Éliane Radigue, musicienne


ÉLIANE RADIGUE : «SI MA MUSIQUE EST FRAGILE, C’EST UNE FAUSSE FRAGILITÉ»
Par Olivier Lamm — 6 septembre 2020 à 18:06

Figure solitaire et tenace de la musique électronique française, la compositrice de 88 ans s’est émancipée de ses aînés Pierre Henry et Pierre Schaeffer dès les années 60. Longtemps restée dans l’ombre mais enfin adulée, elle est l’invitée du festival ManiFeste.

Qui peut dire quand est née la musique d’Eliane Radigue ? Elle-même n’en est pas tout à fait sûre. Dans la Mystérieuse Puissance de l’infime, rédigé en 2008, la compositrice française, née en 1932 à Paris, remonte à la création de notre monde, aux «sombres et profondes ondes» des tornades qui devaient y tonner, quand bien même aucune oreille d’aucun organisme n’existait encore pour en être témoin. Mais quant à savoir comment sa musique est passée du rêve «impalpable» à cette proposition si radicale, longtemps ignorée et désormais révérée, de la musique électronique française, il faut s’en remettre à la seule obstination de la musicienne, et une force créative qui lui aura fait franchir plus d’obstacles que ne sauraient en éprouver la plupart de ses collègues. Sa carrière se sera déroulée à la lisière de l’avant-garde officielle (l’underground cher aux Américains qui, les premiers, lui auront offert une oreille intéressée et respectueuse), parce qu’elle était une femme, bien sûr, et une artiste terriblement obstinée. Seule musicienne de l’Ecole de Nice aux côtés d’Arman (son époux jusqu’au début des années 70) et Yves Klein, qu’elle inspira à créer sa Symphonie Monoton-Silence une nuit de 1954, sur la plage de Nice, alors qu’elle était enceinte «jusqu’au cou», c’est dans l’ombre du Studio d’essai de la rue de l’Université (Paris VIIe), où Pierre Schaeffer et Pierre Henry étaient en train de jeter les bases de la musique concrète, qu’elle se révéla à elle-même musicienne.

En même temps qu’elle dut découvrir les conditions contraintes, pour dire le moins, dans lesquelles elle allait devoir travailler : dès la rupture avec Pierre Henry, dont elle fut l’assistante très appliquée au Studio Apsome, Eliane Radigue travailla seule, à domicile, à partir de moyens techniques dérisoires (les fameux feedbacks, déjà mis à profit par Henry) puis d’un synthétiseur ARP 2500, qu’elle rapporta des Etats-Unis après un passage d’un an à l’université de New York où elle rencontra la plupart des fers de lance du minimalisme. Grâce ou à cause de son isolation, Radigue, pourtant, put se consacrer pleinement à sa musique à rebours des modes et des convenances - un miracle, si l’on peut dire, puisque sa musique si puissante et si fugace, flux de notes tenues et de pulsations indiscernables exigeant l’engagement absolu de l’auditeur pour exister, n’aurait pu aboutir autrement. Depuis deux décennies, Eliane Radigue se consacre exclusivement à la composition pour instrument, ensemble ou orchestre, pour un résultat étonnamment proche de ses œuvres électroniques, et à l’objet absolument similaire : faire luire l’univers vibratoire qui est le nôtre.

Le 13 septembre, au festival ManiFeste, elle présentera à la fois la partie initiale de sa Trilogie de la mort, œuvre électronique inspirée par le livre tibétain des morts - qui sera diffusée sur le système «ambisonique» de l’Ircam par François Bonnet, directeur artistique du Groupe de recherches musicales (GRM) - et trois pièces extraites d’Occam Ocean, cycle instrumental à l’ampleur délirante et exponentielle qu’elle élabore en collaboration avec des interprètes «porte-parole» de l’œuvre. L’entretien a eu lieu au mois d’août dans le domicile parisien de la compositrice, en présence de Carol Robinson, clarinettiste et étroite collaboratrice, et François Bonnet.


