Dossier autoréférence paru dans Tangente 191



Autoréférence : introduction
(les illustrations qui accompagnent cet article sont là)

On le sait, l’autoréférence « pure » n’existe pas. Elle doit en effet s’attacher à un objet, une situation, un concept – et toutes ces choses sont « impures ». Dès qu’on cherche à définir, par exemple, ce que pourrait être une photographie autoréférente, plusieurs idées viennent à l’esprit : serait une photographie autoréférente l’autoportrait d’un photographe, réalisé dans un miroir, avec l’appareil photo visible à l’image (nombreuses occurrences chez Vivian Maier et sur Instagram où pullulent les selfies réalisés dans des salles de bains). Les catalogues, papier ou virtuels, qui affichent des appareils photo à vendre, neufs ou d’occasion, illustrent à leur manière aussi le thème de l’autoréférence. Quant à la célèbre photographie de Walker Evans, réalisée en 1934, License Photo Studio, New York, elle fait l’unanimité : il s’agit d’une mise en abyme presque parfaite puisqu’elle représente plein cadre la modeste boutique d’un photographe (spécialisé en photos d’identité). Que dire alors du travail récent (2019) de Camille Fallet, lequel a reconstruit ladite boutique (à l’échelle moitié), puis rephotographié celle-ci (en couleur) et exposé le résultat (notamment à Arles cet été) : son emboîtement virtuose évoque bien le processus photographique lui-même – ainsi que toutes les questions touchant à la reproduction (dont le passage de la 3D à la 2D et inversement).

Autoréférence photographique encore avec la parution en 2018 d’un coffret du photographe Lee Friedlander (« The Mind and the Hand »), coffret qui contient six livres de photographies consacrés chacun à un ami photographe. Quant aux travaux de Steven Pippin, ils laissent bouche bée : cet artiste, auquel le centre Pompidou consacra une exposition en 2017, proposait une incroyable série de photographies autoréférentes (à l’extrême), puisque ces dernières saisissaient l’« instant décisif », cher à Cartier Bresson, où une balle de fusil percutait (pour le détruire) l’appareil photo enregistrant cet instant précis !

Si les œuvres évoquées ci-dessus appartiennent à des registres différents (espace, temps, thématiques) – elles semblent pourtant bien relever toutes de la photographie autoréférente, au sens large (laquelle a ses marges aussi, comme l’attestent les chimigrammes de Pierre Cordier, ou, à l’autre bout d’un spectre matériel/immatériel, les travaux de Cortis et Sonderegger qui interrogent l’« authenticité photographique » présumée des images célèbres).

On comprend ainsi que l’autoréférence soit plutôt une composante, un ingrédient en quantité variable, une boucle plus ou moins visible qui affecte toutes les productions humaines (et naturelles).
Les mêmes bémols classificatoires se feront entendre avec les énoncés bien connus du type : « Cette phrase comporte cinq mots ». Car oui, cette phrase est bien autoréférente, mais uniquement du point de vue du nombre de mots – elle ne dit rien de la quantité de lettres, par exemple, ou du nombre de voyelles qu’elle contient, ou de la langue dans laquelle elle est écrite. L’autoréférence pure a donc beaucoup de plomb dans l’aile – et cet autre exemple l’illustrera : imaginons que je tombe à Paris, avenue de Marigny, sur les mots « MÉGOTS DE CIGARETTES » composés en majuscules sur le sol à l’aide de mégots de cigarette. Est-ce plus ou moins autoréférent que « 155 MÉGOTS DE CIGARETTES » (s’il y en a bien 155) ? Et que dire du message « CANCER DU POUMON » écrit selon la même technique, ou « UTILISEZ LES CENDRIERS » : est-ce encore de l’autoréférence ? Et si ces slogans avaient été écrits en russe (donc incompréhensibles pour la majorité des passants) ? Et si les mégots provenaient de cigarettes Marigny (une marque toujours présente sur le marché), cela serait-il un « plus » autoréférent ? Tout est donc relatif (même cette idée) et l’idée ou l’objet autoréférent absolu paraissent hors de portée (Élisa Brune suggérait que le seul objet totalement tautologique soit l’univers – lequel se contient lui-même ainsi que tous les discours que l’on peut tenir sur lui). On devrait donc, en toute orthodoxie, bannir à jamais l’expression œuvre autoréférente – car il y a toujours un environnement, un contexte – mais ceux qui parlent ainsi se comprennent, car le concept est pratique.


Tout cela n’empêche donc en rien que l’on puisse s’amuser avec l’autoréférence impure ! Les livres Gödel, Escher, Bach et Ma Thémagie, de Douglas Hofstadter sont une mine de paradoxes et d’autoréférences partielles bien connues. « Cette phrase pas de verbe », par exemple, charmait Martin Gardner (et celle-ci aussi : « Cette phrase contient comporte deux verbes »).
Les mathématiques constitueront le troisième volet que ces pages illustreront (après l’art et les jeux textuels) – volet très riche allant des suites autoréférentes que contient l’OEIS de Neil Sloane, aux triples fractales, en passant par les nombres autobiographiques, ceux qui s’auto-décrivent, ceux de Skolem-Langford (faibles et forts) et bien d’autres. Commençons par la lettre A pour Art.

1. L’autoréférence en art :
quand les œuvres parlent d’elles-mêmes

Certains domaines artistiques sont plus propices que d’autres pour les jeux avec l’autoréférence : autant le théâtre s’y prête (l’Hamlet de Shakespeare en est une illustration, comme L’Illusion comique de Corneille, la Mouette de Tchékov ou les Six personnages en quête d’auteur de Pirandello – sans même évoquer le Paradoxe du comédien, de Diderot, ou la fameuse distanciation brechtienne), autant la musique y semble rétive. Le philosophe Peter Szendy (« Tubes. La Philosophie dans le juke-box » chez Minuit en 2008) a certes montré que 40 à 50% des chansons de variétés évoquent (par le texte) la chanson même qui est chantée (« Parole, parole », Dalida et Alain Delon, 1973 ou « Mélodie interdite », Jane Birkin, 1978), mais il ne s’agit pas là, strictement, de musique autoréférentielle – plutôt de mots (mis en musique) qui brodent autour de l’air chanté. De même pour les lettres B, A, C et H, qui sont autant de notes de musiques avec lesquelles Bach a volontairement joué dans certaines pièces (B = si bémol, A = la, C = do et H = si naturel, bécarre). Quant aux œuvres anciennes de John Cage (« 4’ 33’’ »), ou aux notes tenues (très longtemps) par La Monte Young (« Composition 1960 #7 »), elles préfigurent certes le mouvement minimaliste, mais ne sont pas non plus, à proprement parler, autoréférentes (même si elles font que l’auditeur/spectateur se pose inévitablement des questions sur ce qu’est une musique, un son, un bruit, un silence, un cadre d’écoute).

