Françoise Sagan & Denis Westhoff


Sagan sur le plateau de "Bonjour tristesse"

Jean Seberg sur le plateau de "Bonjour tristesse"


Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.

Cet été-là, j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse. Les « autres » étaient mon père et Elsa, sa maîtresse. Il me faut tout de suite expliquer cette situation qui peut paraître fausse. Mon père avait quarante ans, il était veuf depuis quinze ; c’était un homme jeune, plein de vitalité, de possibilités, et, à ma sortie de pension, deux ans plus tôt, je n’avais pas pu ne pas comprendre qu’il vécût avec une femme. J’avais moins vite admis qu’il en changeât tous les six mois ! Mais bientôt sa séduction, cette vie nouvelle et facile, mes dispositions, m’y amenèrent. C’était un homme léger, habile en affaires, toujours curieux et vite lassé, et qui plaisait aux femmes. Je n’eus aucun mal à l’aimer, et tendrement, car il était bon, généreux, gai, et plein d’affection pour moi. Je n’imagine pas de meilleur ami ni de plus distrayant.

À ce début d’été, il poussa même la gentillesse jusqu’à me demander si la compagnie d’Elsa, sa maîtresse actuelle, ne m’ennuierait pas pendant les vacances. Je ne pus que l’encourager car je savais son besoin des femmes et que, d’autre part, Elsa ne nous fatiguerait pas. C’était une grande fille rousse, mi-créature, mi-mondaine, qui faisait de la figuration dans les studios et les bars des Champs- Élysées. Elle était gentille, assez simple et sans prétentions sérieuses. Nous étions d’ailleurs trop heureux de partir, mon père et moi, pour faire objection à quoi que ce soit. Il avait loué, sur la Méditerranée, une grande villa blanche, isolée, ravissante, dont nous rêvions depuis les premières chaleurs de juin. Elle était bâtie sur un promontoire, dominant la mer, cachée de la route par un bois de pins ; un chemin de chèvre descendait à une petite crique dorée, bordée de rochers roux où se balançait la mer.

Les premiers jours furent éblouissants. Nous passions des heures sur la plage, écrasés de chaleur, prenant peu à peu une couleur saine et dorée, à l’exception d’Elsa qui rougissait et pelait dans d’affreuses souffrances. Mon père exécutait des mouvements de jambes compliqués pour faire disparaître un début d’estomac incompatible avec ses dispositions de Don Juan. Dès l’aube, j’étais dans l’eau, une eau fraîche et transparente où je m’enfouissais, où je m’épuisais en des mouvements désordonnés pour me laver de toutes les ombres, de toutes les poussières de Paris. Je m’allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, le laissais s’enfuir de mes doigts en un jet jaunâtre et doux ; je me disais  qu’il s’enfuyait comme le temps, que c’était une idée facile et qu’il était agréable d’avoir des idées faciles. C’était l’été.

Le sixième jour, je vis Cyril pour la première fois. Il longeait la cote sur un petit bateau à voile et chavira devant notre crique. Je l’aidai à récupérer ses affaires et, au milieu de nos rires, j’appris qu’il s’appelait Cyril, qu’il était étudiant en droit et passait ses vacances avec sa mère, dans une villa voisine. Il avait un visage de Latin, très brun, très ouvert, avec quelque chose d’équilibré, de protecteur, qui me plut. Pourtant, je fuyais ces étudiants de l’Université, brutaux, préoccupés d’eux-mêmes, de leur jeunesse surtout, y trouvant le sujet d’un drame ou un prétexte à leur ennui. Je n’aimais pas la jeunesse. Je leur préférais de beaucoup les amis de mon père, des hommes de quarante ans qui me parlaient avec courtoisie et attendrissement, me témoignaient une douceur de père et d’amant. Mais Cyril me plut. Il était grand et parfois beau, d’une beauté qui donnait confiance. Sans partager avec mon père cette aversion pour la laideur qui nous faisait souvent fréquenter des gens stupides, j’éprouvais en face des gens dénués de tout charme physique une sorte de gêne, d’absence ; leur résignation à ne pas plaire me semblait une infirmité indécente. Car, que cherchions-nous, sinon plaire ? Je ne sais pas encore aujourd’hui si ce goût de conquête cache une surabondance de vitalité, un goût d’emprise ou le besoin furtif, inavoué, d’être rassuré sur soi-même, soutenu.
[...]


Un roman noir
Marie-Dominique Lelièvre pour le JDD

L’inédit de Françoise Sagan publié fin septembre, « Les Quatre Coins du cœur », n’en est pas vraiment un. C’est un projet de scénario abandonné qui a été largement modifié par un rewriter inconnu trahison La journaliste et écrivaine Marie-Dominique Lelièvre, biographe de la romancière, dévoile la genèse d’un (mauvais) coup d’édition qui n’honore pas son œuvre.

Le 19 septembre, les éditions Plon exhumaient un « roman posthume » de Sagan, dont son fils, Denis Westhoff, a retrouvé une photocopie « égarée dans un amas de dossiers et d’archives ». Le livre, intitulé Les Quatre Coins du cœur, s’ouvre sur une narration de Westhoff relatant la découverte du manuscrit au fond d’un tiroir. Un « miracle », écrit-il. « Le contour des lettres n’était plus tout à fait net. Des ratures, annotations et corrections, dont j’ignorais l’origine, y avaient été apportées de manière inégale et de ces deux volumes se trouvant égarés dans un amas de dossiers, de documents et d’archives diverses, il me fallut un certain temps avant de comprendre qu’il s’agissait bien d’un seul et même roman. »

Le tapuscrit original de ce texte se trouve sous mes yeux. Sur la couverture bleue, l’écriture familière a inscrit le titre à l’intérieur d’une étiquette d’écolier : LE CŒUR BATTU. C’est le dernier texte écrit par Françoise Sagan, 171 pages tapées par Isabelle Held, sa fidèle secrétaire, entre le 31 décembre 2000 et le 21 juillet 2003. Une ébauche, une copie de travail, un brouillon inabouti, pas un roman. Dans toute sa maladresse désuète et poignante, il est l’ultime tentative d’un écrivain exténué pour se remettre au travail. Sur la petite étiquette du tapuscrit, l’écriture tremblante de Françoise Sagan dit la fatigue, la faiblesse, l’épuisement d’une naufragée.

