Green Book, Ungerer, Clearing, Wiels, Matrices aléatoires, Post-vérité

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Bon petit « feel good movie », bourré de clichés jusqu'à la gueule, au scénario archi-prévisible, mais bon petit « feel good movie » !


« Green Book » : l’amitié solaire de deux solitaires
Peter Farrelly filme avec humour le périple d’un pianiste noir
et de son chauffeur blanc dans le Sud ségrégationniste.

Par Mathieu Macheret publié dans le Monde, le 23 janvier 2019

Jusqu’alors, on connaissait les frères Farrelly – Peter et Bobby de leur prénom – pour leurs comédies bouffonnes et délicieusement régressives (Dumb and Dumber, Mary à tout prix, Fous d’Irène), qui firent leur gloire au début des ­années 2000, avant une suite de carrière plus erratique. La surprise est donc de taille quand on retrouve l’un d’entre eux, ­Peter, l’aîné, seul aux commandes d’une production qui, pour la ­première fois, ne relève plus de la comédie, mais de la fiction ­sérieuse et haut standing, « inspirée de faits réels » et taillée pour les récompenses (le film a déjà récolté trois Golden Globes). Le virage est tel qu’il laisse d’abord craindre un retour dans le rang académique de la part de l’ex-sale gosse moqueur.


Green Book relate un épisode biographique, situé en 1962, à savoir la rencontre entre Tony Lip (Viggo Mortensen), un agent de sécurité italo-américain, vivant à Brooklyn, et Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste de jazz de renommée mondiale, noir et homosexuel. Le second engage le premier comme chauffeur pour le conduire lors d’une tournée à haut risque dans le Sud profond et ségrégationniste des Etats-Unis. Comme seul repère, Tony dispose du Negro Motorist Green Book, guide de voyage de triste mémoire, qui recensait les établissements destinés spécifiquement à la clientèle noire. Au fil du périple et de ses péripéties journalières, le chauffeur et le musicien se lient d’une profonde amitié, qui transcende toute forme de préjugés, qu’ils soient de classe ou communautaires.





Sous le vernis un peu compassé de la belle histoire réconciliatrice aux visées édifiantes, le film se révèle plus drôle et plus sensible qu’il n’y paraît. Drôle, car Peter Farrelly met d’abord en scène la rencontre incongrue de deux corps particuliers, étrangers l’un à l’autre. Tony, bon vivant et ­ventripotent, traîne une forme d’épaisseur débonnaire, quand, face à lui, Don plante sa silhouette longiligne et sophistiquée, affectée d’une raideur intimidante. Ils vont apprendre à s’accorder, à faire rouler ensemble leur duo de contraires – la dualité étant au centre du cinéma farréllien. Le choc a lieu aussi sur le terrain du langage, le registre châtié du ­musicien butant contre le bagout familier du chauffeur. Au contact de l’autre, chacun est amené à ­décloison­ner ses codes sociaux, source de l’humour foncièrement empathique qui flotte sur tout le film.


Mais ces codes sont aussi, pour chacun, une sorte de prison. Si Tony et Don se comprennent, c’est parce qu’ils partagent une même solitude, qui les constitue bien au-delà de leurs différentes identités et appartenances.




Un classicisme humble et limpide
Tony grenouille en effet dans une ­communauté italo-américaine en vase clos, qui règne autant sur son travail que sur sa famille, et dont il incorpore mécaniquement certains préjugés racistes (notamment sur les Noirs). Le voyage lui offre une sortie salutaire, permet d’élargir son horizon (la musique de Don lui cause une véritable émotion esthétique). Don, musicien noir éduqué par l’élite blanche, appartenant de surcroît à une minorité sexuelle, combine en lui un conflit identitaire qui l’isole des autres (« Pas assez blanc, pas assez noir, pas assez homme », se définira-t-il devant Tony). La subordination ­consentie, mais inhabituelle, de l’un à l’autre, installe entre eux une réalité alternative où les règles sociales sont subverties, les identités Blanc/Noir devenant si interchangeables qu’elles finissent presque par s’annuler.