En revanche, pour les arts plastiques, et surtout depuis le début des années 1960 (avec l’irruption des artistes conceptuels), c’est presque le trop-plein ! Citons Joseph Kosuth et ses photostats (un agrandissement photographique de la définition du mot « définition », prise dans un dictionnaire, par exemple), ses « One and three chairs » (et toutes leurs variantes), sa série des « Neon electrical light English glass letters » où chaque mot de l’œuvre s’applique à lui-même et à tous les autres (de même pour « Leaning Glass » avec ses quatre vitres carrées de même format appuyées contre un mur, portant les mots CLEAR, SQUARE, GLASS, LEANING), etc. La célèbre « Box with the Sound of Its Own Making » de Robert Morris, (1961), est une simple boîte en bois dont une ouverture diffuse un enregistrement sonore de plus de trois heures – celui de sa propre fabrication par l’artiste (sciage, ponçage, marteau, clous…) Le même Morris est l’auteur d’une pièce qui donne la chair de poule (à ceux qui aiment les conceptuels) : « Location » (1962), une plaque carrée en bois recouverte de plomb, munie sur chaque côté de flèches et de compteurs : quand on installe la pièce quelque part, le protocole de l’artiste demande que la distance qui sépare chaque bord de l’œuvre des murs, du plafond et du sol soit indiquée par les compteurs. « Two Black Squares » (Art & Language, Mel Ramsden, 1965) est un monochrome noir (presque) carré qui montre sans le montrer un ou deux (ou plusieurs) carrés noirs, hommage à Malevitch compris, tout en parlant (quand même !) de la peinture elle-même – qui voile et dévoile toujours, qui masque et démasque. Du même collectif, vers 1966/67, une « Map of itself » simplement composée d’une grille de 48 x 48 cases vides et une « Map to not indicate: Canada, James Bay, Ontario... » qui ne montre en effet aucun de ces lieux (mais alors quoi ? Peut-être la monstration elle-même). Les interventions de Mel Bochner (« Measurements ») consistent à indiquer au vinyle autoadhésif, sur les murs d’une galerie, la taille des éléments architectoniques de celle-ci (Mel Bochner produira ensuite des centaines de toiles portant, sous forme de flèches, les distances qui séparent deux bords opposés desdites toiles). Vito Acconci est un artiste et un performeur prodigieux – mais aussi un infatigable jongleur de mots. Sa pièce POINTS FOR MOTION (PLACE SETTING): the nouns in the definition of ‘verb,’ Webster’s Third New International Dictionary, page 2542 dit tout de son contenu, puisqu’il s’agit d’aligner uniquement les substantifs dans la définition du mot « verbe », tirée d’un dictionnaire. On trouvera ci-contre l’un des poèmes à l’humour subtil de Vito Acconci.

.
I have made my point
I make it again
It
Now you get the point.

De 1966 à 1969 l’artiste Dan Graham publia plusieurs poèmes autoréférents dans des revues d’art, anticipant de plusieurs années des recherches similaires qui seront effectuées à l’aide d’ordinateurs. Le gabarit de son « Poem schema » n’avait rien de sentimental, tenant plutôt des « eaux glacées du calcul égoïste », puisqu’il s’agissait d’afficher, sur une seule colonne, la quantité d’adjectifs, d’adverbes, de lignes, de lettres, de majuscules, de nombres, etc. – du poème lui-même – et de rien d’autre. Dan Graham sera peut-être qualifié un jour d’artiste de « l’autoréférence différée » pour ses extraordinaires œuvres de 1974 que sont « Time Delay Room » et surtout « Present Continuous Past(s) ». Quant à la contribution de Robert Barry à l’exposition Prospect 69 de Düsseldorf (imprimée dans le catalogue, traduction mienne), elle se résumait à ceci :

Q : Quelle est votre œuvre pour Prospect 69 ?
RB : Mon œuvre consiste en les idées que les gens auront en lisant cette interview.
Q : Comment peut-on connaître ces idées ?
RB : L’œuvre est inconnaissable dans sa totalité car elle existe dans l’esprit de beaucoup de gens. Chaque personne ne peut connaître que la partie qui est dans son propre esprit.

Précisons que Robert Barry, en bon artiste conceptuel, a fait lui-même les questions et les réponses du « dialogue » ci-dessus.

Tous ces travaux où apparaissent des « boucles étranges » peuvent être illustrés par la vidéo autoréflexive de Fred Forest. L’artiste filma en 1974 à Paris une vente aux enchères au moment même où l’une de ses propres pièces était proposée – cette pièce étant… la vidéo qu’il était en train de tourner ! Cette (magnifique) idée (« Vidéo portrait d’un collectionneur ») sera réactivée (comme on dit) en 2016 lors d’une vente chez Drouot – où le nouveau collectionneur élu, filmé dans la salle, déboursa 2200 euros pour l’œuvre de Forest (sans les frais).