Au printemps dernier, Denis Westhoff remet à Sophie Charnavel, énergique et talentueuse patronne de Plon, un fichier Word sur une très chic clé USB frappée de la signature de Sagan. « Je lis, j’adore », dit-elle. Enthousiaste, elle signe en mai un contrat avec Westhoff. Du texte original, elle n’a vu qu’un scan noirci par endroits. Une comparaison ligne à ligne montre qu’avant d’être publié chez Plon, le brouillon inachevé de Françoise Sagan a été confié à un rewriter professionnel qui l’a révisé. L’intrigue, surannée, reste la même : la Touraine, la bourgeoisie, un couple mal marié, une intruse...C’est le style qui a changé. Le document original a perdu son authenticité, à coups de minuscules interventions de « nettoyage ».

Un exemple : à la première page, une « rampe moyenâgeuse » (Sagan) devient… « une rampe de style médiéval » (Plon). La couleur rapide de Sagan cède à une platitude. Un personnage qualifié de « sauteur » par Sagan devient, chez Plon, un « séducteur ». L’image expressive et incarnée a été stérilisée. Des pages du manuscrit original ont disparu, ainsi les 16 et 17. Les a-t-on trouvées un brin sexistes au regard des critères du moment ? Une bouche « un peu affectée » devient « légèrement affectée ». « Elle voulait être comblée » devient « elle voulait en fait être comblée » sans qu’on comprenne ce qu’apporte ce « en fait » surajouté. Un « illico », mot musical cher à Sagan, a sauté. Partout, des phrases sont chahutées, reconstruites ou déconstruites sans raison, des propositions sèches deviennent d’indigestes paragraphes, de savoureuses notations se diluant en chemin. Plus surprenant, un « Fanny avait pris ce voyage comme une mission absurde » devient « Fanny avait accepté ce voyage pour savoir comment évoluait le couple ». Un beau passage sur le deuil, remanié à petites touches, perd sa grâce désolée.


Le rewriter est comme le décorateur auquel on confie une maison de famille décatie mais charmante et qui la transforme en pavillon de banlieue, portail électrique et fenêtres PVC. Tout fonctionne, mais l’âme du lieu s’est enfuie. La réécriture anéantit le rythme propre à l’auteur, elle perturbe le métabolisme subtil des phrases, la présence se volatilise, le texte devient inhabité, neutralisé, vitrifié.

Qui a administré une correction à Sagan ? Denis Westhoff, dans la préface, affirme qu’il était le seul à pouvoir la réécrire. En tant que fils de ? L’enfant de Françoise Quoirez a-t-il hérité des dons de l’écrivain ? Selon Sophie Charnavel, il n’a pas touché au texte, confié à un correcteur extérieur à la maison. Ce dernier avait-il déjà travaillé avec Sagan ? Quel était son cahier des charges ? Une chose est sûre, le livre Plon n’est pas un livre de Françoise Sagan, ni de personne, d’ailleurs. Avec son encéphalogramme plat, il n’a de saganesque que le nom de l’auteur en lettres rouges sur une belle couverture blanche. Une publication du texte tel quel, comme un document, accompagné d’une préface expliquant le contexte, eût peut-être été préférable.

« Quinze ans après sa mort, la merveilleuse Françoise Sagan publie un dernier livre dont le manuscrit dormait, tranquille, au fond d’un tiroir. Merci, Denis Westhoff », écrit Carla Bruni sur son compte Instagram, le 5 octobre 2019. Comme tous les fans de Sagan, elle se réjouit de la publication du livre, dont Plon a tiré 90 000 copies. La critique, elle, exprime rapidement des réserves. « Un roman bâclé et désagréable, écrit Jérôme Garcin, résumant l’avis général. […] Il n’y a pas de place [dans son œuvre] pour Les Quatre Coins du cœur. Dans cet inédit, rédigé on ne sait quand, rafistolé on ne sait comment et sorti d’on ne sait où, Sagan ne se ressemble guère. »
Sagan et Juliette Gréco

La véritable histoire de cette « découverte » est simple. En 2010, Denis Westhoff vend à Ingrid Méchoulam, la dernière compagne de Françoise Sagan, les droits pour le cinéma et la télévision du Cœur battu (Les Quatre coins du cœur) contre une créance de 256 037 euros*. Le texte, ou plutôt une photocopie, est remis à Denis Westhoff par Ingrid Méchoulam le 7 avril 2010. Souhaitant réaliser le dernier vœu de Sagan, Méchoulam entend porter le scénario à l’écran. Le 8 décembre 2010, elle lève l’option et accorde les droits à une société de production, 8 Production, laquelle s’associe avec Alexandra Fechner pour codévelopper le projet. Le tapuscrit est confié au scénariste Stéphane Foenkinos. Un premier projet prévoit de développer le film au cinéma avec Daniel Auteuil et Fanny Ardant dans les rôles principaux. « Un monument de la littérature française, les frères Foenkinos au scénario, un casting de rêve, on y croyait », dit Alexandra Fechner. Moins enthousiastes, les investisseurs jugent le scénario, un marivaudage provincial, périmé. Les producteurs se tournent alors vers la télévision. Cette fois, un trio Gérard Depardieu-Carole Bouquet-Josée Dayan est évoqué. Une nouvelle levée d’option est négociée avec Denis Westhoff pour les droits. Au total, les producteurs auraient investi entre 250 000 et 300 000 euros pour développer le projet. Selon Bernard Bronquart, un des producteurs, Denis Westhoff aurait reçu au total 36 000 euros au titre des levées d’option. « Nous lui avons suggéré d’éditer le texte, afin que le livre et le film sortent au même moment. Il nous a répondu que Le Cœur battu était trop médiocre pour être publié. » Denis Westhoff affirme avoir proposé le texte à l’éditeur Jean-Marc Roberts, alors PDG de Stock, qui lui aurait déconseillé de le publier au regard de sa faible qualité. Dans l’entourage de Roberts, décédé entre-temps, nul ne peut confirmer ce verdict, mais ses collaborateurs se souviennent d’une chose : Roberts ne pouvait publier un inédit de Sagan, car elle était encore sous contrat avec Plon.

