K. Dick à Metz
Sur la passerelle, de g. à dr. : William Olivier Desmond, Philip K. Dick, Harry Harrison, Jacques Goimard, Anne Baronian,
John Brunner, Harlan Ellison, Gérard Klein, Robert Louit, Philippe Curval, Elisabeth Gille. Sur l’escalier, de bas en haut :
Jean-Baptiste Baronian, Simone Arous, Anne-Marie Demuth. En bas, de g. à dr. : Gérard Fénéon (journaliste du Républicain
lorrain), Marguerite Puhl-Demange (PDG du journal), Dominique Douay, Jean-Pierre Dionnet, Michel Demuth, Vicky (petite
amie de Harlan Ellison), Philippe Hupp, Marjorie Brunner, Victor et Mathieu Puhl-Demange, Mireille Jost, Pierre Pairault alias
Stefan Wul, Mme Harrison, Didier Mayeur. Photo Jean Zins. Le Républicain lorrain.
Invité d’honneur en 1977 du festival international de science-fiction, l’écrivain américain, réputé imprévisible, ne fit pas faux bond. Si sa présence exceptionnelle en Lorraine capta toute l’attention, sa conférence, obscur laïus mystique, décontenança l’auditoire.
L’année 2020 restera marquée par ses nombreuses annulations de festivals. L’occasion de se souvenir à quel point certaines éditions de ces rendez-vous fiévreux, tous genres confondus, ont pu, pour le pire et le meilleur, entrer dans l’histoire.
La salle bruisse de messes basses. L’écrivain attendu comme le messie du genre la traverse et s’installe derrière le micro. A 48 ans, Philip K. Dick porte beau : profil net, barbe soignée, chemise bien repassée, cravate sobre. Bien loin de sa réputation de loque toxico. «On verra si Dick est aussi parano qu’on le dit, et si oui ou non, il fume trois joints à la fois pour écrire ses livres», a écrit Bernard Blanc dans Libé quinze jours plus tôt. Il plaisante d’abord parce qu’on lui a demandé de réduire sa conférence des deux tiers, qu’il aurait même pu en couper les trois tiers, mais qu’elle aurait vraiment été courte… Et démarre ainsi une allocution devenue mythique. Au rythme de la traduction de Marcel Thaon, à ses côtés, toutes les cinq ou six phrases. «Ce discours porte sur quelque chose qui a été découvert il y a très peu de temps, quelque chose qui n’existe peut-être pas du tout. Je pourrais donc dire à peu près n’importe quoi. Je ne crois pas pouvoir faire d’erreur si je parle de quelque chose qui n’existe pas. Ce quelque chose, ce sera ce que j’appelle le temps orthogonal, un temps qui monte en ligne droite du temps que nous connaissons.» Nous sommes le 24 septembre 1977. Le plus grand écrivain de science-fiction du monde se trouve à Metz (Moselle) en tant qu’invité d’honneur. Et personne ne comprend de quoi il parle.
Comment l’auteur du Maître du Haut Château et d’Ubik a-t-il pu atterrir dans cette petite ville de Lorraine, lui qui ne quitte jamais la Californie ? Grâce à la détermination de Philippe Hupp. Ce jeune Messin, tombé en vingt-quatre heures dans la SF après une émission de Campus, de Michel Lancelot sur Europe 1, lance en mai 1976 la première édition du festival international de la science-fiction de Metz, avec le soutien de la patronne du Républicain lorrain, Marguerite Puhl-Demange, elle-même lectrice de SF. Le directeur de 22 ans a budget et carte blanche. Il ose d’emblée inviter des étrangers, Philip José Farmer, Robert Sheckley ou encore Theodore Sturgeon - que, dans sa fougue, il réveille à 5 heures du matin à Los Angeles, et pour qui il parvient à obtenir un passeport en urgence. Gros succès de la première édition. Il y en aura onze au final.
Programmant celle de 1977, Philippe Hupp, qui avait traduit le Temps désarticulé pour Calmann-Lévy, décide de décrocher Philip K. Dick. C’est sans doute une gageure. «Je savais que chaque fois qu’il avait été invité quelque part, dit-il, soit il décommandait à la dernière minute, soit il ne venait pas tout court.» On raconte qu’après la convention de Vancouver en février 1972, l’écrivain a fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Bref, Phil le parano ne va jamais nulle part, n’aime pas voyager et, si toutefois par miracle il se déplace, les choses peuvent tourner au cauchemar.
Philip K. Dick chez lui à Santa Ana (Californie), en 1977.