Terminons ce (minuscule) panorama conceptuel avec d’autres jolies propositions « en abyme ». La pièce de William Anastasi « This is not my signature » (1978), se présente sous forme de document où l’artiste, devant notaire, signe de sa véritable signature la phrase « This is not my signature » ! C’est une sorte de paradoxe du menteur joliment revisité – car ce geste pose également la question de l’authenticité présumée d’une œuvre, et de la signature de l’artiste en général (nous évoquons ce phénomène plus bas). Le seeing « seeing » de Tania Mouraud (1975, au Mamco de Genève) donne un léger vertige – comme la célèbre phrase de Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », laquelle rencontre les fameux slogans de Mai 1968 du genre « Il est interdit d’interdire », « Pas de liberté d’expression aux ennemis de la liberté d’expression », « Soyez réalistes, demandez l’impossible » – ou les double binds pointés par l’École de Palo Alto comme « Désobéis-moi ». Mentionnons aussi l’enseigne au néon (et au subtil parfum politique) de l’artiste Ann Veronica Janssens « L’ORDRE N’A PAS D’IPMROTNCAE », qui fut fixée en 2012 en haut d’un immeuble à Genève. Dans le genre néon élégant, il y a aussi la sculpture de François Morellet hébergée au Dia:Beacon « No End Neon » (1990) qui est en effet sans fin (ni début) – car palindrome.

Rien de vraiment nouveau depuis la Renaissance diront certains, car l’art y était déjà, comme on sait, « cosa mentale » – les nombreux autoportraits de peintres peignant en font foi. Et ces autoportraits sont parfois au moins aussi complexes, fins et satisfaisants pour l’esprit que les travaux de nos contemporains. Ainsi le Parmigianino, en 1520, se représente-t-il en trompe-l’œil dans un verre bombé, une main hypertrophiée à l’avant-plan – laquelle témoigne de sa « main », justement, et de sa parfaite maîtrise des lois de l’optique. Hans Holbein le jeune connaît lui aussi sa géométrie sur le bout du pinceau, notamment quand il anamorphose un crâne au pied de ses « Ambassadeurs » (1533) – et cette anamorphose, outre un Memento mori, met en lumière l’illusion picturale que maîtrise parfaitement l’artiste. Johannes Gumpp, en 1646, se représente de dos, peignant son autoportrait à l’aide d’un miroir. Nous voyons donc deux fois son visage : en reflet et sur la toile. Mais, suggère Gumpp, son art est supérieur à celui des lois « mécaniques » de l’optique, comme l’atteste un chien, symbole de fidélité, placé en vis-à-vis du chevalet alors qu’un chat, infidèle, est placé sous le miroir. Dix ans plus tard seront peintes les Ménines par Diego Vélasquez, véritable hymne à la peinture, avec l’artiste s’autoreprésentant en personnage plus important que son modèle, le roi Philippe IV d’Espagne, perdu dans un reflet au fond de la toile ! Vélasquez peindra Les Fileuses l’année suivante, extraordinaire tableau en ce qu’il célèbre la toile, matérielle, composée de fils, et support de toutes les peintures.

Évoquons aussi quelques astuces utilisées par certains peintres pour parler discrètement de leur art – plutôt que d’obéir sans barguigner à leur commanditaire :

(1) La coulure
Montrer le sang du Christ sur la croix est une manière d’émouvoir le regardeur. Mais on peut y voir aussi des gouttes de peinture rouge en elles-mêmes. La coulure fut ainsi subtilement détournée par nombre d’artistes pour chanter leur propre virtuosité – Fra Angelico et Le Caravage (qui signe dans le sang !) ne s’y sont pas trompés, mais Gerrit van Honthorst a fait très fort aussi, avec un Saint Sébastien dont le sang n’obéit plus aux lois de la gravitation ! Mentionnons pour la forme les travaux d’Helen Frankenthaler, Jackson Pollock, Cy Twombly, Liechtenstein (la série des Brushstrokes), Helena Almeida, Jeff Wall, (ces deux derniers pour les rapports photographie/peinture).

(2) Le cartellino
Dès la Renaissance, certains artistes peignent en trompe-l’œil des sortes d’étiquettes, genre Post-it, comportant une légende et visibles dans/sur la scène représentée. Certains cartellini jouent de leur statut ambigu : font-ils partie ou non de la représentation ? Ce méta-commentaire peut ainsi servir à chanter la gloire du peintre lui-même – comme Hans Holbein le Jeune l’illustrera dans le Portrait de Georg Gisze où l’un des cartellini triche avec la perspective classique, afin d’attirer l’attention sur lui.

(3) La signature
Signer un tableau, une sculpture, une œuvre en général est une pratique récente (elle n’a que six siècles) qui fut presque clandestine au début. S’affirmer comme créateur original d’images, d’objets ou d’édifices – presque à l’égal de Dieu – fut difficile et demanda parfois des trésors d’imagination. Ainsi Pisanello signe-t-il « Pisanus » tout en bas de son Apparition de la Vierge à saint Georges et saint Antoine (1455) sous la forme de brins d’herbe entortillés.

(4) Le cadre et ses accessoires
Le tableau a été perçu très tôt comme une trouée dans un mur, permettant de regarder « au-delà ». Les jeux avec le cadre, la présence régulière de rideaux, de tentures, de fenêtres, de portes, de seuils, ou ls jeux avec la perspective, les échelles des personnages, les ombres, la figaration de tableaux dans le tableau (Le Cabinet d'amateur de Cornelis van der Geest lors de la visite des Archiducs Albert et Isabelle, cher à Georges Perec, montre à plusieurs endroits un tableau dans un tableau dans un tableau) – bref tout ce qui peut être qualifié de méta-peinture flirte évidemment avec l’autoréférence (la lecture du Voir le voir de John Berger est très instructive à ce sujet).