Ingrid Méchoulam et Sagan

« En effet, Sagan nous devait encore un livre », confirme son dernier éditeur, Olivier Orban. L’histoire de ce brouillon inachevé cache en fait un scénario noir, celui de l’écroulement financier de Françoise Sagan. Le 25 juillet 1996, Orban avait signé avec elle un nouveau contrat pour deux ouvrages. L’un sera Derrière l’épaule, un essai publié en 1998 et qui se vendra à 90 000 exemplaires. « Ce n’étaient plus les centaines de milliers auxquels elle était habituée, mais c’était pas mal ! », dit Orban. L’autre devait être une fiction. « Je pense qu’elle n’était plus capable d’écrire de roman, confie l’éditeur. Elle était très fatiguée. » À cette époque, elle avait même livré un manuscrit… déjà publié des années auparavant en le faisant passer pour un inédit. « Elle ne pouvait plus percevoir les mensualités que je lui versais, continue Orban. J’avais reçu un avis à tiers détenteur émanant du fisc. » À force de ne pas payer ses impôts, Sagan voit tous ses droits d’auteur saisis à la source chez son éditeur. « Je n’écris pas si je n’ai pas les moyens de le faire, et par la faute de l’État », déclare-t-elle à Orban. « Sagan travaillait pour l’argent, vous savez, fait remarquer l’éditeur. Eût-elle été très fortunée, je crois qu’elle n’aurait pas beaucoup écrit… »

Annabel Schwob-Buffet et Sagan à Saint-Tropez

Pour l’aider, l’éditeur s’adresse en vain à Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Économie (1997-1999). La situation fiscale de Sagan s’est dégradée avec l’arrivée de Jacques Chirac au pouvoir en 1995. Un redressement sévère lui a été infligé pour les années 1993 et 1994. Outre le manuscrit bleu, j’ai devant les yeux un second document inédit, le recours complet introduit par ses avocats contre la décision des services fiscaux du 31 janvier 2002. Un document glaçant qui a les qualités romanesques d’un roman noir. Le fisc passe au crible les relevés bancaires de Sagan, ses déclarations d’impôts et son train de vie, qu’il évalue à 700 000 francs en 1994, soit environ 110 000 euros actuels. Il n’oublie que la coke, deux grammes par jour, environ 100 euros quotidiens au tarif de l’époque. En creux, on devine la naïveté ou la désinvolture de Sagan : en parfaite transparence, elle verse sur son compte toute somme, quelle qu’en soit la provenance. Ce n’est pas la reine du blanchiment. Résultat, le fisc taxe des « prêts » consentis par ses amies Charlotte Aillaud, la sœur de Juliette Gréco, et Ingrid Méchoulam, ainsi que la rénovation de sa maison normande, financée par une société suisse en règlement d’une commission occulte*. Au terme de cette vivisection, Sagan doit environ 1 200 000 euros au fisc. Sa maison normande et tous ses objets personnels sont saisis par ses créanciers, notamment la banque Dexia, à laquelle elle a emprunté pour payer ses impôts. Les branches auxquelles elle tente de s’agripper l’entraînent vers le fond : son avocat fiscaliste, devenu la bête noire du fisc, est mis en examen dans l’affaire de l’« Angolagate », une histoire de marchands d’armes, et interdit d’exercer.

Duras et Sagan

C’est dans ce terrifiant désastre que Sagan inscrit d’une main vacillante le titre Le Cœur battu sur l’étiquette bleue. Une dernière bouteille à la mer. Le projet s’appelle tantôt Le Cœur battu, tantôt Les Quatre Coins du cœur. Elle, le cœur, elle ne l’a plus à l’ouvrage. Pour créer, il faut du désir, du plaisir, de l’ardeur. Sagan, elle, s’épuise. Le manuscrit bleu comporte quelques trous, en fait des points de suspension, rares. Pour le remettre d’aplomb, il suffit aujourd’hui de se transporter chez Isabelle Held, sa secrétaire. Rien n’a changé dans son petit appartement parisien du côté de Glacière, les plaids écossais, le chat, la photo de Françoise… Devenue presque aveugle, elle ne porte plus ses lunettes de chouette. Mais elle a l’ouïe fine et un matin, en écoutant France Inter, elle a été étonnée d’entendre la nouvelle voix de Denis Westhoff, qui parle maintenant comme Caroline Loeb interprétant Sagan au théâtre. « C’était étrange, il semblait lire un texte policé, comme un acteur. Je ne le retrouvais pas. » Surprise, Isabelle Held l’entend évoquer un inédit « violemment saganesque [qui] concentre tout son esprit, son talent, son humour ». Un roman inédit ? Isabelle Held tape tous les textes de Sagan depuis 1970. Le premier manuscrit a été celui de Des bleus à l’âme, le dernier celui du Cœur battu, dont elle a conservé un double. Une esquisse impubliable, pense-t-elle. Elle a adoré les textes de Sagan. Sauf à la fin. « Françoise avait perdu l’envie d’écrire. Elle le disait, d’ailleurs. » Souvent alitée, dans sa maison de Barneville-la-Bertran ou avenue Foch, chez Ingrid Méchoulam, Sagan travaillait de moins en moins. « Elle avait perdu la fluidité. Elle le savait. » Angoissée, Sagan lui demandait de plus en plus souvent son avis. « Je lui mentais, bien sûr. “C’est très bien”, disais-je. “Pourquoi me posez-vous cette question ?” » L’assistante ménage l’écrivain, mais la vérité, c’est qu’elle n’entend plus le souple timbre de Sagan, sa vivacité, sa fantaisie, ses fulgurances désinvoltes, ses images virtuoses. « Elle avait perdu son talent. » Et son élégance, aussi. Les exemplaires, Isabelle en tape toujours deux, l’un pour Françoise, l’autre pour elle-même. Parfois elle ne parvient pas à se relire et laisse un blanc dans le texte, que Françoise complète à la relecture. D’où ces points de suspension qui intrigueront le fils de l’écrivain. Les derniers temps, trop faible pour intégrer elle-même les corrections, elle en charge Isabelle Held, dont l’écriture figure sur le tapuscrit bleu.


