Eurodance (tristesse abyssale)



CULTURE
MUSIQUES
L’eurodance en crise d’identité
Hier très europhiles, les DJ italiens se rapprochent des franges nationalistes, à l’instar du fondateur du groupe Corona, Francesco Bontempi.

Par Aureliano Tonet
Publié aujourd’hui 30 mai 2020 dans le Monde à 00h25, mis à jour à 06h02

« Année bissextile, année funeste », dit un dicton italien. Le 29 février, histoire de conjurer le sort, Dan et Lucie organisent une fête dans leur appartement parisien. Il donne sur la rue des Couronnes, près de Belleville. Or couronne se dit « corona » dans la langue de Dante ; Dan, qui a effectué son Erasmus à Rome, le sait bien. Baptisée « Corona Sound System », la soirée fera sa fête à ce Covid-19 qui tape l’incruste sur le continent. Dernière surprise-partie avant l’apocalypse : « Le coronavirus sera fourni mais si vous apportez le vôtre, ce sera grandement apprécié ! », ironise l’invitation, sur Facebook. La playlist est raccord – le tube du groupe Corona, The Rhythm of the Night, sera joué en boucle, jusqu’à l’aube.

Publiée en 1993, cette chanson jouit d’un revival hautement viral depuis le début de la pandémie. En ligne, les détournements prolifèrent, affublant d’un masque chirurgical la top-modèle brésilienne Olga Souza, qui posait sur la pochette. L’auteur du morceau, Francesco Bontempi – surnommé « Checco » –, cède lui aussi à la tentation : « Je vous jure que je n’y suis pour rien ! », écrit-il sur Facebook, aux prémices de la crise. Avant d’effacer illico son post : « On ne plaisante pas avec un tel drame », nous explique l’Italien par téléphone, depuis le littoral toscan.
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The Rhythm of the Night n’est pas que le chef-d’œuvre de Checco. C’est l’hymne de l’eurodance, un genre qui déferle sur le continent entre 1992 et 1998. Ses champions viennent de partout : Ace of Base débarque de Suède, 2 Unlimited des Pays-Bas, Me & My du Danemark, Snap !, Haddaway, Real McCoy et Culture Beat d’Allemagne… Dans les discothèques, un vertigineux cache-cache se met en place. Comme leur nom ne l’indique pas, La Bouche et Click sont des formations germaniques ; Bailando (1996), le hit de Paradisio, n’a pas été conçu à Ibiza, mais à Liège ; Scatman John bégaie son boogie-woogie à Berlin, où cet Américain a trouvé refuge en 1990 ; Nigérian d’origine, Dr. Alban vit en Suède depuis qu’il y a étudié l’odontologie…

À ce jeu-là, l’Italie excelle, elle qui produira deux tiers des morceaux d’eurodance, au bas mot : sur ses dancefloors, on brouille les pistes avec maestria. Los Locos, Ramirez, Caballero ou Paraje ne battent pas pavillon hispanique, mais italien. N’en déplaise à son carton Eins, zwei, polizei, Mo-Do n’arbore pas un insigne teuton, mais rital ; idem pour Da Blitz, Netzwerk ou Einstein Doctor DJ. Un mannequin danois a beau parader sur les clips de Whigfield, des cerveaux transalpins phosphorent sous le postiche nordique. Derrière des oripeaux anglo-saxons, Double You, Bliss Team, Cappella, Gala, Ava and Stone, Alexia et autres Asia sont bel et bien édités dans le Bel Paese. La Péninsule devient une terre d’accueil pour la Philippine Joy Salinas, comme pour les Britanniques Ice MC, Ann Marie Smith et Sandy Chambers. Les projets se suivent et se ressemblent, à une cadence industrielle : de même qu’Indiana Day éclipse Indiana, Corona détrône sans vergogne ses rivaux milanais de Co. Ro.
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« Une Europe triomphante »
« J’ai nommé le projet Corona au pif, prétend Checco. Les Italiens ne comprennent pas l’anglais ; si on avait chanté en italien, ça les aurait déconcentrés sur le dancefloor. Vous savez, il ne faut pas trop prêter attention aux paroles. » Surtout lorsqu’elles s’inspirent de Rhythm of the Night (1985), du groupe américain DeBarge. Quant à la mélodie du hit de Corona, « elle évoque Save Me [1987], du duo néerlandais Say When ! », avance Gianni Valentino, journaliste à La Repubblica. Sur scène, où elle « représente » Corona, la top-modèle brésilienne use du play-back. Et pour cause : « C’est probablement Giovanna Bersola, alias Jenny B, une Sicilienne d’origine sénégalaise, qui tient le chant, assure Gianni. On l’entend aussi sur The Summer is Magic [1994], de Playahitty. »

Comme une bonne part de la flotte de la Botte, Corona est signé sur le label Dance World Attack. Un nom qui en dit long : il ne s’agit rien moins que de conquérir les ondes mondiales. Las, boudée par les Américains, l’eurodance ne franchira guère les frontières continentales.

