la droite n’a rien d’un accident de parcours. Le public sait-il, par exemple, que le premier voyage de Sylvain Tesson, dont il tire le récit On a roulé sur la Terre (1996), a été soutenu financièrement par la Guilde européenne du raid, une confrérie d’explorateurs créée par d’anciens de l’OAS et des militants nationalistes ? Que Tesson est au début de sa carrière un invité régulier de la station très réactionnaire Radio Courtoisie ? Cette fibre ultradroitière fait partie de l’ADN de l’écrivain alpiniste, selon le journaliste François Krug dans Réactions françaises qui paraît ce vendredi au Seuil, une «enquête sur l’extrême droite littéraire», pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, qui s’appuie sur trois des auteurs parmi les plus médiatisés de France : outre la trajectoire de Sylvain Tesson, l’écrivain «au grand large», il y est question de Michel Houellebecq, le prophète «en surplomb», et de Yann Moix, le polémiste «sur scène».
Les trois, chacun à sa manière, ont «fréquenté l’extrême droite dès leurs débuts, puis au long de leur carrière, par goût de la provocation, par curiosité intellectuelle, par fascination esthétique et parfois, par sympathie idéologique», annonce l’auteur dans ce triptyque littéraire s’étalant sur les trois dernières décennies. Une période pendant laquelle les «digues idéologiques ont sauté», permettant aux obsessions antisémites, xénophobes ou nationalistes de sortir des «marges», selon le journaliste. Aucun des trois écrivains n’a donné suite aux sollicitations de François Krug, pas davantage à celles de Libération, qui a cherché à les joindre par l’intermédiaire de leurs éditeurs respectifs (Gallimard, Flammarion, Grasset). Son récit ne contient pas de révélation fracassante mais dépeint efficacement la complaisance d’une partie du milieu culturel mondain avec les idées de la droite la plus radicale.
Des jeunes pousses en quête de notoriété
Septembre 1991 dans le jardin du Luxembourg, à Paris. Une soirée cocktails organisée en l’honneur de Marc-Edouard Nabe, figure montante du Paris littéraire, aujourd’hui marginalisé pour ses pamphlets antisémites et son apologie du terrorisme islamiste. Dans l’aréopage ce soir-là, Michel Houellebecq et Yann Moix, 35 et 23 ans, deux jeunes pousses en quête de notoriété. Nabe peut compter dans son «fan-club» aussi bien des «vieux réacs» tel l’écrivain Philippe Muray que des «jeunes branchés» comme Frédéric Taddeï, future vedette du service public. Taddeï, qui anime désormais une émission sur CNews, la chaîne du groupe Bolloré, après un passage sur Russia Today (RT), média lié à l’Etat russe, était le dernier à encore inviter Nabe à la télé dans Ce soir (ou jamais !) sur France 2 en 2014. C’est Nabe qui révélera dans son livre les Porcs, paru en 2017, l’existence d’Ushoahia, le fanzine antisémite tenu par Moix alors étudiant. Le prix Renaudot 2013 et ex-chroniqueur d’On n’est pas couché a fait amende honorable, plaidant l’erreur de jeunesse. Il est depuis revenu aux commandes d’une émission, la Libre Antenne, sur Europe 1, station elle aussi reprise en main par Vincent Bolloré.
Dans un plus proche passé pourtant, Yann Moix a fréquenté un certain Paul-Eric Blanrue, ex-militant du Front national et grand défenseur du négationniste Robert Faurisson, jusqu’à sa mort en 2018. En 2007, Moix, qui a fait sa connaissance lors d’une fête de la revue Bordel lancée par Frédéric Beigbeder, préface un ouvrage de Blanrue, le Monde contre soi. Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme. En 2010, il est signataire d’une pétition, dont Blanrue est à l’initiative, contre la loi Gayssot qui crée le délit de négationnisme. Tout le gratin révisionniste a signé : Dieudonné, Alain Soral, Faurisson, entre autres. Moix écrira sur le site de la Règle du jeu, la revue de BHL, avoir été piégé : «On m’a promis un Robert (Badinter) mais, hélas, j’ai découvert un tout autre Robert, in fine, sur la liste : Faurisson !» Une version que Blanrue a toujours démentie. Moix affirme avoir aussitôt coupé les ponts. Ce que Blanrue conteste également, leur dernière rencontre remonterait à 2013.
Des cercles royalistes à l’Action française
Tesson, Moix, Houellebecq. Trois styles, trois réseaux qui s’entremêlent parfois, comme le montre le livre de Krug. Si la vision antilibérale de Michel Houellebecq plaît parfois à la gauche, le romancier à la posture décadente exprime dès les années 2000 sa détestation de la «gauche morale», celle des Droits de l’homme et surtout, de l’antiracisme coupable à ses yeux de générer du «racisme anti-blancs». A l’époque, le romancier est déjà coutumier des sorties islamophobes. Il déclare dans une revue autrichienne que les femmes voilées sont de «grosses salopes frustrées», après avoir qualifié quelques mois plus tôt dans Lire l’islam de «religion la plus con». Le Houellebecq grenouillant dans des cercles royalistes il y a vingt ans ne semble pas si différent de celui qui prophétise fin 2022 dans la revue Front populaire de Michel Onfray «des territoires entiers sous contrôle islamiste». La plume de Soumission, qui a donné une conférence à l’Action française en juillet 2022, est bien la même que celle qui signe dans l’Idiot international à la fin des années 90, la revue confusionniste de Jean-Edern Hallier, rassemblant tout ce que le Paris des lettres compte d’auteurs – exclusivement masculins – se voulant subversifs, Nabe, de Benoist, Soral, Taddeï, Beigbeder ou Gabriel Matzneff.
