Douglas Huebler sur Teams
L’expérience de Douglas Huebler : une réponse artistique à Emmanuel Kant
Quelques mots sur mon
titre, d’abord : « L’expérience de Douglas Huebler : une réponse artistique à Emmanuel Kant ».
Kant est mort en 1804 à Königsberg, en
Prusse[1] ; Huebler est né en 1924 dans le Michigan, aux États-Unis.
Les premières œuvres de Douglas Huebler consacrées
au temps et à l’espace datent de la fin des années 1960 : l’artiste aurait
donc mis 160 ans à « répliquer » à Kant.
Vous me direz que nous sommes en 2021 et
qu’aucun de nous n’a encore trouvé de réponse valide ne serait-ce qu’à une seule
des notes de bas de page de la Critique
de la raison pure.
C’est vrai.
Mais tout de même, 160 ans pour répondre
à quelqu’un, c’est long.
En fait, la réponse de Douglas Huebler à Kant
est plutôt une interprétation de sa
réponse, une construction, un dialogue imaginaire conçu à l’occasion de cet
exposé.
Huebler lisait beaucoup, était féru de
philosophie, mais ne s’est jamais, à ma connaissance, explicitement revendiqué
de la pensée kantienne.
Imaginons un instant à quoi un artiste conceptuel, kantien malgré lui, pourrait ressembler.
Quelques mots sur Douglas Huebler
Huebler est un artiste américain, né en 1924, habituellement rangé dans la case « art conceptuel ».
Entre la seconde moitié des années 1960 et la première moitié des années 1970, il utilise en effet des procédés bien connus de ce mouvement : dématérialisation de l’œuvre d’art et secondarisation de l’objet exposé. L’objet présenté lors d’une exposition devient une simple médiation pour accéder à l’idée de l’artiste, idée qui serait le lieu immatériel de l’œuvre.
Huebler
s’est pourtant toujours distingué de ses confrères conceptuels : plutôt que de
chercher à comprendre, avant tout, comment définir
une œuvre d’art, il s’est demandé comment le spectateur fait l’expérience d’une œuvre, et, de manière
générale, comment nous expérimentons le monde qui nous entoure. La question de la
réception est donc centrale pour cet
artiste.
Ses sujets préférés sont en effet l’espace et le temps, considérés par
Emmanuel Kant, dans La critique de la
raison pure, comme les présupposés
fondamentaux de toute expérience possible, comme le cadre au travers duquel nous apparaît toute entité.
Le temps et l’espace constituent nécessairement,
selon le philosophe, l’expérience en tant que telle : ce sont des transcendantaux.
Dès 1968, Huebler organise son travail autour de trois axes : le temps (pour la série « Duration Piece »), l’espace (« Location Piece ») et la fusion des deux (« Variable Piece »).
Le but est de documenter des évènements, des durées ou des distances à partir d’un texte décrivant l’opération artistique en jeu – texte accompagné de dessins, de photographies ou de plans illustratifs.
Ces documents réunis en contexte d’exposition constituent la forme de l’œuvre – ou, plus précisément, l’accès matériel à cette dernière, purement idéelle.
La fonction de ces documents est à la fois didactique et heuristique : permettre au spectateur d’accéder à l’idée de l’artiste et de revivre, par la voie de l’imagination, le processus de production qui s’en est suivi.
Analysons quelques-unes de ces œuvres.
Duration piece #12, 1970
Dans Duration piece #12, Huebler annonce que « le 12 janvier 1970, à un endroit situé près d’un canal à Amsterdam, 12 photographies ont été prises dans une séquence temporelle où l’intervalle entre chaque photographie a été doublé en secondes, en partant de zéro ».
Comme le souligne Huebler, ces 12 photographies (dont aucune n’a été repérée par rapport à sa position dans la séquence), ainsi que la propre déclaration de l’artiste, constituent « la forme de l’œuvre ».
Quelques réflexions à partir de ce travail étonnant :
Ni la déclaration de Douglas Huebler, signée à la manière d’un certificat, ni les photographies en noir et blanc ne sont destinées à la contemplation esthétique. L’énoncé est purement descriptif ; les photographies ont été prises de la manière la plus neutre possible, le cadrage et l’angle de vue, inchangés, étant uniquement destinés à clarifier le protocole.
Le statut des photographies et de la déclaration est de pure commodité : ces documents sont un moyen d’accéder à l’idée de l’artiste. Ils permettent au spectateur d’atteindre un niveau d’abstraction supplémentaire et de se représenter mentalement le contenu artistique de l’œuvre, à savoir des portions de temps singulières.
À
travers cette Duration piece, Huebler
illustre en effet différents types de durées :
a.
les intervalles de temps entre une photo et l’autre ;
b.
la durée temporelle qui sépare le moment de la prise de vue du moment où furent
colligées les images ;
c.
la durée temporelle qui s’étend du début à la fin du protocole artistique ;
d.
celle qui part de la conception de l’œuvre par l’artiste à la réception de
cette dernière par le spectateur ;
e.
celle, enfin, de l’expérience artistique en tant que telle ;
f.
relevons, in fine, qu’il est matériellement impossible, au vu des
photographies seules, de percevoir le doublement des intervalles successifs qui
séparent les photographies.