Le 4 avril 2002, Guillaume Durand, qui anime alors le magazine littéraire Campus sur France 2, se rend avenue Foch pour interviewer Sagan. « Je découvre une femme seule dans un luxueux appartement aux murs émeraude. Sagan vit dans un palais, mais sans un rond pour payer ses cigarettes. » Elle l’accueille en pyjama d’intérieur, chaussettes Burlington et mocassins américains. « Elle m’explique qu’elle doit un livre à Plon, qu’il n’est pas terminé et qu’elle ne veut pas le terminer parce que tout finira chez le fisc. » À cette date, elle n’a plus de compte bancaire, tous ses avoirs sont saisis chez ses éditeurs. Un seul refuge, un livret B de la Caisse d’épargne négligé par le fisc. « Le fisc l’a flinguée, elle, l’oiseau le plus fin et le plus intelligent du monde », dit Durand. Sa dernière carte de crédit, elle l’a offerte à son amie Florence Malraux. Pour la renflouer, Durand lui propose l’idée d’un livre d’entretiens autour de ses lectures et de la littérature. Elle accepte. Muni d’un magnétophone, il se rend deux fois par semaine avenue Foch. Elle le reçoit allongée sur un petit lit, ou parfois un grand lit. « Cher Guillaume, croyez-vous que je sois en état d’écrire ? lui demande-t-elle, s’interrogeant sur son talent perdu. Pourquoi je n’y arrive plus ? » « Elle avait la conscience d’un talent gâché », souffle Durand. Un jour, il sonne en bas de l’immeuble, elle n’est plus là. Elle a été transportée à Équemauville (Calvados), puis à l’hôpital. Il conserve les bribes d’entretien dans un dossier rouge. Il s’est engagé à ne jamais rien publier d’indigne de Sagan.

Dans le cimetière de Seuzac (Lot), la tombe de Françoise Sagan est à l’abandon. La pierre tombale a noirci, le lichen entame peu à peu les lettres gravées : Françoise Quoirez Sagan, 1935- 2004. Sur la sépulture délaissée, des visiteurs abandonnent des galets, de menus jouets, une fleur se fossilise dans le goulot d’une bouteille d’un champagne bon marché. Elle, elle aurait besoin d’une petite révision.

----------
* Le 20 décembre 1993, Ingrid Méchoulam avait prêté 1289193,87 francs à son amie pour payer un arriéré d’impôts. La somme avait fait l’objet d’une reconnaissance de dette en 1998, afin d’éviter que le fisc ne la considère comme un « revenu dissimulé ». Ingrid Méchoulam présente sa créance en 2009 pour que celle-ci ne soit pas taxée par le fisc de cadeau. Un mois plus tard, Denis Westhoff la conteste devant le tribunal, mais est débouté en première instance. Les deux parties négocient, et parviennent à un accord.

** Dans le cadre de l’affaire Elf, Sagan a été dénoncée par l’intermédiaire André Guelfi (mort en 2016) à la juge Eva Joly. Depuis la Suisse, Guelfi a réglé en direct un bureau d’études, le CID (avec un chèque de 4millions de francs, soit 850000 euros). Le CID prétendra avoir réglé les travaux effectués dans le manoir normand de la romancière pour le même montant.


60000
Le nombre d’exemplaires vendus des «Quatre Coins du cœur », selon l’éditeur Plon, qui en a tiré 90000.

Son vrai dernier roman « Le Miroir égaré », son récit précédent, reste la vraie dernière œuvre de fiction de l’écrivaine. Elle date de 1996. Et narre la rencontre d’une journaliste et d’un éditeur. Ils s’aiment. Ils ne sont pas riches. Et, un jour, quelqu’un vient tout dérégler.

Françoise Sagan en cinq dates :
1935 Naissance à Cajarc (Lot)
1954 « Bonjour Tristesse »
1957 Victime d’un grave accident de voiture, elle devient dépendante aux médicaments
1962 Naissance de son fils Denis Westhoff
2004 Mort à Honfleur (Calvados)
_______________________

Françoise Sagan sur Wikipédia :

Françoise Delphine Quoirez naît le 21 juin 1935 à Cajarc, dans le Lot, où vit sa famille maternelle, les Laubard, propriétaires terriens. Sa mère, Marie Laubard (1903-1989), est l'épouse de Pierre Quoirez (1900-1978), issu d'une famille d'industriels du nord de la France. Ingénieur IDN (École centrale de Lille, promotion 1921), il dirige la société des fours Rousseau, à Argenteuil.

Françoise est la quatrième enfant du couple. Sa sœur Suzanne est née le 6 janvier 1924, son frère Jacques le 20 août 1927. Un autre frère, Maurice, est mort en bas âge. Après la perte de cet enfant, la naissance d'une petite fille apparaît aux Quoirez comme un cadeau du ciel. Ils passent à Françoise tous ses caprices :

« Elle était une enfant pourrie-gâtée, dit sa sœur à la journaliste Marie-Dominique Lelièvre. Toute sa vie, elle a joui d'une totale impunité. »

« Adulte, écrit Tristan Savin, gâtée par le succès, elle restera un Petit Poucet androgyne, qui sème des trous de cigarettes partout sur son passage. »

Françoise Sagan est surnommée « Kiki ». Son enfance se partage entre Paris et le Lot. Durant l'Occupation, la famille vit à Lyon et passe week-ends et vacances à Saint-Marcellin, dans l'Isère, où Pierre Quoirez dirige l'antenne de la Compagnie générale d'électricité.