Ne faisant jamais son lit de simplifications, fréquemment émouvant, Green Book se révèle donc aucunement imputable d’académisme. Le registre du film tient au contraire à un classicisme humble et limpide, jamais surplombant, toujours au niveau de ses personnages, leur ouvrant des espaces où ils peuvent exister pleinement, saisissant la réalité complexe qui les entoure, montrant surtout comment ils se transforment l’un par l’autre, l’un avec l’autre. Au-delà du plaidoyer antiraciste, les plus belles scènes restituent ces moments partagés, où les deux hommes se découvrent et s’apprivoisent, comme au rythme d’une romance légèrement détournée : une virée au restaurant Kentucky Fried ­Chicken, les nuits de solitude alcoolisée où la camaraderie réchauffe le cœur, les sessions d’écriture de courrier à quatre mains, l’improvisation d’un concert dans un bal monté ou d’une veillée de Noël surprise… Autant de moments qui composent la bulle relationnelle où évoluent les deux personnages, comme pour se protéger de la rude réalité qu’ils traversent.




Si le film dépeint ainsi la naissance d’une amitié en tout point exceptionnelle, il n’en fait pas pour autant un motif d’exemplarité, mais s’attache au contraire à recueillir ce qu’elle a d’unique, d’inimitable, à savoir le sentiment particulier sur lequel elle se fonde. Sentiment de reconnaissance et d’estime mutuelle, ­conquis à force de regards, de paroles, de gestes, d’instants ­suspendus, toutes choses qui ­bâtissent pas à pas l’histoire d’une relation. La beauté du film tient à cet amour-là (qui traduit aussi un amour profond des personnages) : l’hospitalité réciproque des âmes solitaires qui s’offrent l’une à l’autre en refuge contre l’hostilité et la rudesse du monde extérieur.



Film américain de Peter Farrelly. Avec Viggo Mortensen, Mahershala Ali, Linda Cardellini, Dimeter Marinov (2 h 10)
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9 février 2019, 22:22


Le dessinateur Tomi Ungerer, père des « Trois Brigands », est mort
L’illustrateur, peintre et caricaturiste français, auteur d’albums célèbres pour enfants et d’ouvrages érotiques, était âgé de 87 ans.

Par Frédéric Potet publié aujourd’hui à 12h30 dans le Monde

La mort ne faisait pas peur à Tomi Ungerer. « La mort est un incident comme les autres. Je la vois comme un contrôleur des douanes : on doit passer devant elle sans savoir ce qui nous attend de l’autre côté. Qui sait, ce sera peut-être un énorme arc-en-ciel ! C’est quand même formidable de ne pas savoir où on va, non ? », confiait-il au Monde à la fin de 2016, à l’occasion d’une exposition célébrant ses 85 ans, organisée au musée qui porte son nom, à Strasbourg.


Auteur de livres de jeunesse inoubliables – Les Trois Brigands, Jean de la Lune, Le Géant de Zéralda, Otto, autobiographie d’un ours en peluche… –, mais aussi affichiste, sculpteur, caricaturiste de presse, satiriste, créateur d’aphorismes, dessinateur d’ouvrages érotiques, Tomi Ungerer est mort dans la nuit de vendredi 8 à samedi 9 février à Cork (Irlande), au domicile de sa fille. Il avait 87 ans. Il laisse derrière lui une œuvre aussi dense que protéiforme, assez peu connue, étonnamment, dans son propre pays, exception faite de ses albums pour enfants où la mièvrerie et la bien-pensance étaient répudiées.


Quand on lui demandait s’il souffrait de ce manque de reconnaissance en France, l’Alsacien – doté, il est vrai, d’un tempérament de globe-trotteur qui le conduisit très vite aux Etats-Unis où il fit l’essentiel de sa carrière – répondait du tac au tac : « Non, ça m’est complètement égal. C’est juste dommage car le français est la langue où je m’exprime le mieux alors que je suis parfaitement trilingue [français, allemand, anglais]. » Tomi Ungerer avait quelque peu délaissé le crayon ces dernières années pour s’investir dans le collage – une des nombreuses techniques qu’il maîtrisait – mais aussi dans l’écriture, rédigeant notamment moult pensées et aphorismes où les jeux de mots, souvenir de sa dyslexie « d’origine », avaient toujours bonne place.


