Demarty
Pierre Demarty : «
Il y a une poésie inhérente aux détails inutiles »
Littérature
Par Benoît
Franquebalme
Publié le
19/09/2021 à 19:00 dans Marianne
Avec Mort aux
girafes, livre de 193 pages constitué d’une seule phrase, Pierre Demarty
réussit le plus beau tirage de langue de la rentrée littéraire. Hilarant et
virtuose, ce roman mutant prend prétexte du suicide à Bar-le-Duc d’un certain
Frédéric Berthet pour multiplier digressions et coq-à-l’âne au cours d’une
enquête franchement perchée. Technique d’épépinage des groseilles, histoire du
caoutchouc ou citations forcenées de variété française, Demarty dévale pied au
plancher la quatre-voies de l’absurde. Rencontre avec un auteur zinzin,
également traducteur de Harper Lee, J.K. Rowling ou des Mémoires de Barack
Obama.
Marianne : Quelle réaction chimique s’est produite
dans votre cerveau pour enfanter un tel livre ?
Pierre Demarty : Il faudrait voir le corps médical pour
le savoir ! Le principe de la phrase unique n’était pas prémédité. C’est venu
en toute fin de rédaction. J’ai fait les choses à l’envers. Je suis un écrivain
très lent et le livre a été commencé il y a sept ans avec des fragments
d’histoires, de personnages. Ils étaient écrits classiquement avec des phrases,
des points, des paragraphes et même des chapitres. C’était un fatras de
diverses trames narratives difficiles à tresser ensemble. J’ai bloqué des mois
aux trois quarts du livre. Un jour, j’ai écrit un monologue d’une dizaine de
pages qui est venu en une seule phrase. Cela m’a semblé très stimulant et me permettait
de décrire plus de choses. La solution m’est apparue très clairement :
reprendre tout le puzzle narratif et tout réécrire. Je me suis plié à cette
contrainte formelle et elle a été libératoire car ludique. Elle m’a forcé à
trouver des astuces, dénicher des liens de causalité, de diction, des choses
acrobatiques… Bizarrement, Mort aux girafes est la chose la plus personnelle
que j’aie jamais écrite. Mais dissimulée sous une énorme couche de délire
narratif. Il faut maintenant que je me déprenne de la phrase unique. En ce
moment, dès que j’écris, je deviens un plagiat de moi-même. Pour le prochain,
ce serait une erreur de poser un cahier des charges formel dès le début.
La phrase unique,
c’est un clin d’œil à l’Oulipo ?
Non, j’ai pensé à
cette filiation après coup. Il se trouve effectivement que je suis un grand
lecteur de l’Oulipo et que je voue une vénération sans borne à Georges Perec.
La forme m’intéresse plus que le fond. Mais l’Oulipo fixe des contrainte avant
la rédaction. Là, la règle que je me suis fixé m’a permis, au contraire, de
m’affranchir d’une contrainte. La phrase unique a ouvert un champ infini sur
les péripéties, les personnages, les jeux de mots… tout pouvait s‘y engouffrer.
Il n’y avait plus rien qui ne puisse être englobé par le récit. Mais ce n’est
pas parce qu’on part dans cette direction qu’on a le droit de faire n’importe
quoi. Je me suis imposé un très important et rigoureux travail de relecture, de
dosage. Il faut savoir quand un passage devient trop complexe et ne pas en
rajouter. Le danger c’est évidemment de se perdre et de perdre le lecteur. Il
faut être attentif à ce que le texte demeure lisible malgré ses digressions
infinies. Je suis pathologiquement méticuleux. J’ai tenu un rôle de contremaître
où tout se joue à un point-virgule près. Derrière cette avalanche de mots, il y
a quand même un récit.
En attaquant un
tel projet, quels maîtres ou références a-t-on en tête ?
Déjà, il faut
savoir que je n’ai rien inventé. Chez James Joyce, il y a des monologues de
dizaines de pages sans ponctuation. En tant qu’éditeur, j’ai publié Les lionnes
de Lucie Ellmann l’an dernier au Seuil : un livre de 1200 pages en une seule
phrase. J’ai commencé Mort aux girafes parce que j’ai découvert et adoré
Frédéric Berthet (prix Roger-Nimier 1989 avec Daimler s'en va chez Gallimard,
NDLR). Mon idée de départ était d’en faire un personnage de fiction. J’ai une
passion pour le styliste admirable qu’est Jean Echenoz chez qui la forme donne
le sens. J’aime aussi Philip Roth, Michel Houellebecq, Fernando Pessoa... je
pourrais vous citer mille écrivains n’ayant rien à voir entre eux. Mais je
n’aime pas la notion de maître avec cette autre contrainte, négative celle-là,
d’être dans la position du disciple. On se condamne à l’échec.