Françoise Sagan dit être restée marquée toute sa vie par un film d'actualité sur les camps de concentration qu'elle voit quand elle a dix ans, en 1945, au cinéma Éden de Saint-Marcellin : « Mes parents étaient vaguement antisémites avant la guerre, dit-elle, puis, pendant la guerre ils ont caché des Juifs. C'était normal puisque c'était épouvantable. Après, ils sont redevenus vaguement antisémites, alors que, pendant la guerre, ils ont failli tous nous faire tuer, les enfants et eux-mêmes, pour cacher des gens qu'ils estimaient. »

Après la guerre, la famille retrouve l'appartement du 167, boulevard Malesherbes, à Paris. La scolarité de Françoise Sagan est mouvementée. Elle entre en 6e au cours Louise-de-Bettignies. Elle est renvoyée trois mois avant la fin de l'année scolaire : « J'étais assez infernale. Finalement, j'ai été mise à la porte. J'avais pendu un buste de Molière par le cou, avec une ficelle, à une porte, parce que nous avions eu un cours particulièrement ennuyeux sur lui. Et puis, jouant au ballon, j'ai flanqué une gifle à quelqu'un, je ne sais plus. »

Elle est ensuite renvoyée du Couvent des Oiseaux pour « manque de spiritualité ». Elle fait un passage « épouvantable et fulgurant » au Sacré-Cœur-de-Bois-Fleuri, à La Tronche, près de Grenoble. Elle fait un trimestre à La Clarté, une école catholique de Villard-de-Lans, où elle laisse un « très bon souvenir ».

À côté de cette scolarité chaotique, elle lit énormément : Les Nourritures terrestres de Gide à 13 ans, L'Homme révolté de Camus à 14 ans, Les Illuminations de Rimbaud à 16 ans, Musset, Rousseau, Le Sabbat de Maurice Sachs, tout Cocteau, les poèmes de Shakespeare, Proust, Benjamin Constant, Nietzsche, Faulkner, Colette, Prévert, Stendhal, la Série noire, Flaubert, Hemingway, Fitzgerald, un peu Malraux, et Sartre, avec qui elle deviendra amie plus tard.

De retour à Paris, elle entre au cours Hattemer. Elle s'y lie d'amitié avec Florence Malraux, fille d'André et de Clara Malraux. En 1951, elle n'obtient sa première partie de baccalauréat qu'à la session de rattrapage. Le scénario se reproduit l'année suivante : elle doit passer l'été 1952 dans une « boîte à bac », l'institut Maintenon, et n'obtient sa deuxième partie de baccalauréat qu'en septembre. Elle s'inscrit à la Sorbonne. Jacques, son frère, l'entraîne dans les boîtes de nuit et les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés. Elle y côtoie la jeunesse parisienne bourgeoise, fait la fête et boit de l'alcool.

« Vous savez, à cette époque, les filles se mariaient, point final ! Si je n'avais pu écrire, j'aurais voulu être médecin… en fait, je n'aurais jamais eu le courage de faire ces études, ni rien d'autre que d'écrire... » explique-t-elle en 1991 au jeune journaliste Jean-Luc Delblat qui deviendra l'un de ses confidents.

Bonjour tristesse
C'est au cours de cette année de faculté, sur les tables du café Le Cujas, qu'elle commence à écrire Bonjour tristesse, son premier livre, dont elle emprunte le titre à un vers d'Éluard. Le roman commence par la phrase : « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. »

Françoise Sagan échoue à son examen de propédeutique. Elle finit son livre durant l'été 1953, dans l'appartement familial de Paris. Son amie Florence Malraux soumet le manuscrit à sa mère, qui le parcourt distraitement, le transmet sans enthousiasme à François Nourissier, jeune écrivain qui est alors secrétaire général chez Denoël. Nourissier ne le lit pas.

Colette Audry, professeur de lettres, suggère à la jeune fille de revoir le dénouement. Elle lui recommande trois éditeurs. Françoise Sagan conçoit un dénouement plus tragique, et fait retaper le manuscrit proprement en trois exemplaires. Le 6 janvier 1954, elle en dépose un chez Julliard et un chez Plon. Chez Gallimard, elle se heurte à Odette Laigle, la secrétaire de Gaston Gallimard, qui la reçoit fort mal. Elle n'insiste pas. Plon tarde à réagir. Julliard donne son accord dès le 17 janvier.

Quand, en arrivant à table, elle annonce à ses parents, son contrat chez Julliard en poche qu'elle vient de signer, qu'elle va être publiée, la première réponse fut : « Tu ferais mieux d'être à l'heure pour déjeuner ! » Son père ne voulant pas que son nom apparaisse en couverture, Françoise Quoirez devient Françoise Sagan, en référence à un personnage de Proust, Hélie de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan.

Elle a dix-huit ans. Son court roman sort en librairie le 15 mars 1954. Il obtient le 24 mai le prix des Critiques, décerné par un jury prestigieux (Jean Paulhan, Maurice Nadeau, Georges Bataille, Marcel Arland, Roger Caillois, Émile Henriot, Gabriel Marcel, Maurice Blanchot, Dominique Aury, Robert Kemp). Il connaît un succès de librairie immédiat.