« L’eurodance est la bande-son d’une Europe triomphante, celle du traité de Maastricht, de l’arrêt Bosman et du tunnel sous la Manche, libérale, pacifiée, postnationale », s’enflamme l’écrivain Aurélien Bellanger. Durant les années 1990, l’adolescent rêve de participer au « Woodstock de [sa] génération » : Dance Machine, la grand-messe du genre, qui se tient au Palais omnisports de Paris-Bercy, sous l’égide de M6 et de Fun Radio. « J’ai découvert l’eurodance lors de vacances en Corrèze. J’ai été happé par son caractère angoissant et hypnotique. Je l’écoutais au casque, sous une tente, en regardant la voie lactée. »

En 2018, Aurélien Bellanger publie Eurodance (Gallimard), inspiré par sa collaboration avec le metteur en scène Julien Gosselin, autour du spectacle 1993. « Avec le recul, poursuit-il, j’ai mieux compris la tristesse abyssale de cette musique de fête. L’eurodance est le dernier grand courant transcontinental. C’est une élégie, somptuaire et solennelle, qui sonne le glas du projet européen. »

Pour en tracer la genèse, il faut remonter aux années 1970. Depuis son studio d’enregistrement munichois, le producteur italien Giorgio Moroder mêle le groove afro-américain à des sonorités plus latines ou germaniques, comme la sérénade, le krautrock ou le « schlager », tel que l’a popularisé l’Eurovision : éclosion de l’eurodisco. Sur ses brisées, les Français Patrick Hernandez et Amanda Lear, les Allemands Boney M, les Suédois Abba ou l’Italienne Dalida dégourdissent les guibolles continentales : les ventes d’eurodisco bondissent, avec les clubs de vacances et les nightclubs pour tremplins.

Le style mute au début des années 1980. L’essor des synthétiseurs et des boîtes à rythme enfante la new wave britannique et sa réplique continentale, l’italodisco. Un genre effrontément aguicheur, qui doit son appellation à la prééminence des Italiens parmi ses instigateurs. De Ryan Paris à Valérie Dore, les vedettes d’italodisco délaissent leur langue maternelle : anglais LV1 (Boys, Sabrina, 1987), avec espagnol en option (Vamos a la playa, Righeira, 1983).

« À partir de 1980, les Italiens se sont jetés sur les synthés comme des affamés. Ils en jouaient avec un vrai doigté : pour la plupart, c’étaient des producteurs chevronnés, qui avaient reçu une éducation musicale et écumé les studios d’enregistrement… », estime le DJ danois Flemming Dalum, qui possède 25 000 vinyles d’italodisco, accumulés au cours d’une douzaine de périples en Italie, dans les années 1980.

Cependant, la démocratisation du numérique précipite l’effondrement de maisons de disques historiques : en 1987, la filiale de RCA, qui employait les plus grands orchestrateurs italiens, dont Ennio Morricone, ferme boutique. De nouveaux entrants se faufilent parmi les décombres, et jouent la carte de l’italodisco puis de l’eurodance jusqu’à l’overdose. « Vers la moitié des années 1980, regrette Flemming, les sons se sont refroidis, l’italodisco s’est commercialisé et uniformisé. Jusqu’à poser les bases de l’eurodance. »

Improbables remixes
Le parcours de Checco est symptomatique. Naissance à Carrare, en 1957 ; son père, employé d’une société d’autobus, ne voit guère la couleur de l’or blanc que l’on extrait des carrières de marbre alentour. Féru de funk, Checco ambiance les boîtes de la région dès 1973 : « Je passais ce qui marchait, soul, eurodisco… » Il bafouille un peu de batterie, sans plus. Mais en 1985, Checco flaire le bon filon : il se lance dans l’italodisco, sous le pseudo de Lee Marrow. Premiers succès, en Allemagne notamment.

