Solénoïde
« COMME LES TERMITES CONSTRUISENT LEUR NID »
RENCONTRE
AVEC MIRCEA CARTARESCU
Par Claire Devarrieux pour Libération — 27 septembre 2019 à 18:26
Entrer dans le livre extraordinaire de Mircea
Cartarescu, Solénoïde, ne présente aucune difficulté. Le narrateur a
attrapé des poux à l’école où il enseigne le roumain. Il s’en débarrasse après
s’être intéressé à eux de très près, comme il s’intéressera, plus tard, aux
acariens, aux sarcoptes. Il retire de son nombril un truc qui dépasse, un petit
bout de ficelle. Ce n’est que le premier morceau, et d’ores et déjà le lecteur
s’inquiète.
Que sont les morceaux de cordelette qui s’en vont
rejoindre le trésor de ce garçon, ses dents de lait, ses photos, son journal ?
«C’était de la ficelle, de la ficelle ordinaire, de la ficelle à paquets. Celle
qui avait servi, vingt-sept ans plus tôt, à ligaturer mon ombilic dans la
crasseuse maternité ouvrière où j’étais né.» Nous sommes dans la tête d’un
écrivain que nous allons accompagner dans une équipée fantastique, à la fois
recherche du temps perdu - un enfant dans la Bucarest communiste -, exploration
organique, plongée dans des univers scientifiques ou parallèles, quête de sens
et tentative d’évasion : « Depuis toujours je ne fais que chercher des brèches
dans la surface apparemment lisse, logique, sans cassures, de la maquette qui
se trouve sous ma voûte crânienne. »
L’auteur, le romancier roumain Mircea Cartarescu, né en
1956 comme le narrateur de son roman, prête à son double des questions et des
cauchemars qui furent certainement les siens, puis imagine pour lui un avenir
différent. Un peu ce qu’a fait Paul Auster dans 4321 (Actes Sud, 2018), mais en
version kafkaïenne.
Mircea Cartarescu a publié trente livres, il est traduit
dans le monde entier – en français, ici, par Laure Hinckel et nous proposons
que de chaque page de Solénoïde surgissent des mains pour l’applaudir. Le
narrateur écrit le livre que nous sommes en train de lire, mais il n’est pas un
écrivain professionnel, de ceux qui dessinent de fausses portes, explique-t-il,
prisonniers de la surface plane de la feuille. Le narrateur, dont les ambitions
de poète ont été anéanties lors d’une soirée qui réunissait le gratin du milieu
littéraire, entend procéder verticalement au papier, afin d’aboutir à «une
vraie porte dessinée en l’air». C’est bel et bien dans une autre dimension que
Cartarescu nous emmène.
Un solénoïde, ça existe, c’est une bobine de fil
conducteur. Cartarescu en place quelques-uns, gigantesques, dans les sous-sols
de Bucarest, notamment sous la maison de son personnage. La bobine ronronnante
lui permet de léviter, ce qui enrichit sa vie sexuelle.
Amoureux de sa collègue de physique, médusé par celle de
chimie dont la secte milite contre la mort, le narrateur se lie d’amitié avec
le professeur de mathématiques. Ensemble, ils essaieront de trouver l’entrée de
la fabrique où les élèves s’absentent discrètement. Les enfants errent dans des
endroits insensés, métaphoriques ou pas. Vaccins, injections diverses, séances
chez le dentiste sont des passages en enfer. Le gamin dans la salle d’attente :
«Il n’y avait rien à faire à part s’écrouler à l’intérieur de soi et tenter
d’étouffer toute pensée de ce qui allait suivre.»