Lui, qui avait survécu à trois infarctus et à un cancer, s’était même inventé une devise, en anglais, totalement intraduisible : « Tumor with humor », afin de dédramatiser ses soucis de santé à répétition. « Dans le fond, je suis un littéraire. Mes grandes influences s’appellent Chamfort, La Rochefoucauld, Jarry, Jules Renard… », ajoutait-il, comme pour appuyer sur le fait qu’il était « davantage » que l’illustrateur jeunesse, surtout connu pour l’adaptation au cinéma de deux de ses ouvrages (Les Trois Brigands, réalisé par Hayo Freitag en 2007 ; Jean de la Lune, réalisé par Stephan Schesch en 2012).


Indignation à fleur de peau

Né le 28 novembre 1931 à Strasbourg, Tomi Ungerer – Jean-Thomas, de son véritable prénom – est marqué dans son enfance par deux événements. Le premier est la mort de son père alors qu’il n’a que 3 ans et demi. Horloger, fils et petit-fils d’horloger, Théodore Ungerer était aussi ingénieur, historien et artiste. « J’ai eu le sentiment qu’il m’avait transmis tous ses talents en mourant », écrira son touche à tout de garçon dans un livre hommage, De père en fils (éd. La Nuée bleue/DNA, 2002).

Le deuxième événement est l’occupation allemande et l’annexion de l’Alsace par le IIIe Reich. L’usine familiale est réquisitionnée. L’enfant a 8 ans. On l’oblige à parler l’allemand à l’école, à écouter les discours du Führer, à chanter des chants nazis, son prénom, insuffisamment germanique, est même changé en Hans. La guerre terminée, il découvre une autre forme d’injustice dans l’interdiction qui est faite aux enfants de Strasbourg de parler alsacien : « J’ai appris [à cette période] ce que c’est que d’être minoritaire, disait-il également au Monde en 2016. Quand les Français sont revenus en Alsace à la suite des nazis à la fin de la deuxième guerre mondiale, tout le monde pensait que la vie serait idéale. Ce fut loin d’être le cas. Je me souviens d’un professeur qui m’avait demandé de perdre mon accent si je voulais m’intéresser à la littérature. A 15 ans, j’organisais des grèves à l’école pour qu’on ait le droit de parler alsacien dans la cour de récréation. »

Cette indignation à fleur à peau ne quittera jamais le futur dessinateur. A la fin du lycée, il voyage dans le Grand Nord, s’inscrit aux Arts décoratifs (d’où il sera renvoyé pour indiscipline), enchaîne les petits jobs, voyage à nouveau de par le monde, en auto-stop ou comme marin sur des cargos, avant de débarquer à New York en 1956, « avec 60 dollars en poche et une cantine de dessins », selon la légende. Le jeune homme a de l’audace à revendre et un talent foudroyant, porté par ce trait à la nervosité palpable qui n’enjolive jamais les choses. Quels que soient les thématiques et les supports, Ungerer privilégiera toujours, par la suite, le réalisme à l’utopie dans ses œuvres.


Le débutant place alors très vite des illustrations chez certains des plus prestigieux journaux américains (Esquire, Life, The New York Times…), tout en menant, de front, d’autres travaux. Sorti en 1957, son premier album pour enfants – Les Mellops font de l’avion – met en scène une famille de cochons que rien n’arrête, ni la conquête de l’air ni celle des gouffres souterrains. Les éditions Harper & Row – qui publient le célèbre magazine de mode Harper’s Bazaar, pour lequel il collabore – l’ont pris sous leur aile. Tomi Ungerer produira environ 80 livres pour enfants au cours des dix années qui suivront.


