Van Parijs

Philippe Van Parijs : 
«Le revenu inconditionnel est avant tout un instrument d’émancipation»
Par Vittorio De Filippis —  Libération, 18 avril 2019 à 18:16

Le revenu de base inconditionnel concernerait tout le monde, pauvres comme riches. 

Cette proposition, popularisée en France par Benoît Hamon lors de la présidentielle de 2017, constitue toujours, pour l’économiste et philosophe belge, une réponse réaliste au sous-emploi permanent.

L’idée n’est pas neuve, elle date du XVIIIe siècle. Mais dans des sociétés de plus en plus frappées par le chômage ou le sous-emploi permanent, l’idée d’un revenu d’existence versé à tous, sans conditions ni contreparties, refait surface depuis quelques années. En France, c’est l’élection présidentielle de 2017 qui a propulsé l’idée dans le débat public. Sous le nom de «revenu universel», le candidat du PS, Benoît Hamon, en avait fait la proposition centrale de son programme. Partout dans le monde, il n’est plus possible d’ignorer cette hypothèse. Pour ses promoteurs, un revenu de base inconditionnel serait bien plus qu’une simple assistance sociale. Elle reviendrait à accorder à tous une part de la richesse nationale créée par la collectivité. En librairie depuis le 18 avril, le Revenu de base inconditionnel : une proposition radicale (1) a été rédigé par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, deux spécialistes internationalement reconnus. Entretien avec le premier, professeur de philosophie aux universités de Louvain et Leuven.


Comment parler de revenu de base inconditionnel ?
Le mieux, c’est de partir de la définition adoptée il y a plus de trente ans par le Bien, le réseau mondial du revenu de base : un revenu payé à chaque membre d’une société à titre strictement individuel, sans contrôle de ressources - donc aux riches comme aux pauvres - et sans exigence de disposition à travailler. Ce sont ces trois inconditionnalités qui distinguent ce revenu de base des revenus minimums garantis existants, qui relèvent de l’assistance sociale. En France, c’est le RSA, en Italie, c’est le «revenu de citoyenneté» récemment introduit. Ces allocations sont conditionnelles en trois sens : réservées aux ménages pauvres, d’un montant variant en fonction de la situation familiale, et exigeant de ceux qui en sont capables d’être disponibles sur le marché du travail. Rien de tout ça dans le revenu de base.

Les Suisses ont rejeté par référendum cette idée de revenu de base, Podemos en Espagne l’a inscrite sur sa plateforme électorale, quant aux Pays-Bas l’idée avancée, il y a plusieurs années, ne semble pas faire école. Cette proposition ne risque-t-elle pas de conserver le statut d’utopie ?
C’est le propre des propositions radicales de ne pas se réaliser en un jour. Beaucoup d’utopies d’hier ont fini par devenir les évidences d’aujourd’hui. Cela dit, il y a beaucoup de confusion conceptuelle et d’informations fausses, et, comme dans le cas du «revenu de citoyenneté» italien, on parle parfois un peu trop vite de «revenu de base». Dans le cas du référendum suisse, il s’agissait d’un véritable revenu inconditionnel d’un montant - irréaliste - de 2 200 euros par mois. Dans le cas de l’expérimentation finlandaise, il s’agissait de 2 000 chômeurs de longue durée dont l’allocation d’assistance sociale de 560 euros a été transformée pendant deux ans en revenu inconditionnel. En Inde, on a dit que le parti du Congrès s’était converti au revenu universel. Ce qu’il propose est essentiellement de remplacer les subventions à l’alimentation en assistance financière directe aux ménages pauvres.

Comment justifier un revenu universel payé à tous, et non pas uniquement à ceux qui ont été identifiés comme pauvres ?
Les dispositifs universels ont deux grands avantages sur les dispositifs ciblés sur les pauvres. Le premier concerne le taux de non-recours. Si les allocations sont réservées aux pauvres, les personnes éligibles doivent entreprendre des démarches pour y accéder sans nécessairement y parvenir ni même parfois les entreprendre, que ce soit par ignorance, par timidité ou par honte. Avec un dispositif universel, le paiement se fait automatiquement à tous. De ce fait, la stigmatisation liée au ciblage disparaît et - comme le montrent diverses études - le taux de non-recours parmi les ménages pauvres est significativement réduit. Le second avantage tient au fait que l’on conserve le droit au revenu de base indépendamment de tout autre revenu que l’on pourrait gagner par ailleurs. Dans un dispositif sous conditions de ressources, tout gain, même précaire ou occasionnel, réduit ou annule le droit aux allocations, ce qui a tendance à enfermer les exclus du marché du travail dans leur exclusion. Le revenu de base permet de supprimer ou réduire cette trappe de la pauvreté. Pour ces deux raisons, l’universalité du revenu de base - le fait qu’il est payé aux riches comme aux pauvres -, est dans l’intérêt des pauvres et non des riches, qui devront bien sûr payer pour leur propre revenu de base.

On pourrait objecter que, si un revenu de base réduit, certes, le coût administratif nécessaire pour informer, distribuer, contrôler et sanctionner, il induit un coût autrement plus élevé pour distribuer les allocations et collecter les ressources.
Le volume total des transferts est bien sûr beaucoup plus élevé quand les paiements sont effectués à destination de tous et non seulement des pauvres. Si nous étions encore à l’époque où les prélèvements et les transferts devaient se faire de la main à la main, ce système serait absurde. Mais nous sommes à l’ère des prélèvements à la source et des transferts électroniques. Pour les contribuables disposant de revenus réguliers suffisamment élevés, le revenu de base ne serait alors guère différent d’un crédit d’impôt forfaitaire qui se substituerait à l’exonération fiscale de la première tranche de revenu.