L’écoute, sur disque ou en concert, des pièces d’Occam Ocean confirme que votre langage musical existe bien au-delà des moyens que vous avez utilisés pour l’inventer, les instruments électroniques et le studio. Les considérez-vous, à 88 ans, comme un accomplissement ?
Absolument. Du reste, lorsque nous avions terminé avec Carol Robinson et Charles Curtis les premières pièces instrumentales des trois Naldjorlak dans une petite maison de famille, j’avais pu dire à Carol, qui doit s’en souvenir, que, pour la première fois, j’entendais la musique que j’avais envie d’entendre. Si maintenant, des musiciens demandent à travailler avec moi, il y a quarante ans, il y en a peut-être deux ou trois qui sont venus, je les ai vus une fois puis ils ont disparu (rires).
Par contre, je pense que toute cette période électronique a été essentielle. Je vous parle de plusieurs décennies pendant lesquelles j’ai travaillé de manière extrêmement solitaire ici même - si je vous fais voir l’espace derrière vous, c’est devenu un débarras depuis qu’il s’est désacralisé… Mais c’était mon studio, avec le synthétiseur au centre. Son fantôme est encore ici, bien qu’il soit maintenant au GRM. Mais chaque fois que j’en parle, il est là.



Comment expliquer cette motivation qui a été la vôtre pour travailler ainsi, si seule, pendant toutes ces années ?
Le travail en solitaire est surtout exigeant. Parce qu’on doit tout à la fois se laisser aller à l’inspiration du moment, mais aussi savoir être extrêmement critique, en utilisant différents modes d’écoute, de réécoute… Pfiou. Partager le bonheur de la création avec des musiciens après toutes ces années de concentration, comme je le fais depuis quelques années, c’est… wow. Incomparable. Par contre, je dois remercier la technologie d’avoir pu travailler malgré tout.

Comment vous a-t-elle aidée ?
Je crois avoir commencé à percevoir la venue de ma musique avec la période des feedbacks. Ce fut la toute première, à l’époque où je n’avais aucun accès à l’instrumentation traditionnelle, ni aux synthétiseurs, qui étaient tout à fait nouveaux - il n’y en avait pas en France, d’ailleurs. Ces matériaux me suffisaient, et j’aimais les faire naître. Il fallait bouger le micro sur une ligne imaginaire : un peu trop près, ça explosait et si on s’éloignait, tout disparaissait. C’était déjà un bon exercice physique de contrôle. Ensuite, les systèmes de réinjection avec deux magnétophones [technique dans laquelle un premier magnétophone enregistre pendant que le second lit puis renvoie le son au premier où il se mixe aux nouveaux sons injectés, et ainsi de suite à l’infini, ndlr]. J’ai essayé de comprendre pourquoi ces sons me fascinaient, tout en ayant très tôt l’intuition que je n’avais pas envie de les ramener à un système d’écriture traditionnel, qui était celui avec lequel j’avais été élevé [Eliane Radigue a appris le piano durant son enfance]. Les événements essentiels que j’ai découverts, ce sont les sons tenus qui évoluent, et toute une série de battements, depuis les très rapides aux plus lents, jusqu’à des pulsations avec les systèmes par réinjection. Tout ça exigeait un extrême contrôle, et d’ailleurs un jour, j’ai failli faire exploser un de mes magnétos.

À quel moment avez-vous pris conscience que votre musique pouvait être jouée par des instrumentistes ou un orchestre ?
C’est grâce à cette longue période d’accès aux instruments analogiques, et celui que je considère comme le Stradivarius des instruments de cette époque, l’ARP 2500, qui d’ailleurs est le tout premier de la série. Je l’ai rencontré, on a été mariés, on s’est disputés quelques fois mais c’est grâce à lui que j’ai pu développer mon vocabulaire. Les deux éléments principaux évoqués avec les feedbacks étaient très rudimentaires et difficiles, surtout, à contrôler. Ce qui m’a amenée à développer un mode de manipulation du synthétiseur extrêmement contrôlé. Avec l’ARP, ça a été un long apprentissage. Mais une fois que je l’ai apprivoisé, je savais que si ça n’allait pas, c’était moi la fautive. J’allais faire un tour, et on voyait plus tard. Mon langage musical était là, et surtout cette envie de privilégier l’émergence de tout le contenu extrêmement subtil des sons riches. J’avais le sentiment, en manipulant les sons du synthétiseur, que des mondes s’y cachaient et que je pouvais les explorer en changeant ces sons de l’intérieur. Constituer, d’abord, un matériau, avec différents modules, modulation de fréquences, modulation anneau, les filtres… Et à partir de là, tirer comme on tirerait les fils et faire évoluer le son d’un certain état à un autre.