Mentionnons pour la forme les sculptures de sculpteurs se sculptant – elles sont légion et souvent d’un kitsch à pleurer. On passera donc rapidement sur celle de Raffaelle Polli en granit rose à Baveno (lac Majeur) ainsi que sur les bronzes de Ian Edwards ou les « Self Made Man » de Bobbie Carlyle – bien que le « Simon Selfmade » de Thomas Dambo, tout en bois de récupération, soit sympathique. Beaucoup plus intéressants sont les travaux qui jouent avec le socle (qui est l’équivalent du cadre en peinture), comme « La Pensée » (1895, Rodin), la « Roue de bicyclette » (1913, Duchamp), la « Muse » (1912, Constantin Brancusi – ou sa « Colonne sans fin » de 1938), les « Socle du Monde » de Piero Manzoni et son « Socle magique » (années 1960), les carrés d’étain chers à Carl André (années1960/70), les « Socles/Sculptures » de Didier Vermeiren (années 1980), les superpositions de Bertrand Lavier (« Brandt/Hoffner », 1984), le stupéfiant « Monument/4th Plinth » moulé dans la résine par Rachel Whiteread en 2001 à Trafalgar square, ou le charmant « Éloge de la Transgression » de Philippe Ramette (à Nantes). Ajoutons que des sculptures comme « L’Homme à l’outre » de Georges Minne (1897, Ca’ Pesaro, Venise) évoquent, par la boucle qu’ils figurent, l’art-même du sculpteur : l’œil du regardeur suit l’eau qui jaillit de l’outre en un jet à bords nets, lequel se brise puis se répand sur un socle minéral (ou de bronze dans certaines versions) – base sommaire et dès lors informe, presque boueuse – de laquelle surgissent deux jambes, un torse, des bras puis l’épaule d’un adolescent au rendu impeccable – et le cycle reprend : outre, jet, base/socle et corps. Il s’agit d’un travail intelligent et simple, au contenu plus riche qu’on ne croit – l’artiste étant celui qui transforme la matière inerte et « boueuse » en chef-d’œuvre limpide (avec une touche méta en plus, puisque la statue en bronze parfait que nous pouvons admirer parfois a surgi d’un moule d’aspect grossier, jeté ensuite). L’une des œuvres préférées du signataire est « Henrietta eating a meringue » (2001) due à Maggi Hambling, où la bouche d’Henrietta, la meringue et le matériau brut (du plâtre) ne font qu’un, bouclant ainsi notre gourmandise pour l’autoréférence !

La littérature, quant à elle, a beaucoup pratiqué la « mise en abyme » (cette expression vient d’ailleurs du Journal d’André Gide). La deuxième partie du Don Quichotte de Cervantes par exemple (1615) est un méta-commentaire de la première (1605), tandis que le Tristram Shandy de Laurence Sterne (1759) apostrophe souvent le lecteur, critique la composition stylistique de son propre récit, justifie sa typographie, évoque les illustrations que voit le lecteur, etc. Quant aux titres des livres qui suivent, ils sont bien en rapport avec le sujet : « Ceci n’est pas un livre » (au moins quatre auteurs différents ont baptisé ainsi l’un de leurs ouvrages : Michael Picard, Jean Jullien, Keri Smith et Dubravka Ugresic – sans compter « Quel est le titre de ce livre » par Raymond Smullyan), « Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres » (Marcel Bénabou, 1986), « 99 francs » (Frédéric Beigbeder, 2000 – lequel fut réédité avec les sous-titres 14,99 euros/14,99 € et 6 euros/6 € en collection de poche) et « 272 pages » (Hans-Peter Feldmann, 2001). Hervé le Tellier disait, de retour d’un Salon du Livre : « Un jour, j’écrirai un livre dont le titre sera : "Un bouquin dont j’ai oublié le titre", car c’est fou le nombre de gens qui l’ont réclamé au Salon du Livre ! » Quant au titre du livre d’Eric Schrijver sur le copyright, c’est Copy This Book, bien sûr.
Terminons cet embryon de liste par un souvenir – celui d’avoir reçu un jour par la poste un exemplaire à moitié calciné du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953) – une belle autoréférence due à Pascal Kaeser.

Le film dans le film, lui, est devenu un genre en soi – et ses représentants les plus connus sont « The Cameraman » (avec Buster Keaton, 1928), « L’Homme à la caméra » (Dziga Vertov, 1929), « Sunset Boulevard » (Billy Wilder, 1950), « Le Mépris » (Jean-Luc Godard, 1963), « La Nuit américaine » (François Truffaut, 1973), « Living in Oblivion » (Tom Di Cillio, 1995), « The Artist » (avec Jean Dujardin, 2011)... jusqu’au dernier film de Quentin Tarantino (« Once Upon a Time in… Hollywood », 2019). Dans « Bande à part » de Godard, Brasseur dit à Anna Karina : « On va s’installer dans un café et faire un plan », celle-ci se tourne alors vers les spectateurs : « Un plan, pourquoi ? » Godard a toujours joué ainsi avec les codes du cinéma, invitant le spectateur à n’en pas être dupe. Les cinéastes-vidéastes-plasticiens ne sont pas en reste, bien sûr : Elizabeth McAlpine filma (en 2005 et en super 8) le campanile de la place Saint-Marc à Venise, haut de 98 mètres. La durée du panoramique vertical sur le monument (qu’elle effectua en un seul plan) avait été calculée pour que la pellicule impressionnée fasse exactement 98 mètres elle aussi ! Le spectateur s’en rendait compte à la projection du film car la pellicule, mise en boucle, s’accumulait dans une boîte transparente placée à côté du projecteur et de l’écran. Évoquons encore la toute récente participation française à la Biennale d’art contemporain de Venise, avec la vidéo délectable de Laure Prouvost, laquelle illustre le voyage d’un joyeux groupe d’amis se rendant précisément au pavillon français de la Biennale de Venise !

Il y aurait encore un immense domaine autoréférent à explorer, celui des productions prétendument mineures fournies par la télévision, le jeu vidéo, la mode, la gastronomie, certains sites Internet, la bande dessinée, l’affichage ou la publicité… Ainsi la série « À la recherche du Vortex », visible sur YouTube, est-elle emblématique de ces jolies productions, comme la saga du personnage Deadpool de Marvel, ou le site Internet tvtropes.org (taper « fourth wall » dans le moteur de recherche). Une jolie autoréférence figurait aussi à l’un des derniers défilés de Christian Dior – en juillet 2019 –, où l’un des mannequins n’était habillé en tout et pour tout que d’une maquette en 3D (passée à l’or fin) du siège même de la maison de haute couture à Paris (30 avenue Montaigne – rappelant ainsi que ledit siège fermait deux ans pour travaux) : pour le coup, vraiment, une robe Dior de la maison Dior !