Location Piece #7, 1969
Analysons
maintenant une « Location piece », donc une œuvre consacrée, cette fois, à l’espace
uniquement.
La
Location piece n° 7 se présente sous
la forme de deux photographies en noir et blanc et d’une déclaration
dactylographiée, laquelle contient les informations suivantes :
« Le
matin du 10 février 1969, une certaine quantité de neige a été prélevée de son
emplacement à Bradford, Massachusetts Square, puis a été fondue et placée dans
un caisson transporté par avion à Oxford, Ohio, dont le contenu a été déversé
dans un autre caisson et laissé s’évaporer à l’extérieur (l’après-midi du même
jour). »
Comme
dans le premier exemple, ni la photographie de la trace laissée par l’échantillon
de neige prélevé à Bradford, ni l’image de la neige fondue dans le nouveau
conteneur à Oxford, ni la déclaration de Douglas Huebler ne sont destinées à la
contemplation esthétique : leur fonction est de « clarifier » le
protocole de la manière la plus neutre possible ; le texte décrit les
différentes étapes du processus artistique sans effets de style particuliers.
Face
à ces objets qui ressemblent à des rapports scientifiques ou administratifs, le
spectateur s’interroge : est-ce une plaisanterie ? Où regarder ? Que doit-on
envisager ? Il devinera que le contenu de l’œuvre est ailleurs : dans la distance parcourue du Massachusetts à l’Ohio, dans l’intervalle de temps entre le ramassage
de la neige et son évaporation, ou encore dans la rencontre de ces coordonnées dans l’espace-temps construit de l’exposition...
bref, dans un lieu non visible et
pourtant accessible à l’imagination.
Il
est intéressant de remarquer que même si l’œuvre est annoncée comme une «
Location piece », donc comme un travail dévolu à l’espace uniquement, la dimension temporelle apparaît tout aussi
importante. Si la description de Douglas Huebler évoque en effet le déplacement
d’une certaine quantité de neige d’un point A vers un point B – et renvoie donc
à l’espace –, elle précise également que l’action a eu lieu le même jour, le prélèvement se
déroulant le matin et l’évaporation l’après-midi. La neige fond et s’évapore d’ici
à là, avec un avant et un après : ce double processus
représente – avec poésie – le passage d’une certaine intrication du
temps et de l’espace.
Dans
une déclaration extraite de ses Manifestes,
Douglas Huebler déclare, je cite :
“Le monde est rempli d’objets, plus ou moins intéressants ; je ne désire pas en ajouter. Je préfère simplement constater l’existence des choses en termes de temps et/ou d’espace.”
L’artiste utilise l’expression « et/ou » (« constater l’existence
des choses en termes de temps et/ou d’espace »), pour rappeler les trois
types de séries entreprises en 1968 : « Duration Piece », dédiée
uniquement au temps, « Location Piece », uniquement à l’espace, et « Variable
Piece », au mélange des deux.
Aucune des pièces de Huebler ne traite du
temps ou de l’espace séparément :
ces deux coordonnées interviennent toujours de
concert.
Chaque Duration piece, chaque Location piece, serait donc un aussi une
Variable piece.
Souvenons-nous de la première œuvre évoquée, Duration Piece #12 : en plus de préciser les durées comprises entre chaque prise de vue, Huebler indique que les photographies ont été prises « dans un endroit près d’un canal d’Amsterdam » ; il décrit aussi, comme toujours, « la forme de l’œuvre », donc, en un certain sens, l’espace qu’elle occupera, son étendue physique.
Pourquoi est-ce important ?
En proposant deux séries d’œuvres différentes, qui devraient isoler le temps et l’espace mais qui n’y parviennent jamais vraiment, Huebler semble rappeler, a contrario, combien ces coordonnées sont inextricablement liées.
Notre esprit, en particulier, a du mal à se figurer l’une sans l’autre : nous constatons le passage du temps sur une peau, dans un sablier ou sur le cadran d’une montre (selon la position des aiguilles) ; nous ne pouvons effectuer de déplacement dans l’espace sans avancer aussi dans le temps. N’importe quel corps, immobile ou en mouvement, “habite” une durée. Albert Einstein avait démontré, plus de soixante ans auparavant, que le temps s’écoule différemment en haut et en bas d’une montagne, par exemple.
La langue souligne elle aussi ce lien entre temps et espace : je viens d’évoquer le « passage » du temps ; le temps « passe », « court », « recule », « avance », « s’écoule », « diminue », se « prend », se « gaspille », se « gagne » ou se « perd » – se « tue » même ; on travaille à « mi-temps » ou à « plein-temps », et toutes ces expressions-métaphores suggèrent l’idée d’espace.