Chez vous, la
digression est pathologique !
Des rhizomes assez
inattendus m’ont toujours traversé la cervelle. J’apprécie de me laisser aller
à la digression, aux correspondances, aux téléscopages... Je suis très sensible
aux noms de lieu, à la géographie et chaque chose en emmène une autre. C’est un
plaisir de mélanger des éléments n’ayant rien à voir avec le fil rouge de
l’histoire. Les infos que je donne sont vraies…à 98 %. J’y mets un tel excès de
réel que ça paraît inventé. Il y a une poésie inhérente aux détails inutiles
posés dans les branches d’un roman. Paradoxalement, mon bureau est très bien
rangé. C’est comme dans Hamlet : « Il délire, mais sa folie ne manque pas de
méthode. » Ce livre est un exorcisme. Il me permet de vivre avec ma perversion
narrative. Elle s’ajoute à un amour immodéré pour le calembour. Il y a une
noblesse du jeu de mot, même le plus con.
Et vos citations
compulsives de paroles de variété française ?
Je n’y peux rien.
Il y a des mots, des références, des tournures de phrase qui font
inévitablement jaillir dans mon cerveau des chansons de Claude François ou
Daniel Balavoine. Ce n’est pourtant pas ce que j’écoute au quotidien. Avec mon
éditeur, on a pensé à mettre un quiz dans le roman : si vous reconnaissez telle
chanson, vous gagnez quelque chose. C’est une culture dont on ne se vante pas.
Quand on arrive, comme je le fais dans Mort aux girafes, à citer Les Sardines
de Patrick Sébastien, on atteint l’extrême limite de la dignité humaine...
J’admets que je peux parfois la chanter avec mes enfants sur la route des
vacances. J’ai pris un grand plaisir à mettre des choses qui sont assimilées à
« Ça ne se fait pas ».
Vous avez traduit
J.K. Rowling, Tae-Nehisi Coates, William T. Vollmann… Dans quelle mesure, cela
influe-t-il sur votre écriture ?
On aurait tort de
croire que la traduction ne permet pas l’invention. Les deux ne sont pas du
tout antinomiques. Traduire induit un autre genre de contrainte, vous force à
chaque phrase à inventer des stratagèmes pour coller à l’esprit de l’auteur,
tout en restant compréhensible par le lecteur. La traduction est une lecture
poussée à l’extrême et elle influe fatalement sur mon style. Je suis une éponge
influencée par ce qu’elle transcrit. En revanche, je n’arrive pas écrire et
traduire en même temps. Je ne veux pas être parasité.
Votre prose
est-elle anglo-saxonne ?
Les écrivains
américains sont mon amour de jeunesse. Mais ce sont de grands raconteurs
d’histoire, ce que je ne suis pas. Mort aux girafes est très français. Il est
ancré dans notre pays et sa culture populaire. On y trouve la palette très
large de l’humour de chez nous : grinçant, ironique, carabin... Nous avons
cette propension à jouer avec la langue, la détourner, lui faire rendre gorge,
la malaxer dans tous les sens. Comparativement, il y a peu de jeux de mots dans
la littérature de genre anglaise. J’ai conscience que tout cela rend mon livre
intraduisible. C’est dommage, mon rêve était d’être traduit dans 83 langues
comme Harry Potter. Cela dit, La disparition de Georges Perec a bien été
traduit dans une douzaine de pays...
Dernières
questions et pas des moindres : pourquoi les girafes ? Pourquoi Bar-le-Duc ?
Il faut que je
précise que je n’ai absolument rien contre cet animal que je trouve élégant et
marrant. J’ai juste un trauma de père avec ce truc couinant et baveux qu’on
appelle Sophie la girafe. Quant à Bar-le-Duc, j’avoue que je n’y suis jamais
allé. Pour l’instant, aucun libraire ne m’a appelé pour m’y inviter, mais c’est
volontiers !
Mort aux
girafes, Pierre Demarty.
Éd. Le Tripode, 200p., 17 €
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