On est en 2010. Le nouveau Prix Goncourt profite de son aura pour mettre en lumière ceux qu’il admire. Invité à dîner par Nicolas Sarkozy, il se rend à l’Elysée accompagné d’un jeune auteur inconnu, raconte le journaliste dans son enquête. Il s’agit de Laurent Obertone, révèle plus tard l’Express. «Je vous présente le grand polémiste de demain», dit Houellebecq au Président. L’écrivain ne croit pas si bien dire. Trois ans plus tard, Obertone publie la France orange mécanique, où il dépeint un pays miné par l’«ensauvagement» issu de l’immigration. Adoubé par Marine Le Pen, l’essai aux accents zemmouriens devient vite un classique de la fachosphère. En 2018, Houellebecq ne parle plus à Obertone. Il s’encanaille dorénavant avec le directeur de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune. C’est par l’intermédiaire de ce dernier que Bruno Roger-Petit, conseiller «mémoire» d’Emmanuel Macron, suggère au chef de l’Etat de décerner la Légion d’honneur à l’auteur de la Carte et le Territoire. Le 1er janvier 2019, Houellebecq figure dans la liste des récipiendaires. Le jour de la cérémonie, Macron salue un écrivain aux livres «pleins d’espérance». Un an plus tard, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin provoque la polémique en dénonçant l’«ensauvagement d’une partie de la société française». Il ne peut ignorer la lourde sémantique du terme.
Une «contre-culture à l’hégémonie culturelle de la gauche»
Signe que le sujet préoccupe les spécialistes, le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq (éditions Amsterdam) du chercheur en études littéraires Vincent Berthelier, publié à l’automne, analysait l’écriture des pamphlétaires français les plus à droite du XXe siècle au regard de leurs positions politiques. Réactions françaises de François Krug lui fait écho. Dans un registre purement journalistique cette fois, et sans prétention au décryptage stylistique, l’auteur raconte un lacis de relations sur lequel chacun des trois écrivains, aujourd’hui acteurs majeurs du débat public, préfère rester discret. Si le journaliste prend soin de ne jamais tomber dans le jugement de valeur, il n’échappera toutefois pas à l’accusation de procès en fréquentations interdites.
Vingt ans après, le monde des idées a encore en tête l’accueil explosif réservé au Rappel à l’ordre (Seuil, 2002) de Daniel Lindenberg, pamphlet accusé d’avoir dressé la «liste noire» de la pensée réactionnaire en amalgamant des personnalités très différentes (d’Alain Finkielkraut à Régis Debray, de Marcel Gauchet à Michel Houellebecq, déjà). «Ce n’est pas mon intention», explique Krug à Libération : «J’ai voulu raconter une histoire, celle d’une génération qui a eu une activité intellectuelle que l’on peut qualifier d’extrême droite. Ce récit commence à un moment où le FN est encore diabolisé, où la jeunesse “emmerde” encore le Front national. Ce courant politique, ses idées ou son esthétique ont pu représenter pour ce milieu une forme de contre-culture à l’hégémonie culturelle de la gauche.» Pour le journaliste, cet activisme culturel à bas bruit – qui ne signifie pas nécessairement adhésion aux thèses de l’extrême droite – est «totalement sous-estimé» parce qu’il n’est «pas politiquement structuré». Il fallait, selon lui, le raconter pour comprendre la banalisation des discours des plus réactionnaires, comme celui déplorant le déclin de l’Occident sous l’effet d’un «grand remplacement».
Une conception «verticale» et «hiérarchique» du monde
Le lecteur trouvera bon nombre d’exemples illustrant la thèse avancée dans le livre. Revenons à Sylvain Tesson. En 2017, l’écrivain accepte de conduire la série à succès Un été avec… sur France Inter. On lui a proposé de s’intéresser à Jack London, dit-il à Télérama, il a «préféré Homère». Or comme le note François Krug, Tesson partage une passion pour Homère avec un proche, Dominique Venner, influente figure de l’extrême droite «indo-européiste» – synonyme de «race blanche» dans le courant dit «ethno-différentialiste» (1). Suicidé en 2013 devant le maître-autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ce militant de l’Algérie française passé par le groupe néofasciste Jeune Nation a inspiré la création de l’Institut Iliade, un think tank identitaire. «Iliade», du nom de l’épopée attribuée à Homère. Chez Homère, rappelle Krug, Tesson et Venner apprécient la conception «verticale» et «hiérarchique» du monde en opposition à la «théorie égalitaire».
L’émission est retranscrite et enrichie dans un livre du même titre aux Editions des Equateurs. On peut y lire, à propos de la «singularité» des cultures et des peuples : «Voilà l’enseignement homérique : la diversité impose que chacun conserve sa singularité. Maintenez la distance si vous tenez à la survie du divers !» Sans doute la phrase pouvait-elle paraître anodine au lecteur ou à l’auditeur de France Inter. Elle prend une tout autre tournure une fois tournée la dernière page du livre de François Krug.
(1) Conceptualisé par la Nouvelle Droite, l’«ethno-différentialisme» prône la séparation des peuples. Sous prétexte de préserver la différence des cultures, il suggère un refus du métissage et des migrations.
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