Insatiable, l’artiste nourrit aussi une véritable passion pour l’affiche. Alors que l’Amérique des années 1960 s’égare dans la ségrégation raciale et dans la guerre du Vietnam, Ungerer va produire des images promises à la mémoire collective – ainsi cette affiche intitulée Black Power/White Power montrant, un homme blanc et un homme noir tête-bêche, se dévorant mutuellement la jambe. L’illustrateur se fait aussi satiriste avec un chef-d’œuvre d’humour féroce : The Party (1966), un réquisitoire contre les élites new-yorkaises, décrites sous l’aspect d’êtres répugnants et prétentieux.



Trop subversif pour l’Amérique pudibonde
La sexualité est aussi un sujet qui l’interpelle. Satire de la (future) mécanisation du sexe, son recueil de dessins érotiques Fornicon, publié chez Rhinoceros Press en 1969, reçoit les boulets de la critique. Comment un auteur pour enfants peut-il oser s’aventurer sur ce terrain ?, s’interroge l’Amérique pudibonde. « Il faut pourtant bien baiser pour en faire [des enfants] », rétorquera Ungerer. De nombreuses bibliothèques états-uniennes banniront les albums de ce Français trop subversif. Dans le même temps, des collectionneurs, amateurs d’art, feront monter sa côte aux Etats-Unis.
 
 



Persona non grata, Ungerer choisit l’exil en 1971. Il part vivre dans un premier temps au Canada voisin, avant de retourner en Europe – en Irlande, le pays d’origine de sa femme où le couple s’installe définitivement en 1976. Un an auparavant, Ungerer a commencé à faire don à la ville de Strasbourg d’une partie de ses originaux, ainsi que de jouets qu’il fabrique à ses heures perdues – une autre de ses toquades. D’autres donations suivront ; elles alimenteront le fonds du Musée Tomi-Ungerer/Centre international de l’illustration, qui a ouvert ses portes en novembre 2007 dans une villa de la capitale européenne, non loin d’une fontaine en hommage à Janus, créée par Ungerer lui-même en 1988 à l’occasion du bimillénaire de sa ville natale.


Homme aux 140 livres et aux 40 000 dessins, Ungerer savait tout faire. Diminué ces dernières années par une perte importante de visibilité de l’œil gauche, il ne craignait pas d’être un jour empêché de travailler. « Si je deviens aveugle un jour, il me restera la pâte à modeler et la masturbation. Les Allemands ont un joli mot pour cela : selbstbefriedigung – le plaisir de soi-même », disait-il en éclatant de rire.



Dates
28 novembre 1931 Naissance à Strasbourg
1960 Débarque aux Etats-Unis où il travaille rapidement pour les plus prestigieux journaux
1961 « Les Trois Brigands »
1966 « Jean de la Lune »
1969 « Fornicon »
9 février 2019 Mort à Cork (Irlande).


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9 février 2019, 22:45

Au fond de la cour, 311 avenue Van Volxem tout près du Wiels, un bel espace et rien à voir (sauf la lettre d'un fan légèrement mytho, dans le « livre d'or ») : la galerie C.L.E.A.R.I.N.G





(Bonne chance, gamin !-)

On traverse pour les expos du Wiels :





Benoît Platéus d'abord :



(reflet d'un maniaque dans une voiture qui se reflète dans une autre)


Ellen Gallagher ensuite, de laquelle il n'y a rien à retenir, sauf peut-être cet énième selfie :


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9 février 2019, 23:45

Retour sur la formidable conférence Altaïr de ce matin à l'ULB (« Les matrices aléatoires »), avec l'ubiprésent Alexandre W. (présentant ici le mathématicien Bertrand Eynard dont l'article dans Pour la Science sur le sujet nous avait enchantés en mai 2018) :


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9 février 2019, 23:60
Post-vérité ou petits mensonges ?

Par Simon Blin, Léa Mormin-Chauvac  (Libé, 6 février 2019)

À force de se multiplier, les fake news sont désormais vues comme des ennemies de la démocratie. De l’interdit libérateur à la manipulation grossière des populistes, existe-t-il un bon et un mauvais menteur ?