Au tournant des années 1990, la house music, importée des États-Unis, incite les producteurs italiens à accélérer le tempo, à simplifier rythmes et mélodies, à rendre plus torrides les parties vocales : l’eurodance pointe le bout de son beat. « Avec The Rhythm of the Night, en 1993, on peut dire que j’ai inventé le genre », plastronne le Toscan, au risque de froisser les spécialistes les plus pointilleux.

Dans la foulée, Checco redonne vie à des vieilleries personnelles : négligées quand elles étaient signées Lee Marrow, Baby, Baby et Try Me Out règnent sur les charts, dès lors qu’elles sont estampillées Corona. Au diable les scrupules : en matière de recyclage, la machinerie dance est hyper perfectionnée.

D’improbables remixes prospèrent, tel Gam Gam (1994), de Max Monti et Mauro Pilato, qui mêlent leurs beats à un psaume chanté en hébreu par une chorale d’enfants. A vingt-cinq ans d’écart, Boney M et La Bouche n’ont-ils pas été chaperonnés par le même producteur, l’Allemand Frank Farian ? Sur le même quart de siècle, Emanuela Gubinelli n’a-t-elle pas enfilé une dizaine de pseudos – Marina Lai période eurodisco, Ross période italodisco, Taleesa période eurodance ? « We’re easy to love, oh yeah ! » (« Nous sommes faciles à aimer, oh oui ! »), s’égosille la diva en 1992. L’aveu a valeur de slogan : « Ce qui distinguait les productions italiennes, c’était leur facilité, convient Checco. Hélas, nous avons dilapidé ce savoir-faire ; aujourd’hui, notre musique ne s’exporte plus. »
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Pour illustrer son profil WhatsApp, Bontempi a choisi une photo de Benito Mussolini, casque militaire vissé sur le crâne. Hormis le cheveu court, la ressemblance n’est pas frappante : « Ça fait longtemps que je m’intéresse aux aspects positifs du fascisme, justifie-t-il posément. Attention, je suis de droite, pas d’extrême droite. J’ai beaucoup d’amis de couleur, j’écoute leur musique depuis toujours… Mais les délinquants ne sont jamais arrêtés par la police. Nous sommes gouvernés par des incapables. Face au virus, il aurait fallu tout de suite fermer les frontières ! »

Il ne voit pas de contradictions entre ces positions et ses activités – lui et son fils, DJ également, ont pignon sur club à Ibiza. Comment un homme qui a autant profité de la mondialisation a-t-il pu se raidir à ce point ? Détour par 1993, le spectacle de Julien Gosselin. Il est scindé en deux parties : la première, intitulée Eurodance, creuse le concept de « fin de l’histoire », forgé par le philosophe Francis Fukuyama en 1992 ; la seconde, Erasmus, met en scène une fête étudiante troublée par des violences racistes, à Calais. « L’idée, précise Aurélien Bellanger, c’était de montrer que le danger était ici, en nous-mêmes, à l’intérieur de l’histoire de l’Europe. »

Ancrages nationaux
Vers la fin des années 1990, l’eurodance est chassée des charts par des courants qui assument sans ambages leurs ancrages nationaux : le « big beat » britannique (Fatboy Slim, Chemical Brothers…), la « French touch » (Daft Punk, Stardust…), la « dream » et la « prog » italiennes (Robert Miles, Gigi d’Agostino…). En 1998, sort l’album Europop, d’Eiffel 65 : leur tube Blue (Da Ba Dee) est un adieu à l’eurodance, un chant du cygne. La même année, après l’échec du deuxième album de Corona, Checco jette l’éponge. Il remet à des amis DJ les clefs du projet, toujours incarné par Olga Souza ; de droits d’auteur en spectacles nostalgiques, Checco vivra désormais de ses rentes.

Ses camarades suivent un chemin similaire. Après de modestes débuts eurodance, Gianluca Cellai troque le pseudo de Prince Charming pour celui de Kronos. En 2003, ce professeur marche sur les discothèques transalpines avec Europa Magica, chantée dans la discipline qu’il enseigne, le latin ; suivront Habemus Italiam, Habemus Galliam et Habemus Hispaniam, odes à la gloire de l’Empire romain, sur fond de beats martiaux.