On a le sentiment que vous déniez au travail sa valeur d’intégration dans la société…
Pas du tout. Le travail rémunéré continuera à être une modalité centrale de l’intégration. Mais une des raisons principales de la popularité récente de la proposition de revenu de base réside dans le scepticisme croissant à l’égard de la stratégie jusqu’ici dominante pour permettre à tous d’y accéder : une croissance sans limite permettant de compenser l’effet sur l’emploi des progrès de la productivité. Les doutes sur la «désirabilité» de la croissance, présents depuis les années 70, ont été amplifiés par la prise de conscience de son impact irréversible sur le climat. Ensuite, même ceux pour qui la croissance est désirable doutent aujourd’hui de sa possibilité : c’est la «stagnation séculaire» diagnostiquée par l’économiste et homme politique Larry Summers. Face à ces doutes, proposer le revenu de base, ce n’est pas renoncer au droit au travail rémunéré pour tous. C’est au contraire fournir un instrument essentiel pour le réaliser au XXIe siècle, et cela pour trois raisons. D’abord, le revenu de base constitue une formule intelligente de partage de l’emploi. Il facilite la réduction volontaire du temps de travail ou l’interruption de carrière au moment où les travailleurs en sentent le besoin. Les postes ainsi libérés peuvent être occupés par celles et ceux qui en sont aujourd’hui exclus. Ensuite, le fait que le revenu de base est pleinement cumulable avec tout autre revenu en fait une subvention systématique à des activités faiblement ou irrégulièrement rémunérées mais suffisamment intéressantes par leur attrait intrinsèque ou les perspectives qu’elles offrent. Enfin, il est le complément naturel de l’apprentissage tout au long de la vie, du fait qu’il permet un va-et-vient plus souple entre emploi, formation et activités bénévoles.

La robotisation n’est donc pas votre argument principal…
Je ne me rallie pas du tout à l’argument simpliste selon lequel l’automatisation et la robotisation signifieraient la fin du droit au travail. Mais ce qui est indiscutable dans les pays développés, c’est que la combinaison de la mondialisation et de l’évolution technologique conduit à une polarisation des capacités de gain. Cette combinaison permet à une minorité des personnes qui disposent de capital, de droits de propriété intellectuelle ou de savoir-faire hautement valorisés, de bénéficier de possibilités de gain mirobolantes, alors que cette même combinaison crée, pour une part de plus en plus grande de la population, le risque de voir tomber leur pouvoir de gain en deçà du seuil de pauvreté. Face à cette situation, proposer le revenu de base, ce n’est pas se résigner à assister financièrement les exclus du capitalisme mondialisé en les piégeant dans la trappe de la pauvreté comme l’Etat-providence traditionnel. Pour les trois raisons que je viens d’indiquer, c’est au contraire proposer un Etat social actif émancipateur, qui aide chacune et chacun à avoir accès à une activité rémunérée qui fasse sens.

Quel serait le niveau de ce montant pour être suffisamment modeste, soutenable financièrement et assez généreux pour remplir sa mission ?
Dans notre livre, pour fixer les idées, nous proposons de réfléchir à un montant de l’ordre de 25 % du PIB par tête du pays considéré. Exprimé en dollars, cela donnerait par exemple, par individu et par mois, 1 200 dollars aux Etats-Unis et, en gardant le dollar comme unité de comparaison, 960 en France [850 euros, ndlr], 180 au Brésil ou encore 33 en Inde. Dans la plupart des pays, ceci excéderait le seuil de pauvreté absolue de la Banque mondiale mais serait inférieur au seuil de risque de pauvreté tel que défini par l’Union européenne (60 % du revenu médian). Pour comprendre la portée de ces chiffres, il importe de tenir compte du fait que d’une part il faudra avancer prudemment et donc avec des montants initialement inférieurs, et que d’autre part ces montants constitueront un socle à compléter même à long terme, par des compléments d’assurance sociale bien sûr, mais aussi, dans certains cas, d’assistance sociale.

Comment imaginer qu’une partie de la société consente à en entretenir une autre ?
C’est une grande illusion de croire que ceux qui n’auraient que le revenu de base seraient entretenus par ceux qui sont imposés pour le financer. Si le revenu obtenu par notre travail est ce qu’il est, c’est bien moins en raison de l’intensité de nos efforts personnels qu’en raison des circonstances favorables dans lesquelles nous les produisons. En clair, nous travaillons dans un univers qui nous est donné collectivement par l’accumulation de capital dans le temps, par le progrès technologique accumulé dans le passé ou encore le savoir-faire incorporé dans nos institutions. Le Nobel d’économie américain Herbert Simon estimait qu’au moins 90 % du revenu de ses compatriotes était dû à ces circonstances. En d’autres termes, ceux qui, comme moi, ont occupé ou occupent un emploi bien payé reçoivent, caché dans leur revenu, un immense cadeau qui vient de loin et qui ne leur doit rien. Le revenu de base consiste à partager un peu plus équitablement cet immense cadeau.

Dans un monde où existerait un revenu de base, certains ne seraient plus les maîtres des autres ?
Un revenu inconditionnel est avant tout un instrument d’émancipation. C’est une manière simple et directe d’accroître le pouvoir de négociation de celles et ceux qui en ont le moins. Pour leur permettre d’être plus forts face aux maîtres de tous bords, patrons, maris ou bureaucrates. Un revenu inconditionnel, écrivait Joseph Charlier en 1848, rendra les classes populaires «plus difficiles dans le choix des professions». Il faudra dès lors que les industries contenant les professions les plus repoussantes «offrent à leurs ouvriers un salaire assez élevé pour qu’ils y trouvent une juste compensation aux inconvénients dont elles sont entourées». Serait-il vraiment choquant que ceux qui nettoient les auditoires soient mieux payés que ceux qui y enseignent ?





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