Il est difficile de ne pas entendre une forme monstrueuse
du mot solitude dans le titre, Solénoïde. «Je devais avoir douze ans quand ma
peur du monde est devenue aiguë et claire», estime le narrateur, qui évoque
souvent sa jeunesse en termes de «solitude totale». C’est ce qu’il cherche dans
les livres ; il aime, évidemment, les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
Mais aussi Lautréamont, Rezzori, beaucoup d’autres. « Derrière eux,
viendront des millions d’écrivains qui n’ont écrit qu’avec des larmes, du sang,
de la substance P, de l’urine et de l’adrénaline et de la dopamine et de
l’épinéphrine, directement sur leurs organes ulcérés de peur, sur leur peau
excoriée d’extase. Chacun portera entre ses bras sa propre peau écrite recto
verso, dont le Seigneur fera, en les assemblant entre les couvertures de la
naissance et de la mort, le grand livre de la souffrance humaine. »
Au fond, Solénoïde est un grand vaisseau réaliste
jusque dans ses soutes surréelles, se dit le lecteur qui n’a plus peur de rien
et se laisse porter par les histoires, vraies ou fausses. Faux, le personnage
de Nicolae Borina, qui aurait travaillé pour Tesla aux Etats-Unis. Vrais, les
frères Mina et Nicolae Minovici, l’un thanatologue et fondateur de l’institut
médico-légal de Bucarest, l’autre spécialiste de «la pendaison contrôlée».
Vraie, Ethel Lilian Voynich, fille du mathématicien George Boole, nièce de
George Everest (celui de la montagne). Cette romancière a vendu des millions de
livres dans le monde soviétique, le narrateur lui doit sa première émotion
littéraire.
Olivier Rubinstein a été l’éditeur en France de Mircea
Cartarescu, aux éditions Climats en 1992, puis à Austral, enfin chez Denoël (la
trilogie Orbitor et Pourquoi nous aimons les femmes). Lorsque
Rubinstein est parti pour Israël comme conseiller culturel, il a recommandé
Cartarescu, qui ne voulait plus rester chez Denoël, à son ami Paul
Otchakovsky-Laurens. Ont paru chez P.O.L le Levant en 2014 et la
Nostalgie, en 2017. Mais le tout premier texte de Mircea Cartarescu
traduit en français, c’était dans Libération, en 1985, pour le hors-série « Pourquoi
écrivez-vous ». Trente-quatre ans plus tard, on n’a pas osé lui reposer la
question.
Pourquoi
le narrateur a-t-il votre âge ?
Jusqu’à l’âge de 20 ans, il a ma biographie. A cause d’un
moment clé de nos existences, nos destins se séparent. Ce roman est le récit
d’une de mes vies parallèles. Le soir de la lecture au Cénacle de la Lune - le
vrai nom est le Cénacle du Lundi - a réellement eu lieu. J’ai lu un poème très
long, de trente pages, intitulé « la Chute », c’étaient mes débuts. Le poème a
été reçu avec beaucoup d’enthousiasme, en premier lieu par le plus grand des
critiques roumains, Nicolae Manolescu. Mais dans le roman j’ai imaginé la
situation contraire : que se serait-il passé si tout le monde avait critiqué le
poème, si on l’avait méprisé, détruit, foulé aux pieds ? Il est certain que je
n’aurais plus souhaité poursuivre une carrière littéraire, j’aurais été
découragé pour toujours, et serais resté simple enseignant. Le roman est l’histoire
de ce personnage fictif, de cette alternative de mon existence. Il représente
la possibilité, la chance de devenir ce que j’ai toujours voulu devenir, un pur
artiste, une sorte de Franz Kafka, un écrivain qui n’écrit que pour lui, pour
l’édification de lui-même, et qui, à la fin de sa vie, détruit son manuscrit.
Aujourd’hui encore, cette perspective demeure pour moi un grand idéal.
J’éprouve une sorte de remords de ne pas être devenu cet homme-là, je suis
rentré dans le jeu, j’ai accepté tous les compromis du monde littéraire, à
commencer par le simple fait de publier ; ensuite parce que j’ai avancé dans
cette carrière, j’ai reçu de la reconnaissance, des prix, ce n’était pas
l’idéal de l’adolescent que j’étais. De sorte que ce roman devient une sorte
d’ersatz de ma vie et la réalisation d’un rêve.
« Je
ne crois pas aux livres je crois aux pages, aux phrases, aux lignes. » Qui
parle, le narrateur, ou vous ?
C’est vrai, je suis d’abord l’auteur de pages. Si
j’accorde un prix à quelque chose dans mon texte c’est à la texture de la page.