Donnons juste quelques noms d’artistes francophones pour le « 9e art » (la bande dessinée) : Fred (Frédéric Othon Théodore Aristidès, connu surtout pour sa série Philémon), Étienne Lecroart, Philippe Geluck, Pascal Jousselin, Marc-Antoine Mathieu – soit une belle lignée de « déconstructeurs » légers et pleins d’humour (« Le mot enveloppe contient neuf lettres », Philippe Geluck). Et terminons avec un « genre » peu connu, celui du folioscope (ou flipbook). Il s’agit de petits livres dessinés que l’on feuillette rapidement du pouce et qui donnent l’illusion du mouvement. Celui de Julia Featheringill nommé « 7 ½" » montre un mètre ruban qui se déploie et vient mesurer la taille (sur deux pages) de l’œuvre elle-même (soit sept pouces et demi). « Cut », de Marie Bocquet, montre un tranchet, coupant en son milieu l’objet que nous tenons en main – lequel est en effet coupé en deux tout à la fin du feuilletage ! Il y a aussi ces folioscopes tout simples qui montrent un ventilateur en train de tourner – bel écho de l’air que met en mouvement le feuilletage lui-même ! Nous vous laissons chercher en ligne l’ingénieux travail de Scott Black.

2. Quelques autoréférences textuelles

Les jeux avec le langage sont un terrain de choix pour l’autoréférence. Commençons, en vrac, par quelques considérations tirées des livres de Douglas Hofstadter (lequel sera repris ci-dessous par les lettres DH), mêlées à d’autres travaux anonymes (trouvés sur la toile), apocryphes ou bien attestés – le taux d’autoréflexivité y varie, certes, mais l’on ne mégotera pas son plaisir (avenue de Marigny ou pas) :

« Un miroir réfléchissant un miroir. » (DH, anticipant la série Venise II produite par l’artiste Valérie Belin en 1997)
« J’espère que mon vœu ne sera pas exaucé ! » (DH)
« L’éternellement incompréhensible à propos du monde est sa compréhensibilité. » (Albert Einstein)
« L’univers est le plus bel édifice jamais construit par personne » (G. K. Chesterton)
« Votre maison brûle et vous ne pouvez sauver qu’une seule chose : qu’emportez-vous ?
– Le feu ! » (Jean Cocteau)
« Werner Heisenberg a peut-être dormi ici. » (Une plaque sur une maison)
« Je parle très mieux français que toi, et je te merde. » (Coluche)
« Je t’ai dit un million de fois de ne pas exagérer. »
« N’y touchez pas, il est brisé ! » (Sully Prud’homme)
« Fusillons les extrémistes ».
« J’ai des problèmes avec ma mémoire à court terme, mais surtout avec ma mémoire à court terme. »
« Intraduisible : unübersetzbar, untranslatable, intraducible, onvertaalbaar, amétaphrastos, lefordithatatlan, othidanlegr, onyakù-denikaï, tercüme édilemez, uoversettelig... »

Loi d’Hofstadter :
« Les choses prennent toujours plus de temps que prévu, même en tenant compte de la loi d’Hofstadter. »

« Je dois en toute hâte enfoncer avec le pouce des a et des ou dans mes trtes avant de les enfourner. » (Éric Chevillard)
« Enfant cruel, j’arrache les ailes des ibeues. » (Éric Chevillard)
« Le long couloir de l’hôpital psychiatrique débouche sur un long couloir qui conduit à un long couloir menant droit à un long couloir au bout duquel enfin vous voilà fou. » (Éric Chevillard)
« Le compagnon de jeu du chat, toujours disponible, toujours partant, est l’autre moitié du chat. » (Éric Chevillard)
« Puis le médecin légiste mourut à son tour, sans savoir où, quand, comment ni pourquoi. » (Éric Chevillard)

« Rompre avec soi-même. Que chaque moitié parte de son côté. » (Régis Jauffret)
« Je suis schizophrène et moi aussi. » (Thomas Jung)
« Que ceux qui croient en la télékinésie lèvent ma main. »
« La réalité est une illusion due au manque d’alcool. » (W. C. Fields)
« Je buvais pour noyer ma peine, mais la garce apprit à nager. » (Frida Kahlo)
« Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » (Paul Valéry)
« La porte de l’invisible doit être visible. » (René Daumal)
« Pour rien au monde je ne voudrais appartenir à un club qui m’accepterait pour membre. » (Groucho Marx).
« Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait. » (Montaigne)
« Les lettres anonymes sont d’une lâcheté sans nom. » (George Auriol)

« Le lecteur de cette phrase n’existe que maintenant. » (DH)
« Cette phrase vous a changé : vous ne pouvez pas ne pas l’avoir lue. » (DH)
« Cette phrase comporte une faute vers la faim. »
« Voici une phrase avec "oignons", "salade", "tomates" et "quelques frites". (DH)
« Voici un hamburger avec des voyelles, des consonnes, des virgules et un point final. (DH)
« Il ma que des let res pour bien lire c tte ph ase. » (DH)
« Cette phrase ne vous évoque-t-elle pas Agatha Christie ? » (DH)
« L’aposiopèse est l’interruption soudaine d’une ph ».
« Je suis la littérale traduction d’une anglaise phrase. » (DH)
« alphabétique cette de Les mots ordre par phrase rangés sont. »
« Les mots de cette phrase ne sont pas rangés par ordre alphabétique. »
« Alphabétique classement des huit mots sous vos yeux. »

« On a beau intervertir l’ordre des facteurs, le courrier n’arrive pas plus vite. » (Pierre Dac)
« Coquille d’euf. »

3. Autoréférences avec des chiffres et des lettres

HU1T M0T5 4V3C D35 CH1FFR35 3T D35 L377R35.