Photo Philippe Hupp. Leemage
À la lettre d’invitation du 23 février 1977, Dick répond le 17 mars avec enthousiasme. Le Français lui a demandé un speech. Il répond : «Mon discours sur le mimétisme de haut niveau étudiera la relation entre les aspects imaginatifs de la science-fiction et l’utilisation de la théorie scientifique actuelle ; c’est-à-dire une étude des contrastes et des relations entre ce que nous appelons normalement la réalité et la réalité représentée dans les œuvres de science-fiction.» Croire ou pas en sa parole ? Personne ne prend les paris. Les éditeurs sont sûrs qu’il ne viendra pas, parce qu’il est fou, parce qu’il préfère se cloîtrer chez lui.
Philippe Hupp ne se laisse pas décourager. Au printemps 1977, il se rend aux Etats-Unis pour une tournée d’écrivains et, évidemment, va voir Dick. Il loue une voiture à Los Angeles et se rend à Santa Ana. Appartement sombre, tabac à priser sur la petite table du salon. «Choisissez un restaurant dans le quartier, je vous invite», propose-t-il au maître des lieux. Menu italien et deux bouteilles de bardolino plus tard, l’affaire est une seconde fois scellée. La tête dans des nuages alcoolisés, Hupp fixe des souvenirs de ce joyeux consentement avec son Leica, dont une photo restée célèbre de Dick avec un chat dans les bras. Et il rentre euphorique à son motel. De retour en France, il claironne l’hallucinante nouvelle. «Tu rigoles ? lui rétorque-t-on. Il t’a peut-être dit oui, mais il ne viendra pas. Il a fait faux bond à des événements bien plus importants que le tien, il n’est même pas allé à Londres !»
Arrive septembre. La veille ou l’avant-veille de l’ouverture du festival. Philippe Hupp décide d’aller chercher «en mains propres» l’écrivain et sa compagne d’alors, Joan Simpson, 32 ans, à l’aéroport de Luxembourg. Ils sont là, et bien là. «Il avait juste une petite valise avec presque pas de fringues. Je lui ai dit : "Vous n’allez pas tenir sept jours." Il portait sa chemise noire fétiche avec des lunes. Je l’ai accompagné à l’hôtel, puis on est allés lui acheter des chemises sur le budget du festival.» Dont le modèle qu’il portera à la conférence, quelques jours plus tard.
Grande croix autour du cou
Logé au Sofitel, l’écrivain, assailli d’appels, doit bientôt changer de chambre. Des instructions strictes sont données au personnel de l’établissement de ne pas communiquer son nouveau numéro. A part l’incontournable cocktail de la mairie, les séances de dédicaces et les interviews, les invités ont quartier libre. Harlan Ellison, jaloux, se prend vite la tête avec la star de l’événement. Philip K. Dick le raconte à sa manière dans sa préface autobiographique au recueil les Dédales démesurés (1982) : «En France, alors que nous assistions au second festival annuel de SF de la ville de Metz, Harlan s’est jeté sur moi. Nous nous trouvions au bar de l’hôtel et nous étions entourés par diverses personnes, des Français pour la plupart. Harlan m’a mis en pièces. Cette expérience était agréable et je l’ai appréciée à sa juste valeur. C’était comparable à un mauvais trip à l’acide : il ne reste qu’à rendre les coups et y prendre du plaisir. C’est la seule solution.» Ellison ne supporte pas que Dick attire tous les regards. Le grand Roger Zelazny lui-même, invité cette année-là et venu en famille, restera dans l’ombre. «Ce dernier, rapporte Jacques Goimard dans Métal Hurlant («Dieu existe, je me suis rencontré») avait amené femme et enfants dans ses bagages et passa le festival à pouponner, si soucieux de se faire oublier qu’à la fin, on ne le voyait même plus et qu’on le traversait de part en part au détour des couloirs.»
Ce n’est pas le cas de Dick, qui enchaîne les interviews, de 8 heures à 3 heures du matin. Il s’y prête avec bonne humeur, une grande croix autour du cou. «Je pense qu’à un certain niveau nous savons tous inconsciemment que le monde actuel n’est qu’une contrefaçon que nous essayons solidairement de conserver. Et je crois que tous, en tant qu’êtres humains, construisons cette illusion. Je ne crois pas que ce soit Dieu qui l’ait créée ; nous avons tous tramé et conspiré pour l’édifier d’un commun accord et y vivre mais il nous reste de nombreux souvenirs du monde réel dont nous connaissons l’existence», explique-t-il ainsi à Bernard Stéphan et Raymond Milési (dans la revue Fiction, en 1980).