Comment explorer un son de l’intérieur quand il est joué par un clarinettiste ou un orchestre ?
Les instruments acoustiques ont une richesse naturelle beaucoup plus grande que le son synthétique, parce qu’ils sont bourrés de ce qu’on appelle les partiels - le terme anglais «overtone» est plus expressif -, et évidemment le jeu des harmoniques et subharmoniques naturelles. Le langage n’a pas tellement changé, si ce n’est que je connais maintenant cette joie immense du partage.


Avez-vous des regrets quant au fait d’avoir été forcée de travailler en solitaire, avec le synthétiseur presque exclusivement, pendant toutes ces années ?
Etre underground… Je n’ai pas de problème sur le chapitre, mais ça va m’arriver d’un jour à l’autre, de l’être vraiment, underground (rires). Mais j’ai vraiment souffert de travailler de manière si ascétique. Je devais me soumettre aux différents modes d’écoute, depuis l’écoute distraite, en naviguant, jusqu’au pire, le mode critique, prête à tout fiche en l’air.

On s’étonne de votre force et de votre obstination, en tant qu’artiste, à pratiquer si longtemps, et si seule, une musique si radicale.
Ce terme radical, il est bien. Mais pendant des années, quand on me demandait si j’étais musicienne, je ne savais quoi répondre, parce que je n’ai jamais été une bonne instrumentiste - à mon grand regret. C’est à partir du moment où on m’a considérée comme telle que je l’ai accepté, je n’allais pas le réfuter après tout. Je sais pourtant que je vais disparaître, et je suis sincère quand je dis que ma musique peut disparaître avec moi. Tant qu’il en reste quelque chose dans ce que j’ai pu transmettre, et dont je retrouve la trace dans les lettres qu’on m’envoie ou les rencontres que je fais de jeunes qui se réclament de l’influence que ma musique a eue sur la leur. C’est ça, la chose la plus importante. De la même manière, quand ma musique éveille chez un auditeur sa propre musique.

D’ailleurs, l’essence de votre musique n’est-elle pas un questionnement perpétuel ?
Si ma musique est fragile, c’est une fausse fragilité. En effet, elle est d’une grande délicatesse, mais elle est d’un extrême contrôle. Nous-mêmes, si nous essayons de faire un seul pas, en lenteur, il nous faudra trouver à chaque moment l’équilibre du corps, ce qui est finalement beaucoup plus difficile que la rapidité. Il faut une certaine lenteur à ma musique pour que les partielles puissent se développer. Elles existent de toute façon, mais il faut qu’elles puissent émerger des fondamentales, dans lesquelles elles puisent leur énergie. Dans la musique classique, traditionnellement, on a une succession de fondamentales dans lesquelles les partielles sont enfouies. Cette évanescence si subtile des harmonies cachées est là, mais mélangée. Dans ma musique, elle est tout à fait mise en valeur. C’est ce qui en fait la magie et en même temps la difficulté.

Savez-vous comment votre musique est née, si elle est d’abord apparue dans votre imagination, ou en écoutant ?
C’est une question à laquelle la réponse spontanée vient difficilement ! Je sais que quand j’étais enfant, j’aimais m’inventer des petites mélopées murmurées. Curieusement, j’ai retrouvé ça en couchant l’aînée de mes petites-filles. Elle est la seule à avoir entendu ça. Mais il y a aussi des lieux, où je me revois, assise à une fenêtre, où il y a cette espèce d’accord qui se fait avec l’espace et puis, tout d’un coup, l’envie d’émettre un certain nombre de sons. Ça relève de l’imagination, je suppose. Mais plus tard, en composant, j’ai toujours eu une sorte d’image de la musique. Pour mes musiques électroniques, cette image est généralement contenue dans le titre - Chry-ptus, par exemple, est l’évocation de quelque chose né tout à coup dans la crypte de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.