Cette phrase contient plus de quarante-cinq lettres. [FAUX]
Cette phrase contient moins de quarante-cinq lettres. [FAUX]
Cette phrase contient quarante-cinq lettres. [FAUX]

Cette phrase contient dix-sept des vingt-six lettres de l’alphabet. [VRAI]
Cette phrase contient dix-huit des vingt-six lettres de l’alphabet. [VRAI]
Cette phrase contient dix-neuf des vingt-six lettres de l’alphabet. [VRAI]

Avec cinq mots de moins, cette phrase ferait cinq mots.

Français :
Cinq C, cinq I, cinq N, cinq Q.
Six S, six I, six X, six U, six N, un A, un B, un C, un D, un E (il y a de nombreuses variantes sur ce motif).
Italien :
Sette E, tre R, tre S, sette T.
Allemand :
Acht A, acht C, acht E, acht H, acht I, acht N, acht T, ein B, ein D, ein F, ein G, ein J, ein K, ein L (nombreuses variantes aussi).

Et toujours en allemand (Manfred Arens) :
Dieser Satz enthält genau fünf "E".
Dieser Satz enthält genau sechs "E".
Dieser Satz enthält genau sieben "E".
In diesem Satz sind genau fünfundvierzig Buchstaben.
In diesem Satz sind genau sechsundvierzig Buchstaben.
In diesem Satz sind genau siebenundvierzig Buchstaben.

Trois a, un b, trois plus un c, trois plus un d, un f, cinq g, trois plus un h, vingt-six i, un j, un k, huit l, trois m, vingt-trois n, dix o, huit plus un p, trois plus un q, huit plus un r, vingt-trois moins un s, dix plus six t, vingt-cinq u, cinq v, un w, six x, un y, un z, mais pas d’ ... (Gilles Esposito-Farèse, paraphrasant La Disparition de Georges Perec)

Le noMbre CaChé Dans Ce ChronograMMe est CInq MILLe troIs Cent CInquante-quatre.
Le noMbre CaChé Dans Ce ChronograMMe est CInq MILLe troIs Cent soIXante-CInq.
Le noMbre CaChé Dans Ce ChronograMMe est CInq MILLe CInq Cent CInquante-CInq.
(Pascal Kaeser)
Notons que les deux seuls nombres autochronogrammes français sont 2227 et 2228 :
DeuX MILLe DeuX Cent VIngt-sept / DeuX MILLe DeuX Cent VIngt-huIt.

Il y a 3 types de mathématiciens : ceux qui savent compter et ceux qui ne savent pas.
Il y a 10 types d’humains : ceux qui comprennent le binaire et ceux qui ne le comprennent pas.
Besoin de cours de rattrapage en maths ? Appelez le 00-1-[(17x)(12i)^5]-[cos(xy)/1.8362x]
Paresse : loi n° 14558795506716008212293 – vous n’avez pas lu ce nombre en entier.

4. Trois questions à résoudre :

1) Ajouter deux caractères à cette phrase pour qu’elle comporte neuf mots.

2) Lu dans Sciences et Avenir d’août 2003, p. 91 :
L nmbr mstrx
Ql st l pls ptt nmbr ntr nn dntfbl s n l pplq l mm trtmnt q ctt phrs ?


3) « Il y a exactement 1 0, 7 1, 3 2, 2 3, 1 4, 1 5, 1 6, 2 7, 1 8 et 1 9 dans cette phrase ». Trouver une autre phrase construite sur le même modèle.

[Les réponses sont fournies en fin d’article. On notera que le dernier exercice conduit rapidement à l’étude des nombres autobiographiques : il n’y en a que 109 et ils sont évoqués plus loin].

5. Trois suites de mots autodescriptives infinies

« Deux mots, une virgule, deux mots, une virgule, deux mots, une virgule,... »
« Consonne, voyelle, consonne, consonne, voyelle, consonne, consonne, voyelle, consonne, voyelle, voyelle, voyelle,… »
« Les E de cet énoncé sont en position deux, quatre, six, huit, dix, quinze, vingt, trente et un, trente-neuf,… » 

On notera que certaines lettres de l’alphabet (contrairement à E) ne produisent pas de telles suites infinies : « Les A de cet énoncé sont en position quatre et trente-deux. »
On peut toujours essayer de formuler les choses autrement : « Les A de cette phrase sont aux positions quatre, quinze, vingt-deux et trente-six »… mais la rareté de la lettre A, dans les noms de nombres en français, semble condamner les énoncés de ce type à la finitude.

6. Autoréférences avec des nombres

Au lieu de décrire la position d’une lettre particulière dans un énoncé en français (ou en anglais, en allemand, en italien… comme ci-dessus), on peut choisir de décrire les rangs qu’occupent, dans une suite de nombres, des chiffres bien précis.

Ainsi en est-il des « 1 » ici – on voit qu’ils occupent les positions que fournit la suite elle-même :
1, 3, 10, 6, 11, 7, 21, 13, 15, 17, 19, 101, 24, 100, 29, 102, 34, 103, 39, 104, 44, 105, 49,...
(Il y a bien un « 1 » en position 1, un autre en position 3, puis en position 10, en position 6, etc.)

De même pour les « 2 » ici :
2, 20, 1, 6, 21, 9, 22, 10, 15, 23, 19, 222, 220, 25, 27, 29, 32, 35, 200, 40, 201, 45, 202, 47,...
Les suites construites sur les huit autres chiffres (dont « 0 ») sont accessibles via https://oeis.org/A210415.