La fameuse conférence est prévue l’avant-dernier jour du festival. Dick a envoyé son discours dactylographié deux mois avant à Hupp. Il lui donne aussi une cassette sur laquelle il a enregistré sa lecture du texte chez lui à Santa Ana ; elle est restée vierge de toute diffusion. Le jour J, un samedi, la grande salle mise à disposition par la municipalité craque de toute parts. Des gens, fans et curieux, boutonneux et enseignants, éditeurs et science-fictionneux, sont assis par terre, dans les pots de fleurs, ou poirotent debout. Au fur et à mesure que la voix de Dick s’écoule, entrecoupée par celle de Marcel Thaon qui s’accroche à la traduction, quelques-uns déclarent forfait. Ils s’attendaient à ce que le Californien parle de son œuvre, ils n’entendent que des spéculations théologiques obscures. «Dire que l’homélie est tombée à plat serait peu dire ; beaucoup partirent avant la fin ; d’autres restèrent tout étonnés, voire sidérés […]», note alors Jacques Goimard. Plus acide, Yves Frémion crucifie l’officiant américain dans Fluide glacial : «Devenu mystique, saint Dick. Mystique et Mysticon sont dans un bateau. Le même. Mystique tombe à l’eau. Reste con. Dick pourtant est ce que l’Amérique a de meilleur. Qu’est-ce que ça doit être le reste.» Le lendemain matin, son éditeur Gérard Klein, qui l’a publié en France dès Ubik en 1970 prend le petit déjeuner avec lui. «Et avec beaucoup de diplomatie, se rappelle-t-il, je lui dis : "Phil, est-ce que tout ce que vous avez dit hier, vous le pensez ?" Et à ce moment-là, il m’a fait un énorme clin d’œil, et n’a pas répondu. Et on est passé à autre chose.»
Anomalie délirante
Ce dimanche-là, il y a aussi le second plus grand moment du festival : la projection en avant-première de la Guerre des étoiles que le pugnace directeur avait obtenu en allant voir directement Gary Kurtz, en postproduction à Londres. Le producteur, venu en personne avec les bobines, se trouve dans le cinéma en même temps que Philip K. Dick et presque tous les membres de l’incroyable brochette de la photo ci-dessus, prise dans la foulée devant les rotatives du Républicain lorrain. Fin du festival, Dick est fatigué, Joan aussi. «Est-ce que ça t’embête si on rentre directement aux Etats-Unis ?» demande-t-il à Hupp. On les ramene à l’aéroport de Luxembourg, sans passage à Paris.
En 1982, Philippe Hupp le réinvite. Dick dit oui et répond le 16 janvier : «Je m’attends à avoir de vos nouvelles par courrier bientôt, concernant les différents détails de tout cela ; et vous devez comprendre que c’est terriblement excitant de savoir que je retourne à Metz où je me sentais tellement chez moi. Mon plaisir est sans limites.» Un mois plus tard, le 23 février, une lettre de son agent, Russell Galen, le douche, annonce que Dick a eu un AVC. «Dans ces circonstances, je pense que vous ne devriez pas prévoir la participation de Phil au festival de Metz ce printemps ; pour qu’il y soit, il faudrait un miracle.» Pas de miracle. Le 2 mars 1982, Philip K. Dick s’éteint à l’hôpital de Fullerton, en Californie, à 53 ans. Mais le Metz speech a marqué les esprits. Le texte écrit (pas celui prononcé, le débat fait toujours rage), réédité plusieurs fois (1), représente un moment charnière, un morceau de bravoure culte. La conférence, une anomalie délirante, devenue légende. Philip K. Dick lui-même s’est déjugé dans les Dédales démesurés : «J’étais l’invité du festival de Metz, auquel je me suis déjà référé, et j’ai prononcé une conférence qui, chose qui m’est typique, n’avait pas le moindre sens. Même les Français ne purent la comprendre, en dépit d’une traduction. Lorsque j’écris le texte d’une conférence, quelque chose se détraque dans mon cerveau. Je dois m’imaginer que je suis une réincarnation de Zoroastre et que j’apporte des nouvelles de Dieu.» Croire ou ne pas croire en sa parole ?
Frédérique Roussel pour Libération, le 30 août 2020
(1) «Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres», dans Si ce monde vous déplaît… et autres écrits (L’Eclat).
À signaler : le 8 octobre sort en deux tomes chez Gallimard (collection Quarto), les Nouvelles complètes de Philip K. Dick, édition et préface de Laurent Queyssi, par un collectif de traducteurs révisés par Hélène Collon.
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