En 2004, l’un des DJ phares de l’eurodance, Maurizio Molella, publie l’album Made in Italy, dont la pochette figure le duomo de Milan. Dans le même temps, les paroles d’Eiffel 65 glissent de l’anglais à l’italien : priorité au marché intérieur. En 2014, une rumeur attribuera à son leader, Gabry Ponte, le remix d’un chant fasciste, Faccetta Nera, façon dance. Il l’a toujours démentie, ce qui ne l’empêchait pas de tourner, en 2019, avec le spectacle Discoteca Italiana. Au programme, pot-pourri de vieux tubes et danseuses aux couleurs du drapeau national.
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« Depuis 1968, l’Italie a toujours tout politisé, analyse le journaliste Mattia Barro. Tandis que la gauche investissait les places, les grands festivals, la musique folklorique, la droite se rapprochait des boîtes de nuit, dont la culture est plus hédoniste et moins savante. » Fils du DJ Stefano Barro, ce Piémontais fait partie du collectif de musiques électroniques Ivreatronic, sous le nom de Splendore : « L’eurodance s’est diffusée dans les discothèques provinciales du centre et du nord de l’Italie, loin des centres urbains, retrace-t-il. Les gens qui les fréquentaient étaient assez peu cultivés, et tendanciellement de droite, voire d’extrême droite. »

Esthétique passéiste
En 1965, la première boîte de nuit occidentale, le Piper, ouvre à Turin. Bientôt, d’autres discothèques avant-gardistes sont mises sur orbite : le Space Electronic à Florence, le Cosmic à Vérone… « Un soir, à l’Altromondo de Rimini, des aliens sont sortis d’un vaisseau spatial, et ont kidnappé une fille, pour de faux bien sûr, témoigne Flemming Dalum. C’était dément ! »

Vers la fin des années 1980, cet imaginaire de science-fiction, ouvert aux étrangetés sonores, laisse place à une esthétique plus passéiste : la Baia Imperiale, près de Rimini, ou l’Ultimo Impero, dans la banlieue de Turin, célèbrent en grande pompe la Rome antique. « Ce que vous m’apprenez sur les choix politiques de Bontempi m’attriste », soupire Flemming, qui travaille dans une structure d’aide aux réfugiés, pour le gouvernement danois.

En 2019, 68 des 100 morceaux les plus écoutés dans la Botte étaient chantés en italien ; au plus fort de la vague eurodance, en 1995 et 1996, cette proportion n’était que de 7 et 6 % – l’anglais et, dans une moindre mesure, l’espagnol ou l’allemand se taillaient alors la part du lion.

En un quart de siècle, les DJ italiens se sont trouvés doublement marginalisés. Au niveau international, ils ont dû se résoudre à la suprématie des Portoricains (Daddy Yankee, Ozuna…), des Français (David Guetta, DJ Snake…), des Scandinaves (Avicii, Max Martin…) ou des Anglo-Saxons (Diplo, Mark Ronson…). Au niveau national, ils ont vu les vedettes de la pop, du rap et du r’n’b italiens, souvent d’origine étrangère, leur passer devant – Mahmood, Ghali, Sfera Ebbasta… De quoi faire bouillir de ressentiment identitaire les discothèques du pays ?

Le 10 août 2019, dans la marmite de Milano Marittima, sur la côte Adriatique, Matteo Salvini s’improvise DJ. Alors crédité d’un tiers des intentions de vote, le leader de la Ligue (extrême droite) joue l’hymne national derrière les platines du Papeete Beach ; depuis un an, le propriétaire de l’établissement, Massimo Casanova, représente la Ligue au Parlement européen.
En un quart de siècle, des « charts » de plus en plus nationaux

The Rhythm of the Night, de Corona, est la chanson la plus vendue de 1994 en Italie – elle figure à la neuvième place en France. Cette année-là, de l’autre côté des Alpes, seuls 18 % des titres les plus écoutés sont chantés en italien ; le Top 100 transalpin compte 62 morceaux d’eurodance, dont 39 produits en Italie. En 1995, Corona place trois titres dans le Top 15 italien (Baby, Baby, I Don’t Wanna Be a Star et Try Me Out), et deux dans le Top 100 français ; l’eurodance représente 60 % du Top 100 en Italie. Entre 1991 et 1996, la part des chansons en italien passe de 39 % à 6 % du Top 100 transalpin ; en 2018 et 2019, cette proportion est remontée à respectivement 59 % et 68 %. La même tendance s’observe ailleurs en Europe, à la suite de l’essor de la pop et du hip-hop nationaux. En France, 7 des 50 morceaux les plus vendus en 1994 et 22 des 100 morceaux les plus écoutés en 1995 étaient chantés en français ; cette proportion s’élève à 67 % en 2018, et 71 % en 2019.

Sources : SNEP (France)/FIMI (Italie)

Aureliano Tonet (Le Monde)

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