Nadal 13

Roland-Garros : la partition de Nadal approche l’harmonie

Par Grégory Schneider (Libération) — 11 octobre 2020 à 20:2


En remportant dimanche ses 13es internationaux de France en trois sets face à Djokovic, l’Espagnol touche la perfection. Et est en passe de gagner son duel à distance avec Roger Federer.

Le 8 juin 2008, l’Espagnol Rafael Nadal remportait le quatrième de ses 13 titres à Roland-Garros en créant un schisme tennistique qui tient toujours : en détruisant le Suisse Roger Federer dans des proportions humiliantes (6-1, 6-3 et 6-0), le Majorquin séparait pour toujours les deux églises, celle des nadaliens (la sienne) et celle du Suisse, à jamais marquée par le ressentiment (on ne fait pas ça à l’icône mondiale du jeu de tennis) et le ridicule ressenti ce jour-là. Les nadaliens ont toujours été ouverts aux sortilèges du Suisse. Les fans de Federer ne supportent pas Nadal ou bien seulement en apparence, dans la conversation. Dimanche, à 0-6, 1-5 et 30-15 sur son service, le numéro 1 mondial Novak Djokovic s’est tourné vers le ciel - obstrué par le toit, déployé préventivement pour empêcher les interruptions récurrentes dues aux averses annoncées - et a remercié les forces immanentes qui gouvernent l’univers.

Relativisme

Il avait marqué un point direct, un service gagnant, et le Serbe attendait ça depuis une heure et demie que le match avait commencé. C’est là que le fantôme du Federer de 2008 s’est matérialisé. Comme douze ans plus tôt, l’assistance était sous le choc depuis les premiers jeux. Et Djokovic semblait se promener à côté du match par choix : entrer dans la bagarre, c’était se prendre la même trempe qu’en n’y entrant pas, tout en brûlant son ego pour longtemps, lequel ego était en quelque sorte préservé par le détachement désabusé du Serbe. Qui a tout de même fini par s’y mettre et tenir quelques jeux de service comme la garnison de Fort Alamo a tenu face aux surnuméraires légions mexicaines de Santa Anna. Le Majorquin de 34 ans en a terminé (6-0, 6-2, 7-5) en 2 h 41, enquillant un vingtième titre du Grand Chelem qui en fait l’égal de Federer en attendant, sans doute, de le dépasser lors du Roland-Garros 2021.

Après la partie, les deux hommes ont fait assaut d’amabilités micro en main, et ce n’était même pas feint : «Un jour c’est l’un, un jour c’est l’autre et après toutes les batailles que nous avons menées ensemble, il y en aura beaucoup d’autres dans le futur, a expliqué l’Espagnol. Novak, merci pour ça.» «Ce que tu fais sur le court est incroyable, a rétorqué le Serbe. Tu es le roi de la terre battue et j’en sais quelque chose parce que j’y ai laissé ma peau.» Sa peau, on ne dit pas. Mais une grosse partie de lui-même. Djokovic était arrivé Porte d’Auteuil en mission, fort de 37 victoires raquette en main (il avait été disqualifié lors du récent US Open, pour avoir malencontreusement dégommé une juge de ligne avec une balle) sur ses 38 derniers matchs et son ultime tombeur en date n’était autre que Federer, lors du Masters de Londres… en novembre 2019 : où que l’on aille, on retrouve toujours les trois côtés du triangle qui écrase le tennis depuis près de vingt ans dès que l’on tire le fil.

Partant, il faut se pencher sur l’essence du nadalisme. «Je n’ai pas trouvé d’espace, a expliqué Djokovic au micro de France Télévisions. J’étais coincé.» Nadal, il y a une semaine, sur la perfection : «Je ne sais pas si on peut en parler quand on explique le tennis. La perfection, c’est un mot difficile. Je pense vraiment que ce mot n’existe pas dans le sport, en tout cas dans le mien. Il y a toujours des erreurs, des fautes. Le match parfait, en fin de compte, c’est quand on gagne, parce qu’on peut rejouer le jour suivant. Le tennis est un sport où on vise la victoire, et où on cherche aussi à jouer de mieux en mieux. Parfois, ça marche mieux que d’autres, tu peux être proche de jouer très, très bien mais la perfection… C’est une ou deux fois dans votre vie, enfin peut-être.» Ce n’est surtout pas le problème : le nadalisme, c’est le relativisme.