Et les nombres autobiographiques ? Voici le plus petit : 22. Il faut le lire 2 « 2 », ce qui est vrai : 22 affiche bien deux exemplaires du chiffre 2. Le suivant est 10213223 qui affiche un 0, deux 1, trois 2 et deux 3. Il n’y a que 109 nombres autobiographiques – car on considère que 10213223 et 10212332  sont identiques (la description est la même, mais les paires de chiffres sont dans un autre ordre). Le 108e et avant-dernier nombre autobiographique est 10713223141516271819 – lequel est la concaténation des chiffres qui servent à expliquer la 3e « question à résoudre », plus haut. Le 109e et dernier nombre autobiographique est la réponse à cette 3e question.
 La notion de nombre autobiographique fut étendue afin d’inclure les entiers comme 10213223 et 10212332. De là naquirent les « nombres autodécrits » (self-describing numbers dans l’OEIS) : 22 en fait partie, bien sûr, mais 4444 aussi – car les descriptions redondantes sont admises. Les sept premiers termes de la suite sont ainsi : 22, 4444, 224444, 442244, 444422, 666666 et 10123133. Cette suite est finie, elle aussi, mais nul n’en connaît le nombre de termes. Robert G. Wilson conjectura en 2012 que le dernier en est 9998979595959595848484848484848476737373737373736262626262625151515110.
 Les nombres de Skolem-Langford sont de deux types : fort et faible. Le principe commun est celui-ci : entre deux chiffres d, il y a d chiffres. Ainsi 12132003 comporte-t-il un chiffre entre ses deux 1, deux chiffres entre ses deux 2, trois chiffres entre ses deux 3 et aucun chiffre entre ses deux 0. Les Skolem-Langford forts exigent la présence en leur sein de tous les chiffres entre 0 et le plus grand d’entre eux (c’est le cas de 12132003) ; les Skolem-Langford faibles non (2002, par exemple, ne comporte pas de chiffres 1, il est donc faible). Les deux familles de nombres sont finies, et le plus grand SL-fort est 867315136875420024. Trouverez-vous le plus grand SL-faible ? Et le plus grand SL-faible qui soit aussi premier ?

Que serait une suite auto-acronymique d’entiers ? C’est une suite dont le k-ième terme commence par le k-ième chiffre de la suite :
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 21, 14, 31, 22, 15, 16, 41, 32, 17, 23, 24, 18, 51,...
On voit que le 10e terme (11) commence bien par le 10e chiffre (1), et que le 13e terme (21) commence par le 13e chiffre (le 2 de 12). Cette suite est autoréférente à sa manière (acronymique – et elle nous rappelle que AEQL est un acronyme en quatre lettres appartenant, comme SNCF ou FIAT à la famille des AEQL – les acronymes en quatre lettres).

La suite de Kolakoski décrit la taille des blocs de nombres identiques qui la constituent :
1, 2, 2, 1, 1, 2, 1, 2, 2, 1, 2, 2, 1, 1, 2, 1, 1, 2, 2, 1, 2, 1, 1, 2, 1, 2, 2, 1, 1,...  
Le premier bloc est de taille 1 (il ne comporte qu’un chiffre 1) ; le second bloc est de taille2 (il comporte deux chiffres 2) ; le troisième est de taille 2 aussi (il comporte deux chiffres 1) ; le quatrième est de taille 1 (il ne comporte qu’un seul chiffre 2) ; etc. Cette suite est donc autoréférente (du point de vue de la taille de ses blocs homogènes). Elle est même fractale : si vous remplacez chaque bloc par sa taille, vous retrouvez la suite de départ. Kolakoski comporte-t-elle autant de chiffres 1 que de chiffres 2 ? On l’ignore toujours.

Inspirée par Kolakoski, voici une suite qui décrit la taille des blocs de termes strictement croissants qui la constituent :
2, 3, 1, 2, 3, 1, 1, 2, 1, 2, 3, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 2, 1, 2, 3, 1, 1, 1, 1, 2, 1, 1, 1,...

Le premier bloc est de taille 2 (il est composé des termes 2 et 3, avec 3 plus grand que 2) ; le second bloc est de taille 3 (les termes 1, 2 et 3, rangés par ordre croissant) ; le troisième est de taille 1 (oui, le 6e terme de la suite est bien un 1 isolé car il n’est pas suivi par un terme plus grand que lui) ; etc. À l’inverse de Kolakoski, cette suite est totalement prévisible grâce à un morphisme élémentaire (supprimer le 2 initial puis appliquer 3-->123, 2-->12, 1->1).

Kolakoski nous donne l’occasion d’évoquer une suite triplement fractale, composée ici aussi de deux éléments uniques « en un certain ordre assemblés » – ordre chaotique au premier abord :
1, 0, 1, 1, 1, 0, 0, 1, 1, 1, 1, 0, 1, 1, 0, 1, 0, 1, 0, 0, 1, 1, 1, 1, 1, 0, 0, 1, 1,...
Voici le mode d’emploi : si a(n) = 0, souligner a(n+1) ; si a(n) = 1, souligner a(n+2). Les termes soulignés deux fois reconstituent la suite de départ. De même pour les termes qui ne sont soulignés qu’une fois. Et pareil pour ceux qui ne sont pas soulignés du tout. On a donc tressé ci-dessus trois suites identiques qui en constituent une quatrième, d’aspect désordonné. Pourtant cette dernière cache un ordre profond – accessible grâce à une règle de soulignement très simple.

Poursuivons ces suites autoréférentes par celle étiquetée A299872 dans l’OEIS. Le principe de la concaténation est à l’œuvre ici – et les 14 premiers termes en sont :
9, 90, 891, 8918, 89181, 891802, 8918027, 89180271, 891802702, 8918027027, 89180270270, 891802702701, 8918027027002, 89180270270027,... 
Si vous voulez connaître la somme de ces 14 premiers termes, il vous suffit de concaténer les 14 premiers chiffres de la suite ! Et cela vaut pour toute somme de termes successifs commençant par le premier (la somme des trois premiers termes de la suite vaut 990, et 990 est bien la concaténation des trois premiers chiffres de la suite). On s’arrête donc dans notre exemple après le 14e chiffre : 9, 90, 891, 8918, 8918 STOP. La somme cherchée vaut donc 99089189188918. Neil Sloane a donné l’étiquette A300000 à la première des suites lexicographiques ayant cette propriété (elle commence par 1 ; essayez de la fabriquer avant d’aller voir la réponse !-)

Terminons par la suite 1, 10, 2, 4, 100, 101, 11, 12, 13, 14, 30, 1000, 10000, 40, 41, 100000, 102, 43,... dont chaque terme k est la somme des k premiers chiffres de la suite elle-même ; ainsi, après le 1 trivial du début, vérifiera-t-on que les 10 premiers chiffres ont pour somme 10 (1+1+0+2+4+1+0+0+1+0 = 10), que les 2 premiers chiffres ont pour somme 2 (1+1 = 2) ; que les 4 premiers chiffres ont pour somme 4 (1+1+0+2 = 4) ; etc.