De Marrakech à l’Alsace-Lorraine, les fake news auront refermé 2018 et ouvert 2019 de la même façon. La première accusait le traité de Marrakech de déclencher une «invasion migratoire»,alors même qu’il rappelait le principe de souveraineté et l’appel à la fermeté des Etats en matière d’immigration. La seconde soupçonnait le traité d’Aix-la-Chapelle de vendre l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Le jour de la signature de l’accord, aux contours finalement bien moins engageants, Jordan Bardella, 23 ans et tête de liste pour le Rassemblement national (RN) aux élections européennes, est amené à s’expliquer, sur France Inter, sur la grossière manipulation. A Léa Salamé, qui lui fait remarquer que la position de son parti est mensongère, le nouveau champion du RN répond : «Ça, c’est votre avis ! On a le droit d’avoir un avis divergent.» Ce coup de force, tenté en direct par le jeune candidat à la députation, relève d’une mécanique désormais bien installée dans le paysage médiatique et politique, où «les faits tendent à devenir une simple opinion déconnectée de la réalité», pour reprendre les mots de Myriam Revault d’Allonnes dans Libération le 20 octobre. Dans la situation contemporaine, «la politique est renvoyée au mensonge», insiste la philosophe.

«Une stratégie et non un impératif»
Le contexte fait resurgir un vieux débat : que nous impose la réalité alternative, ou la «post-vérité», sinon de redéfinir notre rapport au mensonge ? Existe-t-il divers degrés de mensonge ? Jusqu’à quel point est-on en droit de mentir ? La question travaille chercheurs et essayistes. En témoigne l’abondance d’ouvrages qui paraissent sur ce sujet. Une nouvelle traduction du Droit de mentir d’Emmanuel Kant (Cerf) suggère un retour sur la controverse opposant le philosophe allemand au Français Benjamin Constant. Existe-t-il, de droit et non de fait, un mensonge légitime ? La question va opposer les deux penseurs au XVIIIe siècle. Kant voit la vérité comme la condition même de tout échange entre les hommes. Face à lui, Constant estime qu’une société n’est pas possible en vertu du seul principe de vérité.

Et si, en politique, le mensonge offrait davantage de perspectives que les simples faits, comme la possibilité de repenser la démocratie autrement qu’en termes de vérité ? «Le mensonge, conçu comme une stratégie et non un impératif, peut avoir des vertus émancipatrices», explique à Libération le sociologue et philosophe Manuel Cervera-Marzal, auteur de Post-vérité : pourquoi il faut s’en réjouir, aux éditions le Bord de l’eau (lire ci-dessous). On cache la vérité à ses électeurs et à ses partisans, à ses ennemis aussi, pour préserver la cohésion de ses relations. Le mensonge est «un instrument relativement inoffensif dans l’arsenal de l’action politique», écrit Hannah Arendt dans la Crise de la culture.

Couper court au débat
Difficile, en effet, d’imaginer une société où la politique serait soumise à un impératif de transparence totale. Il n’est pas dit d’ailleurs qu’en politique et ailleurs, la vérité eut compté plus avant qu’aujourd’hui. Comme si au siècle dernier, seuls les faits avaient compté, comme si les gouvernants avaient toujours agi en conformité avec la vérité et que les citoyens jugeaient sur la base des seules réalités objectives. Après tout, le XXe siècle nous promettait un monde sans guerre, mais aussi qu’on roulerait au diesel propre ou qu’on ré-atteindrait un jour le plein-emploi. Rien de tout cela ne s’est réalisé. A trop se focaliser sur le négationnisme et le complotisme, on en vient à oublier que le monde n’a jamais été autant informé, que le niveau de connaissance n’a jamais été aussi élevé.
Dans Post-vérité et autres énigmes (éditions PUF), petit essai ironique et enlevé, le philosophe italien Maurizio Ferraris reconnaît qu’il est tentant d’affirmer que le mensonge a toujours existé en politique. Et, ainsi, de couper court au débat : si mentir est un acte «inévitable de la vie et de la politique», le tout est de le savoir, et donc circulez, y’a rien à voir. Lourde erreur, selon Ferraris, convaincu que la post-vérité est l’essence même de notre époque post-moderne. Prise comme un objet social en soi, la post-vérité met en évidence des «caractéristiques essentielles de l’opinion publique contemporaine», telles que l’individualisme, le désir de reconnaissance d’internautes insomniaques et la diffusion à grande vitesse de leurs convictions à travers le web grand public. Le XXe consacrait, avec Nietzsche, les interprétations au détriment des faits. L’ère de la post-vérité, elle, considère comme vrai ce qui est posté. Les affirmations scientifiques sont délégitimées, les convictions privées sacralisées. Du gazouillis «continu et redondant» des réseaux sociaux, l’internaute tire sa propre vérité. Et de cette redondance naît la différence entre le mensonge classique, «finalement assez rare», et la post-vérité, qui, à l’inverse du mensonge, ne cherche pas à tromper mais à émanciper celui qui l’énonce, «le mythomane soulagé du fardeau de la vérité unique».

