Tout Brognon Rollin ou presque (à Charleroi)
Dernier jour... quelle merveille !
Nous suivons ce passionnant duo depuis quelques années — voir aussi ici, sur ce blog, d’autres mains et d’autres doigts....
Ci-dessous l’article de Libé, à l’occasion
de l’expo du Mac/Val
Exposition
Brognon Rollin, l’inquiétude à l’étude
Prison, surveillance, vie d’usine, euthanasie : au MAC/VAL, le duo d’artistes évoque les diverses contraintes de l’époque et la fuite du temps.
par Clémentine Mercier, publié le 22
octobre 2020 à 17h56
Une ambiance crépusculaire règne au MAC /VAL. Plongée dans la pénombre, l’exposition du duo Brognon Rollin est ponctuée de halos de lumière. Au centre, une immense cage métallique fait un bruit épouvantable : lorsqu’on traverse cette cage-portique, chlac, chlac, le son d’un couperet tombe, tranchant et brutal. Amateur de formes inquiètes, vous serez servis : il est question, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), de surveillance, de survie, de salles de shoot, d’enfermement, d’exclusion, d’euthanasie, de drames… Un vieux juke-box sixties propose d’ailleurs à l’écoute cent soixante minutes de silence pour commémorer des fusillades, des assassinats ou des accidents d’avion. Exposition pop et cérébrale, « l’Avant-Dernière Version de la réalité » déploie un espace-temps au bord du précipice, où le tangible est prêt à basculer dans le néant.
Cellule
Pourtant, tout part du réel avec David Brognon et Stéphanie Rollin. Les deux artistes, l’un né à Bruxelles en 1978 et l’autre au Luxembourg en 1980, ancrent leur réflexion dans l’expérience. Pour le Bracelet de Sophia (2020), ils se sont appuyés sur les mouvements de Sophia, une femme surveillée par un bracelet électronique. A partir des coordonnées GPS de ses déplacements, ils ont créé une installation lumineuse où la lumière bouge au sol comme l’œil de Sauron : l’enfermement de Sophia se matérialise alors sous nos yeux. Dans 8m2 Loneliness (2012-2013), il est aussi question d’emprisonnement. Le visiteur entre dans une cellule face à une grosse pendule dont les aiguilles se figent. À sa sortie, les aiguilles reprennent leur cours et rattrapent le temps perdu. Les artistes se sont inspirés de la rencontre avec un détenu de la cellule B135, à la prison d’Ecrouves, en Meurthe-et-Moselle. Empathiques, ils transcrivent dans cette installation minimaliste et technologique les minutes envolées, la vie mise entre parenthèses, lors d’une incarcération.
C’est aussi la société de contrôle qu’évoque l’immense cage en acier au centre de l’exposition (Resilients, 2017). Réalisée avec les ouvriers licenciés de Caterpillar en Belgique, le portique - dont la forme s’inspire des portillons d’usines -, tourne dans le vide et achève ceux qui l’empruntent par un bruit assourdissant.
Buée
Bousculer les Français à propos de l’euthanasie -
proscrite en France et possible en Belgique -, intéresse aussi Brognon Rollin :
les artistes ont fait appel à un line sitter (une personne payée par une autre
pour patienter à sa place dans une file d’attente) pour leur performance
macabre (Until Then). Venu spécialement des Etats-Unis, le line sitter a
attendu la fin de vie programmée d’un Belge, mort pendant l’exposition.
Mais tout n’est pas si clinique dans l’univers
désenchanté de Brognon Rollin. On trouve aussi des œuvres plus légères,
évoquant néanmoins l’éphémère, comme des photos de coucher de soleil ou celles
de buée sur un miroir. Au coin des rues, les artistes ont même remarqué que les
statues avaient une vie secrète dans une étonnante et poétique installation
vidéo (l’Haleine des statues, 2014). La preuve : les toiles d’araignée qui les
recouvrent frémissent sous l’effet de leur souffle. Si le philosophe Michel
Foucault a fait la preuve du camouflage de la violence à l’ère moderne, le duo
Brognon Rollin creuse ce même sillon, en jouant sur les tensions du visible et
de l’invisible, du silence et du vacarme, du mort et du vivant, avec un art de
la disruption millimétré, aussi froid - en apparence - que les sociétés
contemporaines deviennent féroces, lisses et impersonnelles.
Certains n’ont jamais opéré autrement qu’en couple. C’est le cas d’Anne et Patrick Poirier, qui ouvriront, en septembre, leur exposition au Musée De Pont, à Tilburg, aux Pays-Bas, par un portrait en Janus, le dieu romain à deux faces. Étudiants aux Arts déco à Paris, ils ont eu le coup de foudre en 1967 devant une toile de Nicolas Poussin au Louvre. Et, « tout naturellement », ils n’ont cessé de travailler de concert. « Pourquoi faire des expériences parallèles alors qu’on pouvait travailler ensemble ? », résume Patrick Poirier. Depuis plus de cinquante ans, ils composent un art marqué par la ruine archéologique et l’architecture.
Dans tous ces couples, les méthodes sont similaires. « On dessine dans notre coin, puis on expose au regard de l’autre, on tire des fils et des idées plus fortes ressortent », indique Lucy Orta. « On est un, avance Patrick Poirier. Nos rôles sont interchangeables, l’un commence un texte, l’autre le continue. On travaille plus lentement qu’un artiste seul. » Et d’ajouter, presque inquiet : « Le jour où l’un de nous disparaîtra, je ne sais pas comment ça se passera. »
Deux « cerveaux connectés »
La mort seule ne met pas un terme aux tandems. Les lunes de miel peuvent virer à l’aigre. Après séparation, que reste-t-il du travail en commun ? Stéphanie Rollin et David Brognon, qui, dans le cadre du programme « Nouveaux commanditaires », inaugureront le 21 juin une œuvre produite pour l’école Pierre-Budin, à Paris, ont su passer le cap de leur rupture survenue voilà huit ans. « L’art, c’est ce qui nous avait poussé à nous mettre ensemble, et ce qui est resté, confie Stéphanie Rollin. Notre couple était en fait un duo. »
Les deux jeunes artistes s’étaient rencontrés en 2007 et avaient d’emblée conjugué leurs énergies : l’un venait du graffiti, l’autre d’une école d’art dont elle était sortie « bloquée ». « Le sang a recommencé à couler », confie-t-elle. Aujourd’hui encore, le duo se dit « fusionnel ». « Nos cerveaux étaient constamment connectés et ils le sont toujours. À part qu’on n’habite pas ensemble », indique Stéphanie Rollin.
Cette complicité artistique, tous les couples ne parviennent pas à la préserver lorsque l’amour est desservi. Le tandem de performeurs formé par Marina Abramović et Ulay n’a pas résisté à leur séparation, théâtralisée, en Chine, sur la Grande Muraille. Chacun a travaillé dans son coin. Pis, ils se sont combattus à coups de procès, avant d’enterrer, en 2017, la hache de guerre.
Le site perso des Brognon Rollin est ici.
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