7. Autoréférences récentes

– « Une caserne de pompiers près de Vierzon est entièrement détruite par le feu » (France 3, 10 juillet 2019).
– Ce titre du Monde (12 août 2019) : « Menton : un policier tue un SDF armé d’un couteau qui tentait de se suicider ».
– Un portrait géant de Brel est visible depuis août 2019 sur un immeuble de Vesoul : il regarde la ville.
– Ce titre de Libération (fin juillet 2019) : « Comment calculer le prix du calcul ? » (à propos du supercalculateur Jean-Zay installé à l’Idris).
– « La calclacite est un minéral qui se forme dans les tiroirs en chêne des collectionneurs de minéraux » Science & Vie (juillet 2019).
– Dans le même numéro : « Le musée de la robotique sera construit par des robots. »
– Le sous-titre d’un article de Pour la Science en juin 2019 : « La théorie de l’évolution ne cesse d’évoluer ».
– Cette remarque tirée du site « Futility Closet » (elle ne fonctionne qu’en anglais) : « UPPER TYPEWRITER ROW is typed on the upper row of a typewriter. »
Amos Oz, cité par la rabbin Delphine Horvilleur en avril dernier à Bruxelles : « Nous autres Juifs sommes incapables de souscrire à quoi que ce soit qui commence par les mots ‘Nous autres Juifs’ ».
– La rubrique de mathématiques « Affaire de logique » n° 1111, parue dans le Monde du 11 septembre dernier, interroge 1111 et la divisibilité par 11.

8. Questions sans réponses

– Pourquoi les mauvais numéros de téléphone ne sont-ils jamais occupés ?
– Si l’homme a évolué à partir du singe, pourquoi y a-t-il encore des singes ?
– Comment reconnaît-on une boucle sans fin ?
– Que faire si une espèce en voie de disparition en attaque une autre ?
– Quelle est la vitesse de l’obscurité ?
– Un bombardier furtif qui tombe dans une forêt fait-il du bruit ?
– S’il y a zéro degré aujourd’hui, peut-il faire deux fois plus froid demain ?
– Un arbre qui tombe sur un mime, ça fait du bruit ?
– Un monde où l’on ne ferait aucune hypothèse est-il concevable ?
– Si les pattes de lapin portent bonheur, qu’en est-il des lapins ?
– Quand les dessinateurs de pancartes font grève, que lit-on sur les leurs ?
– Un million de Shakespeare dactylographes écriront-ils un jour comme un singe ?
– Pourquoi les voyantes vous demandent-elles votre nom ?
– Pourquoi ne pas écrire phonétique comme ça se prononce ?
– Pour trouver le sommeil, que comptent les moutons ?
– Un taximan à mi-temps est-il semi-conducteur ?
– Le polystyrène qu’il faut livrer, on le protège avec quoi ?
– Si l’amour est aveugle, pourquoi vend-on de la lingerie ?
– Pourquoi peut-on avoir une pizza à la maison plus vite qu’une ambulance ?
– Peut-on être totalement nuancé ?
– Pourquoi le jus de citron contient-il des saveurs artificielles et le liquide de vaisselle de vrais citrons ?
– Les mots plesionyme et poecilonyme sont-ils vraiment des synonymes de synonyme ?
– Pourquoi n’y a-t-il pas de nourriture pour chat au goût de souris ?
– Pourquoi stériliser l’aiguille qui sert à l’euthanasie ?
– Si l’avion est si sûr, pourquoi se rendre au terminal ?
– Comment le panneau DÉFENSE DE MARCHER SUR LA PELOUSE arrive-il au milieu de la pelouse ?
– Les bombes qu’on fabrique aujourd’hui sont-elles meilleures ou pires que les anciennes ?
– Comment faire pour se débarrasser d’un vieux boomerang ?
– Quand on étrangle un Schtroumpf, quelle couleur prend-il ?
– Pourquoi les kamikazes portaient-ils un casque ?
– Est-il possible d’être deux fois de suite à moitié mort ?
– Pourquoi n’y a-t-il qu’une seule commission chargée des monopoles ?
– De quelle couleur est le caméléon qu’on pose sur un miroir ?
– Pour arriver le matin à son travail, comment fait le conducteur du chasse-neige ?
– Que veut dire le mot « amnésie » ?
– Comment deviner que la cartouche d’encre sympathique est vide ?
– Un livre sur l’échec qui ne se vend pas est-il un succès ?
– La réponse est-elle la mort de toute question ?
– « Vous écoutez un programme de musique ininterrompue. »

9. Quelques dactylographismes
(à la manière de Pierre Etaix)

É R O S I O N
É R O S I O
É R O S I
É R O S
É R O
É R
É

G O M M E
G O M M
G O M
G O
G
10. Un problème d’échecs autoréférent

La position suivante, publiée dans la revue Europe Échecs, est sa propre légende : les pièces dessinent « #3 » que les amateurs de problèmes lisent Blanc mate en 3 coups.

8/1/f/p2NR/ppkpp2P/1n1n2KP/PPPPP2P/1R1Q2BB/8/8


11. Réponses aux questions

1) Il suffit de mettre des guillemets avant Ajouter et après qu’elle.

2) Le plus petit nombre non identifiable si on lui applique le même traitement que supra (suppression des voyelles) est deux (car dx peut aussi renvoyer à dix).

3) « Il y a exactement 1 0, 11 1, 2 2, 1 3, 1 4, 1 5, 1 6, 1 7, 1 8 et 1 9 dans cette phrase. »

Le plus grand Skolem-Langford fort est 867315136875420024.
Le plus grand Skolem-Langford faible et premier est 973006384792642181.


Il est temps d’arrêter là
(cette pendule est dans la cuisine de l’auteur).
























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