Parce que finalement je suis passé à la prose, mais sans oublier que j’ai été
poète. Je pense que la pratique de la poésie dans ma jeunesse m’a accordé un
immense avantage. Ce principe du fragment, de la phrase, de la page et des mots
isolés - une des caractéristiques du décadentisme littéraire -, anime ces
étranges feux follets de la littérature qu’on aperçoit parfois dans la
pénombre, je pense à Villiers de l’Isle-Adam, aux poètes symbolistes, à
d’autres auteurs comme André Pieyre de Mandiargues, et aux auteurs du
fantastique.
La poésie est une école de concision, alors que votre
roman est titanesque. N’est-ce pas paradoxal ?
Pour moi, la structure d’un livre, c’est de la poésie, de
la poésie en trois dimensions. Même le nombre exact de pages compte. Chaque
livre comporte son propre nombre de pages, parce que son volume est en soi une
métaphore, une boîte de résonance, qui donne le son d’un violon, d’une viole,
ou d’un violoncelle. Solénoïde, comme la trilogie Orbitor, se devait
d’être ample, pour rendre un son grave, profond, métaphysique.
Concrètement,
comment avez-vous affronté un tel volume ? À l’ordinateur ?
Je n’écris la prose qu’à la main. Je n’ai pas de plan, je
ne sais jamais quelle direction je vais prendre. Chaque jour je relis la page
précédente, et je continue à écrire selon sa propre logique, de sorte que le
livre s’écrit lui-même. J’ai trouvé une métaphore pour ça, quand je me suis
souvenu de comment les termites construisent leur nid. Un termite construit des
nids énormes, qui font six mètres de hauteur, très complexes, avec des pièces
de toutes sortes et de toutes formes, des canaux d’aération. Alors que le
termite n’est pas un architecte, il ne sait pas ce que c’est. Le plan qu’il
suit, c’est son propre corps. Etant construit d’une certaine façon, il ne peut
construire que ce type de nid. De la même manière, mon esprit sait mieux que
moi quoi faire. Quelqu’un à l’intérieur de moi construit, tout simplement,
selon les outils à sa disposition.
D’où
est venu Solénoïde ?
Je pensais depuis plus de vingt ans à un livre qui aurait
pu s’appeler « Mes Anomalies ». Il existe dans ma vie quotidienne des choses
inexplicables, des rêves étranges qui n’ont pas été que des rêves, des
hallucinations en plein jour. Et d’autres choses de ce genre, que j’ai notées
très scrupuleusement dans mon journal. A partir de ce matériau, je voulais
rédiger un essai sur la manière dont fonctionne mon intellect. Ce livre avait
déjà deux cents pages, et ce sont les deux cents premières pages de Solénoïde.
C’est alors que je me suis rendu compte du potentiel de fiction que renfermait
cet essai. Je pouvais écrire un roman avec ça, c’est à ce moment-là, dans cette
terre très riche et grasse, que s’est élevé le tronc de mon récit. Comme
corrélatif objectif, j’ai utilisé les dix ans pendant lesquels j’ai été
enseignant dans une école générale. Tout ce qui se passe au plan réaliste dans
le roman se passe dans cette école. Cela m’a beaucoup amusé de construire la
galerie de personnages plus ou moins grotesques que sont les professeurs, mais
en conservant un regard tendre, à la manière de Fellini dans Amarcord.
C’est sur ce niveau réaliste qu’a grandi le niveau fantastique, métaphysique et
finalement mystique du roman.
Et
l’objet lui-même, le solénoïde ?
Tout ce qui est science et techniques me passionne. Je
lis davantage dans ce domaine que dans le domaine culturel et littéraire, car
je veux tout savoir sur la manière dont est composé notre monde. En surfant sur
Internet, je suis tombé un jour sur l’histoire d’un savant américain qui
arrivait à faire léviter les pierres. Il avait construit un petit château, à
l’intérieur duquel d’un seul doigt on pouvait faire bouger des battants de
porte qui pesaient plusieurs tonnes. Il utilisait des instruments électriques,
des bobines, il prétendait que c’était par ce biais-là que les choses pouvaient
léviter. Bien sûr, ça n’a jamais été prouvé, mais ça m’a donné l’idée
principale du roman. Et donc j’ai imaginé que des solénoïdes de plusieurs
mètres de diamètre étaient enterrés dans le sous-sol de Bucarest, et que tout
ce qui se trouvait au-dessus était en mesure de léviter, les maisons, les
hommes, les objets. La lévitation est une des choses les plus poétiques qui
soit, rappelez-vous les tableaux de Dalí où les objets se défont en plusieurs
morceaux et tous les morceaux lévitent.
