Néonics

Certes, les abeilles ne butinent pas dans les champs de betteraves. Mais cet argument, utilisé comme élément de langage par le gouvernement, masque une réalité étayée par des centaines de travaux scientifiques récents.

12 septembre 2020

En mars 2016, lorsqu’elle plaidait pour l’interdiction des insecticides néonicotinoïdes, l’actuelle ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, déclarait devant les députés : « Les études scientifiques s’empilent. Aujourd’hui, (…) on peut raconter ce qu’on veut, les néonicotinoïdes sont extrêmement dangereux, ils sont dangereux pour les abeilles, mais bien au-delà des abeilles, ils sont dangereux pour notre santé, ils sont dangereux pour notre environnement, ils contaminent les cours d’eau, ils contaminent la flore, y compris la flore sauvage. Ils restent dans les sols très longtemps. (…) Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. »

Promu par les milieux de l’agro-industrie, repris par le ministre de l’agriculture, répercuté par des journalistes et multiplié à l’infini sur les réseaux sociaux par des milliers de petites mains, un unique élément de langage est venu balayer tout cela. Nul ne l’ignore plus : « Une abeille, ça ne va pas butiner dans les champs de betteraves. » Il n’y aurait donc pas de raison de s’inquiéter de la remise en selle des néonicotinoïdes sur cette culture, qui doit être soumise dans les prochaines semaines à la représentation nationale.

Certes, les abeilles ne butinent pas dans les champs de betteraves. Mais la mise en majesté de cet argument masque une réalité étayée par des centaines de travaux récents, à laquelle faisait référence Mme Pompili en mars 2016 : les néonicotinoïdes sont des substances trop efficaces et trop persistantes pour que leur usage puisse être contrôlé. Et ce d’autant plus que leur solubilité dans l’eau leur offre une variété d’imprévisibles destins.

En novembre 2019, des chercheurs japonais l’ont illustré de manière si spectaculaire que leurs résultats, publiés dans Science, vont loin au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer jusqu’alors.

Doses homéopathiques

La limnologiste Masumi Yamamuro (université de Tokyo) et ses collègues se sont intéressés aux rendements d’une grande pêcherie d’eau douce du sud-ouest du Japon, dans la préfecture de Shimane. Le lac Shinji, septième plus grand lac de l’archipel, fournissait depuis des décennies une moyenne d’environ 280 tonnes annuelles de deux espèces commerciales fort prisées de la gastronomie nippone : le wakasagi (Hypomesus nipponensis) et l’anguille japonaise (Anguilla japonica).

En 1993, l’imidaclopride – le premier des « néonics », commercialisé par Bayer – fut autorisé en traitement de semences, sur le riz. Il fut d’abord utilisé à des doses homéopathiques. Selon les chiffres colligés par les chercheurs japonais, un peu moins d’une centaine de kilos d’imidaclopride furent utilisés en 1993 à l’échelle des 6 700 km2 de la préfecture de Shimane – c’est-à-dire presque rien. En tout cas presque rien comparé aux quelque 25 tonnes de néonics qui seront appliquées, dès 2021, sur plus de 450 000 hectares de betteraves à sucre françaises.

Mais, du fait de la connexion des rizières au réseau hydrographique local, une fraction indéterminée de ce presque rien s’est retrouvée dans le lac Shinji, qui s’étend sur près de 80 km2. L’analyse rétrospective de la qualité des eaux du lac a montré que cet apport pourtant minuscule d’imidaclopride (moins de 100 kilos de produit dilués dans plusieurs centaines de millions de mètres cubes d’eau) a suffi à anéantir presque instantanément les populations de zooplancton (arthropodes, insectes aquatiques, etc.) du lac.

Conséquence immédiate : l’effondrement abrupt des captures de toutes les espèces qui s’en nourrissent. En l’espace d’une seule année, les prises de wakasagi et d’anguilles se sont littéralement écroulées. Elles sont passées respectivement d’environ 240 tonnes à 22 tonnes par an et de 40 tonnes à 10 tonnes par an. Les néonics ayant continué à être utilisés sans relâche, ces deux espèces ne se sont jamais rétablies.

Enseignement épistémologique

Trois enseignements peuvent être tirés de ces travaux – qui n’ont fait l’objet d’aucun démenti depuis leur publication. Le premier est qu’une quantité négligeable de néonics appliquée à l’échelle d’un grand territoire peut avoir un effet catastrophique sur l’écologie, et donc l’économie, de toute une région – il serait intéressant de savoir ce qu’il est advenu des communautés de pêcheurs de la zone et de la manière dont elles ont surmonté ou non ce désastre. Le second enseignement est un corollaire immédiat du premier : aucune confiance ne peut être accordée aux systèmes d’évaluation réglementaire des risques environnementaux. Une faillite de cette magnitude est simplement impardonnable.

Enfin, et c’est sans doute le plus intéressant, le troisième enseignement est de nature épistémologique. L’effondrement du lac Shinji montre que des innovations techniques – les néonics en l’occurrence – peuvent avoir des effets négatifs qui, bien qu’énormes, peuvent demeurer longtemps sous le radar sans être documentés. L’absence de preuve, la difficulté ou l’impossibilité d’administrer la preuve sont, en creux, interprétées comme autant de preuves de l’absence d’effets délétères.

Entre 1993 et la publication de novembre 2019 dans Science, un quart de siècle s’est donc écoulé sans que le lien entre les problèmes des communautés de pêcheurs du lac Shinji et l’introduction d’un nouveau pesticide soit mis en évidence. Ce lien, d’ailleurs, aurait très bien pu ne jamais être mis en évidence – cela n’a tenu qu’à la volonté de quelques chercheurs de travailler sur le sujet.

Ainsi, pendant tout ce temps, si les pêcheurs du Shinji s’étaient plaints à leur ministre de tutelle des pratiques de leurs voisins riziculteurs, on leur aurait sans doute répondu avec assurance que leurs inquiétudes étaient infondées. C’est bien connu : « Les poissons, ça ne va pas butiner dans les rizières. »


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