Source

Un adversaire, puis un autre. Différent. Des conditions versatiles, contre lequel Nadal a râlé pendant deux semaines cette année : les balles trop lourdes (moins bondissantes de 3 % par rapport à l’an passé, selon la direction du tournoi), la terre battue trop lente, le froid - il en a fini dans la nuit de mardi à mercredi contre l’Italien Jannik Sinner par 8°C - et le reste. Une manière de se conditionner, de rechercher une modestie qui ne va pas de soi à ce niveau de palmarès : Nadal était heureux comme un gamin d’avoir sorti Sinner en quart, et Sinner n’est (encore) personne au regard de la stature monumentale du Majorquin. Son oncle et ex-entraîneur, Toni, a expliqué le nadalisme ainsi voilà quelques saisons : c’est une main. Non pas celle d’un démolisseur maniant occasionnellement la truelle mais une main douce, délicate. Celle qui s’est jouée de toutes les amorties de Djokovic pour autant de contre-amorties glissées, croisées, légères : c’est là, dans le petit jeu, alors que les deux hommes étaient au filet, que Nadal a été le plus grand dimanche, la nature fondamentalement ludique et jouissive de son expression ressortant, loin de l’image du travailleur de force qu’on lui accole depuis quinze ans et qui ne dit rien sur rien.

Un joueur français nous racontait un jour qu’il a toujours vu un plateau de jeu d’échecs entre Rafael Nadal et son oncle Toni : au réfectoire, au bord du court en attendant qu’un terrain d’entraînement se libère, dans le lobby d’un hôtel ou au fond du vestiaire. Le jeu à la source, le palmarès à l’avenant.

Grégory Schneider

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ROLAND-GARROS

À Roland-Garros, Rafael Nadal étend son règne à l’infini

L’Espagnol, vainqueur dimanche de Novak Djokovic dans une finale à sens unique (6-0, 6-2, 7-5), égale le Suisse Roger Federer et ses vingt titres du Grand Chelem. Il remporte son 13e trophée porte d’Auteuil.

Par Élisabeth Pineau (Le Monde), publié le 11 octobre 2020

Ni un ennemi invisible dont le spectre aura bouleversé cette édition automnale. Ni le froid. Ni la pluie. Ni les nouvelles munitions officielles, jugées unanimement plus lourdes cette année. Pas même le seul joueur invaincu cette saison – si ce n’est par lui-même – n’auront réussi à faire vaciller la statue vivante et ébranler la forteresse. Même modernisé, même coiffé de son toit, le court Philippe-Chatrier reste la citadelle d’un homme et un seul : Rafael Nadal. Dimanche 11 octobre, l’Espagnol a donné une masterclass à Novak Djokovic, corrigé 6-0, 6-2, 7-5.

Depuis le début de la quinzaine, on avait beau gloser sur cette édition « extra-ordinaire » placée sous la menace du Covid-19, entre contexte sanitaire plombant l’ambiance dans les tribunes et climat automnal capricieux, elle avait accouché de la finale idéale entre les deux meilleurs joueurs du monde. Un 56e duel (le 9e en finale de Grand Chelem) entre le roi de la terre battue, 34 ans, et le meilleur joueur de la décennie, 33 ans – la rivalité la plus prospère de l’ère Open.

Avec, en prime, un morceau d’histoire : l’Espagnol briguait une 100e victoire porte d’Auteuil (pour deux défaites), et surtout, un 13e sacre pour rejoindre Roger Federer avec 20 titres du Grand Chelem au compteur. Le Serbe, lui, courait après son 18e Majeur et sa 2e Coupe des Mousquetaires pour devenir le premier dans l’ère Open (et le troisième de l’histoire, après les Australiens Rod Laver et Roy Emerson) à s’offrir au moins deux fois les quatre trophées du Grand Chelem.

Une roue de bicyclette, comme Federer en 2008

A finale historique, décor inédit : pour la première fois dans l’histoire du tournoi, la finale s’est jouée sous le toit, en conditions pas complètement indoor toutefois en raison des ouvertures latérales qui laissent passer l’air.