Le 1er juin, François Mauriac écrit à la une du Figaro : « … ce prix des Critiques décerné […] à un charmant petit monstre de dix-huit ans [dont] le mérite littéraire éclate dès la première page et n'est pas discutable. »

Dans la France de René Coty, le roman fait un scandale : « Toute une classe établie fut effarouchée au point de faire de ce premier roman un phénomène, qui poussa un François Mauriac à prendre à partie le ciel (« Le diable n'était-il pas envoyé sur terre en voiture de sport ? ») tandis que ses pairs concluaient à la décadence pendant que la légende prenait son essor. »

Interrogée quelques années plus tard sur ce sujet, elle répond : « En fait, j'ai été très surprise du scandale que ce livre a suscité. Pour les trois quarts des gens, le scandale de ce roman, c'était qu'une jeune femme puisse coucher avec un homme sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier. Pour moi, le scandale dans cette histoire, c'était qu'un personnage puisse amener par inconscience, par égoïsme, quelqu'un à se tuer. »

Succès immédiat
La même année 1954, Hélène Gordon-Lazareff, la directrice du magazine Elle, lui commande une série d'articles sur l'Italie. On ne sait si elle en profite pour voir Les Vitelloni, le film de Federico Fellini qui décrit la jeunesse dorée de Rimini, mais elle joue au reporter du sud au nord de la péninsule. L'hebdomadaire titre ses reportages « Bonjour Naples », « Bonjour Capri », « Bonjour Venise »... Dans ces petits textes légers, où chaque ville visitée est comparée à une femme, ce « Bonjour » devient sa griffe.

Elle se lie d'amitié avec de grands noms : Julien Green, Michel Déon, Pierre Lazareff, Florence Malraux... Ses amis proches qu'elle gardera toute sa vie, Bernard Frank et Florence Malraux, ont le même âge qu'elle, les mêmes origines bourgeoises et le même amour des livres, à cette différence près qu'ils sont juifs, explique Tristan Savin. Il ajoute : « La lucidité, face aux horreurs du monde, aux mensonges des adultes, les rapproche tous les trois. »

En 1955, elle part pour New York faire la promotion de son livre. Elle rencontre alors l'éditeur Guy Schoeller (qui deviendra quelques années plus tard son mari). Elle devient l'amie intime du danseur Jacques Chazot.

Son deuxième roman Un certain sourire, dédié à Florence Malraux, paraît en 1956. C'est à nouveau un succès. Happée par le succès et l'argent, Sagan se laisse prendre dans les rets du jeu, notamment à Monte-Carlo. Elle gagne beaucoup d'argent. Elle suit le conseil de son père : « À ton âge, c'est dangereux. Dépense-les ! » Ce seront les casinos (son gain de 8 000 000 francs dans la nuit du 8 août 1958 à Deauville lui permet d'acheter le manoir du Breuil à Équemauville près de Honfleur), les boîtes de nuit (à Saint-Tropez, Chez Castel, chez Régine)...

Mais aussi les voitures de sport (Jaguar XK140 et Jaguar Type E, Aston Martin DB2/4, Ferrari 250 GT California Spyder...), qu'elle conduit à vive allure dans Paris la nuit avec son frère Jacques Quoirez, son complice, ce que la presse appellera le « monde saganesque »... Le public la confond avec ses personnages et elle devient rapidement, malgré elle, le symbole d'une génération aisée, insouciante et désinvolte, sexuellement libérée, un James Dean au féminin.

Elle prend l'habitude d'écrire la nuit et de se lever très tard : « J'écris généralement entre minuit et six heures du matin. Je me lève tard, à l'heure du déjeuner, et je traîne pendant la journée : je vois des amis, je vais à droite et à gauche, je lis... Je dîne dedans ou dehors, selon les circonstances, et à minuit, je quitte tout le monde pour me mettre au travail jusqu'à six heures, quand ça marche. Jusqu'à deux heures, dans le cas contraire. Dans ce cas, je sors, je vais promener mon chien et j'essaie de m'y remettre », avoue-t-elle à Jean-Luc Delblat qui prépare sur ses conseils un recueil d'entretiens au Cherche Midi, Le Métier d'écrire.

Éternelle adolescente, elle incarne un mode de vie et même une mode pour les jeunes gens avec ses jeans, ses marinières à rayures, ses espadrilles sans chaussettes. Françoise Sagan a tout, dans ces années de prospérité de l'immédiat après-guerre, du phénomène de société.

« Mademoiselle Chanel de la littérature »
Le 13 avril 1957, en compagnie de Bernard Frank, Voldemar Lestienne et Véronique Campion, elle perd le contrôle de son Aston Martin, lancée à 160 km/h sur la route nationale 448, près de Milly-la-Forêt (Essonne). Alors que les passagers sont éjectés de la voiture et s’en tirent avec des blessures légères, Françoise Sagan reste bloquée dans le véhicule. Les secours mettent plus d’une demi-heure à la désincarcérer et les derniers sacrements lui sont donnés. Elle reste entre vie et la mort pendant plusieurs jours. Ayant été victime de multiples fractures (crâne, thorax, bassin, poignet, clavicule), elle se voit administrer pendant trois mois du Palfium 875, un dérivé morphinique.

À sa sortie de l’hôpital, elle entame une cure de désintoxication, dont elle tient le journal : dans Toxique (1964), illustré par des dessins de Bernard Buffet, elle s'observe, elle s'analyse : « il y avait longtemps que je n'avais pas vécu avec moi-même » et elle s'aperçoit qu'elle ne s'aime pas. Désormais, comme la passion de l'écriture et l'addiction à la drogue, « l'horreur de la solitude est l'un des fils rouges de son existence ». Cette première cure de désintoxication sera un échec, elle se mettra à boire, ce qui lui provoque une polynévrite qui la fait atrocement souffrir. Désormais la jeune femme libre est devenue dépendante des médicaments, de l'alcool et des drogues, comme elle le confirme elle-même : « La seule chose que je trouve convenable - si on veut échapper à la vie de manière un peu intelligente – c'est l'opium ».