«Bullshit»
C’est ainsi que le philosophe américain Harry Frankfurt opère une distinction entre le mensonge et le baratinage, le bullshit (la «connerie», en anglais). Le menteur se soucie de la vérité. Dans une certaine mesure, il la respecte. Car pour bien mentir, il ne faut jamais la perdre de vue. Le «bullshiteur», lui, méprise tout ce qui se rapporte au fait. Ce qui le rend insensible à toute critique. C’est contre lui qu’il faut lutter. Comment ? Récemment, lors d’un échange avec les journalistes, Emmanuel Macron, «inquiet sur le statut de la vérité» dans notre démocratie, a dévoilé ses velléités de mise sous tutelle de la presse via une «structure» financée par l’Etat. Pas sûr que la vérité en ressorte gagnante…


INTERVIEW (par Simon BlinLibé, le 6 février 2019
Manuel Cervera-Marzal : «En démocratie, avoir la liberté de mentir, 
c’est avoir le pouvoir de transformer le réel»

Pour le philosophe Manuel Cervera-Marzal, «post-vérité» ne signifie pas toujours abrutissement généralisé.

Le mensonge, une chance pour la démocratie ? Sociologue et philosophe, Manuel Cervera-Marzal vient de faire paraître un court essai dont le titre, provocateur, laisse peu de place au doute sur ses intentions, Post-vérité : pourquoi il faut s’en réjouir (éd. Le Bord de l’eau). La tromperie peut-elle avoir du bon, s’interroge le doctorant à Aix-Marseille ? Loin de nier les dangers que représentent les théories du complot et autres conspirationnismes auxquels le Web offre un terrain de manœuvre quasi infini, l’essayiste tente d’éclaircir le caractère profitable, voire «émancipateur» du mensonge.


> Doit-on se réapproprier le mensonge en politique ?
Mon propos n’est pas de faire un éloge du mensonge. Mais de rappeler que cette tension entre vérité et politique a toujours existé. Le mensonge fait partie de la panoplie des moyens légitimes du politique. Or, qu’est-ce que la politique, sinon du conflit où le mensonge s’avère être une stratégie, non un impératif ? Comme le dit Machiavel, la politique est un affrontement entre les grands et les petits, les patriciens et les plébéiens, ceux qui veulent dominer et ceux qui veulent mettre fin à la domination. Comme Gramsci ou Arendt bien avant, je rappelle que le mensonge peut avoir, sous certaines conditions, des vertus émancipatrices. En démocratie, avoir la liberté de mentir, c’est avoir le pouvoir de transformer le réel. Les révolutionnaires français posent comme premier acte l’idée que les hommes et les femmes naissent égaux. C’est faux et les révolutionnaires le savaient pertinemment. Les hommes venaient au monde nobles ou serfs, hommes ou femmes, maîtres ou esclaves. On juge une action politique non pas selon son degré de véracité ou de mensonge, mais selon sa capacité à nous rendre libre ou à maintenir ou renforcer notre état de servitude. En travestissant les faits, les révolutionnaires participèrent à la transformation du monde, ils le rendirent plus juste, ils abolirent les privilèges.