Le premier set fut une démonstration de la part du propriétaire des lieux, qui récita son tennis dans pratiquement tous les compartiments de jeu, hormis à la volée si on veut chipoter. Près de sa ligne, particulièrement agressif, il fait craquer Novak Djokovic à l’échange, trahi par sa première balle, en panne (42 %), et entré beaucoup trop mollement dans la partie. Les deux hommes, en maîtres de la géométrie, se livrent dans la diagonale des échanges dignes de leurs rangs mais la muraille espagnole est tout simplement infranchissable. Le numéro deux mondial ne commet que deux fautes directes du set et inflige la 4e roue de bicyclette (6-0) de sa carrière en Grand Chelem à Djokovic, qui n’avait jamais subi pareil camouflet en finale. Il y avait comme un air de déjà-vu sur le Central : en 2008, en finale, Roger Federer avait lui aussi connu une telle humiliation (6-1, 6-3, 6-0).

Avant la rencontre, on prédisait une issue incertaine. Cette année, voulait-on croire, les cartes étaient légèrement rebattues. Avec, d’un côté, le maître des lieux et ses 12 trophées en guise de solide cuirasse ; de l’autre, le seul joueur encore en activité à avoir déboulonné la statue vivante dans son jardin (en 2015, en quarts de finale). La dynamique penchait même un peu en faveur de Novak Djokovic, qui n’avait plus perdu contre son rival en Grand Chelem depuis la finale de Roland-Garros en 2014.

Les éléments extérieurs jouaient aussi pour lui, à l’en croire. Il y a, à l’automne, des brèches dans la forteresse espagnole qui n’existent pas aux beaux jours du printemps. Les conditions humides rendent sa balle moins lourde, moins vive, moins haute. « Je pensais que ces conditions me seraient plus favorables. Rafa a donné tort à tout le monde, son niveau était phénoménal aujourd’hui, je ne construisais pas bien les points mais c’était surtout en raison de sa défense fantastique. Normalement, après deux ou trois coups en fond de court, je fais le point face à 90 % des joueurs mais pas face à lui. ll mérite tous les superlatifs que l’on pourrait utiliser », dira le Serbe après coup. Frustré après sa mésaventure new-yorkaise, il attendait l’Espagnol comme un mort-de-faim.

Mais le deuxième set ne fait que confirmer l’impression laissée par le premier : à court de solutions, Novak Djokovic se fait manger tout cru par un Nadal qui, lui, a réponse à tout. Le Serbe doit attendre cinquante-quatre minutes pour inscrire son premier jeu.

Nadal agressif comme rarement face à Djokovic

De mémoire, on avait rarement vu Rafael Nadal agresser autant son rival ces dernières années. Depuis le début de la quinzaine, il a parfois joué trop court et sans étincelles jusqu’aux demi-finales. Cette fois, il est parfaitement réglé, notamment au service, qui lui joue parfois des tours. En face, le Serbe multiplie les déchets en coup droit et en revers. Seule sa razzia d’amorties piège de temps à autre son dauphin au classement. Sur un nouveau point d’anthologie conclut par un revers slicé à la volée, l’Espagnol réalise le double break et remporte sa mise en jeu et la 2e manche dans la foulée (6-2).

Il faut attendre le 3e set pour voir le Serbe prendre vie. Quand il débreake pour recoller à 3 jeux partout, pour la première fois du match, on le voit exprimer sa rage et haranguer les tribunes, dont la jauge dépassait dimanche allègrement les 1 000 personnes. Dos au mur, le numéro un mondial se met à mieux jouer, plus alerte et retrouvant sa lucidité. Le public distribue des « No-vak » en rafales, espérant que le match se prolonge un peu. Nadal se procure une balle de break à 4-4 après un enchaînement amortie-lob de son adversaire qu’il conclut d’un énième coup droit gagnant.

Mais le Serbe ne craque pas et repasse devant. Le sursis ne va pas durer, sur une double faute, Novak Djokovic cède sa mise en jeu sur un plateau, laissant l’Espagnol servir pour le match à 6-5. En monstre de réalisme, celui-ci ne boude pas l’offrande et s’offre trois balles de match qu’il conclut d’un ultime service gagnant.

Comme à son habitude, le monarque s’agenouille sur sa terre promise mais pour la première fois, les larmes des douze sacres précédents ont laissé place aux rires d’un gamin, poings sur le visage. Le même sourire espiègle que l’adolescent de 19 ans en bandana et pantacourt qui triomphait pour la première fois à « Roland » il y a quinze ans.









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