En 1958, elle épouse l'éditeur Guy Schoeller, plus âgé qu'elle de vingt ans, qui la protège depuis de nombreuses années comme un père. Elle en divorce en 1960, pour se marier, deux ans plus tard, avec un mannequin américain Robert Westhoff (1930-1990), dont elle a un fils, Denis Westhoff, en 1962 : « Quand on me l'a mis dans mes bras, j'ai eu une impression d'extravagante euphorie […] je sais ce que c'est d'être un arbre avec une nouvelle branche : c'est d'avoir un enfant ». Le couple divorce rapidement mais poursuit la vie commune avant de se séparer en 1972.

Si Françoise Sagan montrait son amour du jeu et sa passion des belles voitures, elle ne révélait pas sa bisexualité et pourtant les histoires d'amour qui comptent dans sa vie sont féminines. Son grand amour est la styliste Peggy Roche, ancienne journaliste de mode (et ex-épouse de l'acteur Claude Brasseur) qui, jusqu'à sa mort en 1991, fut sa fidèle compagne.

Sagan a vécu entourée d'un petit cercle d'intimes dont Bernard Frank, qui avait sa chambre chez elle et qui la surnommait la « Mademoiselle Chanel de la littérature », Florence Malraux, Jacques Chazot, Juliette Gréco, Charlotte Aillaud et Massimo Gargia. Elle gagne beaucoup d'argent et se montre très généreuse. Ses livres lui rapportent beaucoup d'argent mais cet argent lui brûle les doigts : elle le distribue, comme ses vêtements, ses bijoux et même ses manuscrits dont pas un seul ne parviendra à son fils Denis.

Restant volontiers à l'écart des batailles littéraires, Françoise Sagan écrit une vingtaine de romans : 30 millions de livres vendus en France, de nombreuses traductions (en 15 langues). Ses thèmes favoris : la vie facile, les voitures rapides, les villas bourgeoises, le soleil, un mélange de cynisme, de sensualité, d'indifférence et d'oisiveté. Le besoin d'écrire la taraude : « Écrire est la seule vérification que j'ai de moi-même... J'ai toujours l'impression d'aller à un échec relatif. C'est à la fois fichu et gagné. Désespérant et excitant. » Elle publie régulièrement, connaît chaque fois de grands succès de librairie malgré la critique agacée par « l'incontournable désinvolture » de sa « petite musique » : La Chamade (1965), Un peu de soleil dans l'eau froide (1969), Des bleus à l'âme (1972).

Si sa préférence va au roman, le théâtre tient une place importante dans son œuvre mais le succès ne sera pas toujours au rendez-vous. Ses pièces seront représentées avec des fortunes diverses : sa première pièce, Un château en Suède, créée par André Barsacq au théâtre de l'Atelier, interprétée par Philippe Noiret et Claude Rich, connaît un très grand succès et reçoit le prix du Brigadier 1960.

La deuxième pièce, Les Violons parfois est un échec retentissant mais La Robe mauve de Valentine écrite pour Danielle Darrieux retrouve les faveurs du public. Elle met elle-même en scène Juliette Gréco, Jean-Louis Trintignant et Daniel Gélin dans Bonheur, impair et passe ; la pièce éreintée par la critique est un demi-échec. Elle adapte Doux oiseaux de la jeunesse de Tennessee Williams, monté par André Barsacq au théâtre de l'Atelier avec Edwige Feuillère et Bernard Fresson. Le résultat est en demi-teinte. Elle commentera avec humour : « Généralement, je faisais un succès, un flop, un succès, un flop ».

Son œuvre comprend également des nouvelles (dont Des yeux de soie publié en 1975, recueil de dix-neuf récits légers et graves, doux et cruels sur le thème cher à Sagan de la rupture), des scénarios, des biographies, des fragments d'autobiographie (Avec mon meilleur souvenir) et même des chansons pour Juliette Gréco (Sans vous aimer).

Engagements politiques
L'Express l'envoie, en 1960, en reportage à Cuba alors qu'elle n'a que 25 ans. Elle en rapporte un reportage qui annonce les futures dérives autoritaires du nouveau régime castriste.

En 1960, en pleine guerre d'Algérie, elle signe la Déclaration sur les droits à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, qui approuve l'insoumission des appelés en Algérie (ce texte est connu également sous le nom abrégé de Manifeste des 121). Dans une interview à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, elle affirme qu'elle « ne donnerait jamais à un militaire le conseil de déserter », mais qu'il convient de reconnaître à chaque soldat le droit de le faire « s'il a horreur de la guerre » et la force de supporter « qu'on le traite en lâche et en déserteur. »

En représailles, l'OAS plastique le domicile de ses parents le 23 août 1961, mais l'explosion ne fera que des dégâts matériels. Bien des années plus tard, en décembre 2001, elle adressera au rédacteur en chef de Libération un fax par lequel elle rappellera qu'elle et Bernard Frank ont signé le Manifeste des 121 et elle conclura son texte par cette formule : « Ma réputation de futilité étant bien assise, je vous serais reconnaissante d'en citer à l'occasion les exceptions ».

En mai 1968, elle arrive en plein meeting étudiant au théâtre de l'Odéon où on l'interpelle : « La camarade Sagan est venue dans sa Ferrari pour encourager la révolution ? » - « Faux, rétorque-t-elle. C'est une Maserati ! » En avril 1971 elle signe le Manifeste des 343, plus connu sous le nom de Manifeste des 343 salopes. Elle fait don de ses droits polonais à Solidarność.

« Je ne suis inscrite à aucun parti politique, mais je suis engagée à gauche. Je déteste tuer, s'il y avait une guerre, je m'en irais. Où ? Je ne sais pas... Mais s'il y avait une invasion fasciste, je me battrais. Contre une cause indigne, je me battrais. »

Elle fait connaissance avec François Mitterrand dans un aéroport de province. Ils se lient d'amitié et une complicité naît entre eux. Le président aime les écrivains et l'invite à plusieurs reprises dans ses voyages présidentiels. En octobre 1985, invitée par François Mitterrand en voyage officiel à Bogota, elle y est, annonce-t-on à la presse, victime d'un accident respiratoire. Tombée dans le coma, elle est rapatriée d'urgence. Le protocole indique que « fatiguée par le voyage, Madame Sagan a été victime du mal de l'altitude ».