Et les sons naturels ? Comment vous ont-ils influencée ?
J’ai découvert très tardivement que j’avais un réel et très profond problème avec l’oreille gauche - ce qu’on appelle des acouphènes. Mais je faisais de la musique avec ! En ce moment, trois fois par semaine, j’ai droit à une musique qui vient du nettoyage des rues, les deux véhicules qui se suivent, avec l’effet de fade in qui vient d’un bout, jusqu’au mezzo forte en bas de l’immeuble et repart en fade out - des fondements de mon travail - et des reprises quand ils reviennent dans l’autre sens. J’ai plaisir à ça. Très tôt, j’ai aimé écouter le monde, l’eau qui s’écoulait dans un conduit… On a tous des sons aimés. C’est pour ça que mon chemin de Damas a commencé par une émission de radio de Pierre Schaeffer et son Etude aux chemins de fer. Je me suis dit, après tout, ça n’est pas si fou de ma part d’écouter les avions et de me raconter une histoire à travers eux.


Quel rôle a joué Pierre Henry, que vous avez secondé en tant qu’assistante, dans votre apprentissage ?
Pierre me donnait une pile de bandes avec des indications sur la manière de préparer des prémixages d’une dizaine de minutes. J’en préparais plusieurs pour qu’il ait un choix. Un jour, il a piqué une colère noire, et m’a dit : «Je t’avais demandé quelque chose d’un style polyphonique très différencié !» Là, je n’ai rien dit. Quand je ne dis rien, c’est très grave… Pierre Henry, je l’admirais beaucoup, mais je n’avais pas du tout envie de faire sa musique. C’est autre chose que j’avais envie de faire. Ses moyens techniques, en revanche, m’intéressaient beaucoup.

Lui et Schaeffer ont été très sévères, quand vous leur avez fait écouter vos premières compositions.
Le machisme de l’époque ne m’a pas aidée. Heureusement pour moi, tout ce qui ne m’intéresse pas, je l’ignore. J’ignorais les commentaires d’un technicien arrivant dans les studios de l’université qui lançait : «Ce qui est bien quand Eliane est dans les studios, c’est que ça sent bon.» Une très curieuse appréciation de mes capacités. Mais tant pis, j’apprenais. Ma chance, quand je travaillais avec Pierre [Henry], c’est qu’il venait de rencontrer celle qui allait devenir sa deuxième femme et j’étais très souvent seule au studio. Ça m’a permis de faire mes premiers bricolages, comme Jouets électroniques, sur lesquels je travaillais quand j’en avais marre de faire les classements des «BR», les bruits réalistes.

Et il y a eu ce moment, au Studio d’essai, où vous avez découvert, en écoutant des sons de cloches, que vous étiez moins intéressée par l’attaque, quand le maillet tape, que la résonance elle-même.
C’est tout un déploiement merveilleux des partiels, justement. Dans une montagne, longtemps après que la cloche a cessé de sonner, on entend encore toute cette vibration qui se produit.

Le projet Occam Ocean est gigantesque…
C’est une future œuvre inachevée, parce qu’elle est inachevable. Déjà, avec les 27 solos, les trios, les quatuors, etc. Le fils d’une amie a fait le calcul, quand j’en avais fait seulement onze, que ça représentait 5 000 pièces. C’est très bien que ça reste inachevé quand je ne serai plus, parce que ça continuera à vivre, quand les musiciens achèveront d’en faire la transmission - s’ils le désirent - à d’autres musiciens. Et puis, comme toutes les musiques, il y a un moment où ça suffit. Ça disparaîtra. On est toujours dans des espaces intermédiaires, dans quelque chose qui bouge. Depuis que nous avons commencé cette discussion, nous avons tous changé. Nous ne nous en sommes pas aperçus, mais ça s’est passé.
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Journée Éliane Radigue Le 13 septembre à 17 heures et 19 heures au festival ManiFeste. Centre Pompidou, 75004. A écouter : Occam Ocean 1 et 2 (Shiiin), Œuvres électroniques (INA-GRM).

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