> La vérité est une affaire personnelle et existentielle avant d’être d’ordre logique et rationnel, écrivez-vous. Est-ce le principal atout des populistes que d’avoir saisi ce caractère relatif de la vérité ?
Trump et tous ceux qui se réclament de ce populisme ont compris que pour gagner une élection, il n’y avait aucune nécessité de tenir un discours en conformité avec les faits. Il peut mentir sur tout un tas de chiffres et d’éléments concrets et historiques. Cela ne le dessert pas, au contraire. Face à Trump, Bolsonaro ou Le Pen, le fact-checking est nécessaire mais insuffisant. D’abord parce que le temps qu’on aille rétablir la vérité sur telle ou telle affirmation erronée, Trump a déjà professé trois mensonges supplémentaires. Ensuite et surtout parce que ses mensonges sont des effets d’annonce pour ses suiveurs. Trump ne se contente pas de délivrer des fake news. Il propose à ses électeurs un récit bien plus fort, articulé autour d’une prétendue revanche contre les mondialistes. Face à cela, on ne peut pas se contenter d’opposer une vérité factuelle.
> Pour beaucoup, extrémisme, complotisme, climato-scepticisme et créationnisme seraient les symptômes concrets d’une érosion de la vérité. Pourquoi prenez-vous le contre-pied de cette analyse ?
Je voulais apporter de la nuance à un constat qui s’est très répandu, surtout dans le champ scientifique et médiatique. Il est communément admis qu’avec Internet, nous serions entrés dans une époque de détachement vis-à-vis de la vérité. L’opinion publique ne se fonderait plus sur des faits objectifs, mais sur des avis personnels ou des émotions. Ce constat pointe les effets unilatéraux et supposés délétères des réseaux sociaux sur la qualité du débat public. Sans vouloir tordre le bâton dans l’autre sens, j’essaye de montrer qu’il cohabite sur Internet du bon comme du moins bon. J’en veux pour preuve l’utilisation des blogs en 2005 lors de la campagne sur le traité de Constitution européenne, qui ont permis à des citoyens français d’avoir accès à des arguments sur le traité qu’on ne trouvait pas ailleurs dans la presse nationale. Il y a sur Internet des débats de haute tenue sur la fiscalité ou la réforme constitutionnelle. Je cite aussi l’exemple de Wikipédia dont le fonctionnement collaboratif s’avère plus fiable que l’encyclopédie Britannica où chaque article est pourtant rédigé par un spécialiste ! De mon point de vue, cette nouvelle ère dite de la «post-vérité» ne désigne pas nécessairement une ère de l’abrutissement généralisé. Il faut y voir aussi une prise de parole par celles et ceux qui en étaient privés, dont le Net constitue un espace privilégié.

> Vous revenez sur la genèse du terme «post-vérité». En quoi est-ce nécessaire de faire ce rappel ?
Si l’emploi du terme explose en 2016 avec la campagne de Trump, et qu’il circule déjà depuis les années 2000, l’expression apparaît dès les années 1980 aux Etats-Unis. Elle est inventée par la frange conservatrice politique et religieuse de la société américaine qui impute la post-vérité au relativisme de la gauche libérale et multiculturelle. Cette gauche empreinte de la French Theory de Foucault et Derrida, proche des mouvements sociaux, antiracistes, homosexuels et féministes, est rendue coupable de répandre dans les facultés l’idée que derrière ce qu’on présente comme l’universalisme neutre et objectif se cachent des rapports de pouvoir au profit d’une norme blanche occidentale et masculine. On leur reproche de penser que toutes les cultures se valent et que le récit des dominés est plus respectable que celui des oppresseurs. Ces avancées progressistes déclenchent une réaction de la droite américaine qui accuse cette gauche de précipiter l’entrée des Etats-Unis dans l’ère de la réalité alternative. Le concept ne viendrait donc pas de l’anti-intellectualisme des classes populaires, mais d’une élite pressée de tout déconstruire. La plupart des gens qui parlent de post-vérité n’ont pas la moindre idée de l’origine de cette notion. S’ils la connaissaient, l’emploieraient-ils aussi souvent ?
[Simon Blin]

MANUEL CERVERA-MARZAL 
POST-VÉRITÉ. POURQUOI IL FAUT S’EN RÉJOUIR Les Bords de l’eau, 24 pp., 13,20 €. 
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