Fin de carrière désenchantée
Quelques décennies plus tard, les journaux affirmeront qu'elle aurait pu alors être victime d'une « overdose de cocaïne ». En mars 1988, Sagan est inculpée pour « usage et transport de stupéfiants » pour 250 grammes d'héroïne et 250 grammes de cocaïne. L'année précédente, toutefois, elle avait publié Un sang d'aquarelle, qui avait désarmé une partie de la critique et que Jérôme Garcin, dans son émission littéraire la Boîte aux lettres, avait qualifié de « grand et beau roman qui est balayé par le cyclone de la guerre et qui est habité par des personnages puissants ».

Après la mort, en 1989, de son frère Jacques, événement qui l'affecte beaucoup, la disparition prématurée, en septembre 1991, de Peggy Roche, qui apportait de la stabilité dans sa vie, est un choc pour Françoise Sagan. Pendant quinze ans, Peggy Roche avait veillé sur elle, l'avait protégée et soutenue, avait éduqué son fils Denis Westhoff. En quelques années, elle perdra également ses parents, Jacques Chazot, Robert Westhoff, son socle affectif, en somme.

Malgré la fidélité de ses amis, dont Juliette Gréco et son mari le compositeur Gérard Jouannest, ainsi que l'amitié du compositeur Frédéric Botton, la tristesse l'envahit. Ses ennuis de santé ne lui laissent aucun répit et si ses lecteurs la suivent, la critique l'exécute à nouveau, comme Angelo Rinaldi dans son article de L’Express du 25 août 1994, suscité par la parution d'Un chagrin de passage :

« Le succès commercial de Madame Sagan est à ce point automatique désormais que la critique en vient à ne plus examiner ce qu'elle publie. Elle jouit d'une rente de situation. On dirait que le personnage malin et subtil qu'elle présente à travers ses interviews dispense à jamais de prendre connaissance de ses écrits. Il est entendu qu'elle bâcle — elle-même en convient. Et, c'est universellement admis, si elle voulait vraiment, quelles merveilles ne renouvellerait-elle pas ! Le dernier livre est-il exécrable ? Attendons le suivant. Et ainsi passent les années. Cependant, un jour on se décide à y regarder de près. Un jour, on se souvient qu'en littérature comme en amour, ce sont les actes, les preuves qui comptent, et non les virtualités… »

Elle défraie la chronique mondaine et la chronique judiciaire avec les affaires de drogues en 1995 et de fraude fiscale dans l'affaire Elf en 2002. En 1991, elle avait accepté d'intervenir auprès de François Mitterrand pour le compte d'André Guelfi, un intermédiaire douteux d'Elf qui souhaite exploiter le pétrole de l'Ouzbékistan malgré l'opposition du ministre des Affaires étrangères. Après son intervention couronnée de succès auprès du chef de l'État, elle s'attendait à recevoir une commission importante (9 millions de francs) pour financer des travaux de rénovation dans son manoir du Breuil, en Normandie (incendié en 1991).

Elle ne percevra jamais cette commission, selon son fils Denis Westhoff, mais en échange de son intervention, la facture de la rénovation, qui se montait à quatre millions de francs, est réglée par André Guelfi. N'ayant jamais déclaré cette somme au fisc, Françoise Sagan est condamnée, en février 2002, à un an d'emprisonnement avec sursis pour fraude fiscale et doit acquitter, avec d'importantes pénalités, l'impôt sur les revenus dissimulés grâce à ces travaux de rénovation. Elle est ruinée par sa condamnation dans l'affaire Elf et doit quitter son appartement de la rue de l'Université pour un plus petit, d'abord quai d'Orsay, puis au 73 rue de Lille.

Dernières années
Démunie, privée de chéquier, elle est recueillie par son amie et dernière compagne, Ingrid Méchoulam, qui, dans sa maison parisienne, la soigne et la soutient pendant ses douze dernières années. Elle cesse d'écrire après son roman Le Miroir égaré, publié en 1996. Guillaume Durand la rencontre avenue Foch pour un livre d'entretiens : « Sa principale blessure venait de cette histoire avec le fisc. Elle se sentait coincée. Elle s'est enfermée dans un désenchantement élégant. Elle restait en pyjama, lisait les grandes romancières anglaises et écrivait au lit, sa célèbre Kool à la main. Elle demeurait pourtant pudique et coquette, se remaquillait un peu avant de me recevoir. »

Ingrid Méchoulam, épouse d’un millionnaire, rachète ses maisons et ses meubles au rythme des saisies. Elle devient ainsi la propriétaire du manoir du Breuil, près d’Équemauville, rachetée à la banque Dexia, mais lui en laisse la jouissance, tout en la coupant du monde. Sagan décline physiquement ne pesant bientôt plus que 48 kilos. Elle meurt, le 24 septembre 2004, d'une embolie pulmonaire à l'hôpital de Honfleur près de son ancienne résidence d'Équemauville.

Elle est inhumée auprès de son frère, de ses parents, de son second mari, Robert Westhoff, et de sa compagne Peggy Roche dans le cimetière du village de Seuzac, à quelques kilomètres de Cajarc dans le Lot. « Elle a demandé à être enterrée à Seuzac dans le Lot, le pays où elle est née, qu'elle aimait, avec une femme qu'elle a aimée Peggy Roche et qui l'a aimée jusqu'au bout », confie Juliette Gréco. Françoise Sagan et Robert Westhoff partagent le même tombeau ; Peggy Roche repose dans le même tombeau, mais son nom ne figure pas sur la pierre tombale.

En 1998, la romancière avait rédigé son épitaphe : « Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954, avec un mince roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Beautés ?

Underline, reproduce

Le tripalin se présente