Bref, ce que documente Huebler, le cœur de ses œuvres, c’est l’idée même de l’espace-temps. Pour communiquer cette idée au spectateur, l’artiste crée et évoque des intervalles concrets de temps et d’espace, semblables à ceux qui façonnent – sans que nous nous en rendions compte – notre quotidien : le temps entre une photo prise et la suivante, l’espace qui sépare le point de départ et le point d’arrivée de notre itinéraire, la durée que constitue la fonte d’une certaine quantité de neige - ou d’un glaçon dans un verre de vin, par exemple.
[Ne pensez pas trop aux terrasses au soleil, j’ai presque fini.]
Ces espace-temps « communs » ne sont cependant jamais des objets d’expérience en eux-mêmes : ils sont impossibles à « rencontrer » ou à visualiser comme tels et nécessitent, pour être appréhendés, l’usage d’objets, de gestes ou de textes qui servent de médiation : un certain nombre de grains dans un sablier pour représenter une durée, un fil tendu sur le sol pour « fixer » une distance, l’espace entre deux doigts pour indiquer une hauteur, une largeur ou une profondeur, etc. (ou un espresso)
Les photographies et les déclarations de Huebler ont précisément ce rôle : permettre au spectateur d’accéder à des « blocs » concrets de temps et d’espace, blocs qui le conduiront à l’idée plus abstraite de l’espace-temps comme condition de toute expérience.
Huebler le dit lui-même : son travail « consiste à assembler des choses qui sont au-delà de l’expérience sensible ».
« J’ai pensé à l’appareil photo dès 1969 comme un support d’enregistrement stupide ou silencieux, car son utilisation n’impliquait aucun but esthétique », explique Huebler. « Je me fiche de l’exactitude ou de l’exhaustivité de la documentation. La documentation ne prouve rien », a-t-il ajouté.
Et l’évènement
documenté en tant que tel a-t-il de l’importance ? La désinvolture de l’artiste
à son égard plaide plutôt pour son insignifiance : le mouvement d’une
petite quantité de matière, sa disparition, quelques photos en série... il
semble choisir expressément des faits mineurs.
Si
Huebler n’accorde pas de valeur à l’objet qu’il documente, c’est parce que son
travail se situe en amont de ce que l’on
peut observer ou relater directement.
S’il
ne s’intéresse pas à un moment précis, à un évènement majeur ou marquant, c’est
parce que le type de narration qu’il propose ne relève ni du récit historique,
ni du fait-divers.
Il
s’apparente plutôt à l’anecdote,
puisqu’il documente des trajets sans buts, des faits quelconques ou des
mouvements aléatoires.
Mais
ce choix de l’ordinaire et de l’imprévu met la
puce à l’oreille : le sujet véritable de l’œuvre serait tout autre.
Huebler
propose en effet une réflexion existentielle sur le temps et l’espace, une méditation
sur les conditions de notre perception des œuvres – et du monde en général.
En
1971, avec la Variable Piece numéro
70, Huebler entreprend un nouveau pari, annoncé de la manière suivante :
« L’artiste
documentera photographiquement jusqu’à la fin de ses jours – mais dans la
mesure de ses capacités – l’existence de toute personne vivante ; ceci
dans le but de produire la représentation la plus authentique et la plus
complète de l’espèce humaine qui puisse être […] réunie. »
Huebler
pousse ainsi son projet de documentation à son comble, tout en
affichant ses limites : l’artiste fera du mieux qu’il peut, selon ses
propres « capacités » – et l’on ne peut que sourire devant cet aveu
(malicieux) d’impuissance, ou ce souci (ironique) d’honnêteté.
En
anticipant l’échec de ce projet hors-norme Huebler en moque l’absurdité. Sa
démarche ne doit cependant pas être perçue comme une simple farce, une critique
de la science et de ses protocoles parfois alambiqués ou une raillerie du style
« notarial » qu’affichent certains documents officiels. Par son
procédé caractéristique d’enregistrement
continu d’entités « en termes de temps et d’espace », Huebler
souligne l’omniprésence de ces marqueurs
et rappelle leur importance en termes de perception
et d’art.
Faire
l’expérience de l’art, suggère en effet Huebler, c’est d’abord entrer dans l’espace-temps
défini d’un lieu d’exposition, puis se plonger dans la durée et l’étendue d’une
œuvre – le temps de sa réception –, s’en extraire et retourner enfin dans notre
espace routinier. Créer, ajouterait-il, c’est d’abord produire de nouvelles
durées et construire de nouvelles spatialités.
Peut-être
Huebler avait-il anticipé notre journée d’étude sur Teams : n’y
a-t-il pas quelque chose de conceptuel à converser avec des images, à mettre en
relation des documents, à partager une même temporalité, identique et décalée
pour certains, tout en appartenant à des espaces différents ?
Je vous remercie.
[1] Königsberg
est aujourd'hui appelé Kaliningrad, en Russie. Le problème des sept ponts de Königsberg est
connu par ailleurs pour être à l'origine de la topologie et
de la théorie des
graphes.
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