L’adresse
« le boulevard Stefan cel Mare » à Bucarest revient comme un
leitmotiv dans le roman…
C’est là que se trouve l’appartement où j’ai vécu pendant
cinquante ans. C’était l’époque, communiste, de l’industrialisation forcée, mes
parents ont reçu cet appartement en arrivant de la campagne en 1961. C’est une
sorte de nombril du monde, c’est là que j’ai grandi, il s’y est passé des
choses qu’aujourd’hui encore je ne parviens pas à m’expliquer. Cet appartement
est toujours présent dans mes rêves, je me rêve là-bas, il est donc présent
dans presque tout ce que j’écris.
Le
corps des enfants est malmené. Est-ce lié au régime, à la pauvreté ?
C’est une grande atrocité du tiers-monde en général. Ça n’appartient
pas seulement au monde communiste que j’ai connu, cela se passe probablement
toujours ainsi en Corée du Nord ou au cœur de l’Afrique.
Le monde de l’enfant était en effet à mon époque plein de
violence. Il y avait les punitions corporelles, les parents aussi bien que les
enseignants l’exerçaient. Dans les hôpitaux, les conditions étaient
terrifiantes. Tout ce qui était cabinet médical ou dentaire était cellule de
torture. Pour moi qui ai depuis tout petit la malchance d’avoir de mauvaises
dents, mon plus grand cauchemar était les visites chez le dentiste. Les moyens
étaient barbares, les instruments primitifs, c’étaient des douleurs insupportables.
J’ai subi beaucoup de violences dans mon enfance. J’ai ressenti le devoir d’en
témoigner.
«L’art
n’a de sens que s’il est évasion. S’il naît du désespoir d’un prisonnier.»
Est-ce une allusion au régime politique?
Bien sûr que j’avais ça aussi à l’esprit. La Roumanie
était une prison à cette époque-là, le communisme en réalité était le plus
clair et le plus pur des fascismes. Les Roumains vivaient dans une sorte de
camp de concentration dont ils ne pouvaient pas sortir, et où il fallait
travailler comme des esclaves. Mais avec la métaphore de la prison, qu’on
trouve dans ce roman et d’autres de mes livres, je me réfère surtout à la
condition humaine. Nous sommes tous enfermés dans une prison de haute sécurité,
la condamnation est la même pour tous, nous sommes dans le couloir de la mort.
C’est capital pour comprendre Solénoïde, il y a au cœur de ce roman des gens
qui protestent contre la terrifiante condition humaine. Pourquoi serions-nous
condamnés à la mort, la souffrance et la folie, quelle a été notre erreur, où
est notre culpabilité ? D’après ceux que j’ai appelés les piquetistes, c’est
une question de dignité que de protester contre la mort. Pour eux, le grand
crime est la mort de la conscience. C’est un thème moral, et bien sûr
philosophique.
Dans
Solénoïde, la littérature permet aussi d’ouvrir les portes, d’entrer
chez les autres…
Beaucoup de mes personnages partagent ce besoin de sortir
du monde et de quitter sa propre peau. Tout cela est lié au grand thème de mon
roman, à savoir comment on s’évade : tout seul, ou avec la communauté dont on
fait partie ? A la fin d’un récit de Camus, figure un mot dont on ne sait pas
si c’est «solitaire» ou «solidaire». Que doit être l’artiste ? Un solitaire ou
quelqu’un qui aime son prochain ? Mon narrateur démarre en solitaire, ce qu’il
veut c’est son salut personnel, l’ouverture de la fameuse porte vers la
quatrième dimension. Mais quand elle s’ouvre, il refuse de sortir. Entre-temps,
il a construit une famille, et pour lui, cet amour s’est révélé la véritable
porte, la véritable évasion, comme dans tout roman classique.
Tous
les jeudis, l’enfant va acheter des périodiques de littérature fantastique…
J’ai toujours été fasciné par cette littérature
fantastique et scientifico-fantastique. Je n’oublierai jamais le jour où maman
est rentrée des courses avec une petite brochure à la main. Elle l’avait vue
sur le comptoir d’un débit de tabac et l’avait achetée pour moi. J’avais 8 ans.
Je suis resté stupéfait, il y avait sur la couverture des créatures, et des personnages
qui fuyaient terrifiés devant elles. J’ai vu ça et depuis je suis resté
prisonnier de ce monde ! Il y a toujours eu dans mes livres des éléments de
science-fiction. D’ailleurs, le premier volume d’Orbitor est paru en poche dans
une collection de «SF» (Folio). C’était une bizarrerie, mais à l’époque j’ai
donné mon accord parce que j’aime beaucoup ce genre populaire.
Claire Devarrieux pour Libération
Roumain dans la main
Grâce à l’écrivaine traductrice Laure Hinckel, «Solénoïde», l’œuvre de Mircea Cartarescu, est arrivée, sublime, jusqu’à nous.
Quand on lit un livre traduit d’une autre langue, on ne lit jamais seulement la voix de son auteur. On lit celle des milliers d’écrivains qui l’ont précédée, qui vivent entre chaque mot, liant invisible de l’intertextualité. Aussi, on lit le traducteur, cet invisibilisé des lettres qui, à de rares exceptions (André Markowicz pour le russe, Claro pour l’américain), n’évoquent la curiosité que d’une minorité d’amateurs. Grâce à une passeuse un peu moins connue qui a fait des pieds et des mains pour qu’il atterrisse chez un éditeur qui le défende vraiment (Noir sur blanc), puis en a retranscrit la langue et l’esprit, on a découvert à la rentrée un très grand texte de littérature : Solénoïde du Roumain Mircea Cartarescu. Un roman énorme et extraordinaire, que Claire Devarrieux décrivait en septembre dans Libé comme un « grand vaisseau réaliste jusque dans ses soutes surréelles ». Cette œuvre a laissé chez plus d’un lecteur plus qu’une empreinte, des pans entiers de sa prose hallucinée tatoués sur la peau. Et qui n’est pas exclusivement l’œuvre de son auteur original, mais aussi de sa traductrice, Laure Hinckel, écrivaine française née en Lorraine en 1968 qui a simplement fait le choix d’écrire « d’une manière différente puisqu’[elle] n’a rien trouvé de mieux que [se] glisser sous la peau des auteurs ». C’est pour Solénoïde qu’on l’a fait venir de Chartres jusqu’à Montparnasse en cette semaine d’avant-Noël, marquée par les grèves – qui ne lui ont pas facilité le trajet – et l’anniversaire de la révolution roumaine – qui tombait à pic pour la petite commémoration que se voudrait être ce portrait. On souhaitait mettre à l’honneur celle qui nous avait permis d’accéder à l’un des livres qui nous aura le plus profondément marqué de mémoire récente, en le faisant vibrer dans notre langue maternelle. Aussi parce qu’on avait lu dans son carnet en ligne quelques-uns des plus beaux paragraphes sur l’art de la traduction depuis le pavé de Nabokov sur sa version d’Eugène Onéguine en anglais – autre preuve de son talent d’auteure, évident. « C’est une traduction du fond du cœur, pas l’opération d’une machine », nous confie-t-elle pour expliquer la vibration. « L’opération d’une femme qui s’appelle LaureHinckel et qui a ressenti dans chaque fibre de son corps ce livre avec ses expériences. » Le résultat d’une rencontre entre deux plumes et deux âmes, en quelque sorte. Laure et Mircea, d’ailleurs, sont devenus amis – pour Hinckel, une absolue nécessité. « Il y a tellement de choses qui résonnent dans ce qu’il écrit avec ce que je ressens, avec ce que j’ai vécu… Quand je le traduis, je l’entends. Quand on se rend compte de ça, on ne peut pas nier qu’il y a une relation très forte. Entre nous, c’est une relation tonique et passionnelle. Si nous étions indifférents l’un à l’autre, je ne pourrais pas le traduire. » Avant de s’atteler à l’œuvre de Cartarescu – une entreprise qui remonte à 2009 quand feu Alain Paruit, traducteur du roumain qui était déjà très malade, lui a demandé si elle voudrait bien s’atteler au troisième tome de la trilogie Orbitor –, Laure Hinckel avait déjà une vie derrière elle. Une vie de journaliste, commencée dans les Bouches-du-Rhône, où cette fille de sidérurgiste avait déménagé enfant depuis la Lorraine, jusqu’au jour où elle reçut une lettre de Michel Labro, de l’Evénement du jeudi. C’est le «besoin d’évasion» et la chute du régime de Ceausescu qui l’ont menée, un jour de décembre 1990, jusqu’en Roumanie, où elle s’est établie en 1992 comme photographe et journaliste, pour le Berry républicain, puis l’Evénement du jeudi et la Croix. Là, elle a couvert la guerre du Dniestr en Moldavie, rencontré son mari ingénieur – et grand lecteur –, fondé avec lui sa famille (une fille et un garçon) et appris la langue, sur le tas, dans la rue. Un bain de civilisation qui lui a donné « un avantage énorme sur les traducteurs de la génération d’avant, qui avaient appris leur roumain dans un dictionnaire sans mettre un pied dans le pays ». Rapidement, elle a acquis le superpouvoir de parler une langue qui reste un mystère pour la plupart de ses compatriotes français, « avec un accent si naturel qu’on me prend pour une Moldave ». Ce qui l’a trahie, quelquefois, est qu’elle écrit librement de la main gauche, « un signe d’occidentalisme avéré ». Mais Laure la Lorraine s’est intégrée. En 2000, elle a cessé les frais avec la presse pour se consacrer aux textes qu’elles découvraient avec avidité, littérature de la Roumaine contemporaine gorgée d’argot qui était jusque-là ignorée chez nous (« j’ai une graine de racaille à l’intérieur »). Pour Jacqueline Chambon, Denoël, Belfond, Hinckel est devenue antenne, prisme, source – kaléidoscope. Depuis son retour en France, pour suivre des études d’histoire à l’Inalco, elle ne fait plus que ça, capter et translater les plumes roumaines qui comptent, Matei Visniec, Savatie Bastovoi, Eugen Barbu et donc Cartarescu. Elle aimerait continuer à suivre et contribuer à faire reconnaître en France le géant des lettres qu’il est, enfin. Au moment où l’on se voit, pourtant, Laure Hinckel n’a aucun contrat de traduction en cours. Malgré l’écho important de Solénoïde, les interviews, les semaines de promotion. « Donner son temps aux auteurs », très bien ; en vivre, comme disent les Roumains, c’est « une autre nourriture à poissons ». Bien sûr, comparée à d’autres pays européens, la pitance des traducteurs en France, où l’on traduit beaucoup et où le CNL aide pas mal, n’est pas si pire. Mais « ça reste mal payé par rapport au temps immense qu’on y passe. Il ne faut pas que ça baisse », dit pudiquement la femme qui a toujours voté, « pas forcément ce qu’on pourrait penser » eu égard à ses racines ouvrières, « en tout cas, pas pour Mélenchon ! » Pour dire le moins, Hinckel a la chance de vivre en couple. Elle travaille, sans cesse, à rédiger des présentations de livres qu’elle envoie aux éditeurs, les relance, puis les relance de nouveau. Elle se réjouit aussi, à l’avance, de la prochaine œuvre à laquelle elle aura le bonheur de s’atteler. Oui, bonheur. Au diable les clichés du traducteur trimeur, tant pis pour les embûches, elle aime infiniment son métier et aimerait qu’on le sache. Elle est le contraire d’une « artiste maudite, rabougrie dans sa mansarde ». Elle « préfère le soleil », chuchote-t-elle avant de partir faire le tour des librairies et de reprendre son train. Sur le long chemin du retour, on se souviendra avoir lu dans son carnet de traduction de Solénoïde que Laure Hinckel regrettait qu’aucun verbe n’existe en français qui fasse honneur au mot roumain soresc, qui signifie « se réchauffer au soleil ». C’est vrai que ça pourrait être utile.
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