Les images du Monde (Israël/Hamas)

 

Depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas, un flot d’images arrive chaque jour au service photo du Monde, en provenance de Gaza et d’Israël. Un flot terrible charriant, comme par vagues, des visions d’immeubles effondrés sous les bombes, de blessés transportés à dos d’homme, de silhouettes d’enfants dans un linceul, de parents d’otages, de jeunes victimes de la rave party… Les journalistes doivent alors plonger dans ce flux incessant. Tout voir d’abord, puis vérifier l’origine du cliché, et enfin sélectionner les images les plus à même de raconter ce conflit si sensible pour les lecteurs.

Des guerres, le journal en a couvert d’autres depuis la fin du XXe siècle, époque où il a donné à la photo une vraie place, sur sa version imprimée comme sur son site Web. Celle-ci est pourtant plus difficile à raconter tant chaque mot, chaque image, peut choquer, nourrir des polémiques et des soupçons parmi les lecteurs. « Cette guerre est aussi une guerre des images, constate la directrice de la rédaction, Caroline Monnot. Beaucoup des photos qui nous parviennent sont atroces. La très grande difficulté est de documenter l’événement, de témoigner de l’horreur sans l’euphémiser, mais aussi d’éviter le plus possible d’être instrumentalisé et que ce que nous publions devienne un outil de propagande. »

Le service photo s’est d’abord attelé, le 7 octobre, à trouver des photographes prêts à travailler en exclusivité pour le journal de façon suivie. Pas de difficulté en Israël, où Le Monde a l’habitude de travailler avec des photographes aguerris, fins connaisseurs de la région. Le 10 octobre, le photographe irlandais Andrew McConnell accompagne donc notre reporter Samuel Forey et saisit les images de l’armée israélienne collectant les corps des victimes du kibboutz de Kfar Aza pour les placer dans de grands sacs en plastique. Ces photos feront la « une » du journal et du site.

Des soldats israéliens récupèrent les corps des victimes abandonnées dans le village de Kfar Aza,
près de la frontière avec Gaza, le 10 octobre 2023.
ANDREW MCCONNELL POUR « LE MONDE »

Trouver un photographe de confiance
À Gaza, c’est autre chose. Aucun photographe ne peut plus pénétrer dans le territoire, bouclé par l’armée israélienne. Que l’on ne se méprenne pas : les images abondent. Bien plus que pour la guerre en Ukraine, par exemple, dont la couverture reste univoque en matière de photographie : Moscou empêche les photoreporteurs de couvrir le front russe, dont ne filtrent que ses propres images, par le biais de ses agences d’Etat. Bien plus aussi qu’en Syrie, où le président Bachar Al-Assad a longtemps traqué les journalistes, afin de cacher sa répression féroce, en 2013, des rebelles syriens et son utilisation des armes chimiques.

Un panache de fumée noire s’élève au-dessus de l’horizon de la ville de Gaza
lors d’une frappe aérienne israélienne le 8 octobre 2023. 
MAHMUD HAMS / AFP

Depuis Gaza, des centaines de clichés arrivent, sans que l’on puisse vérifier le lieu et la date à laquelle ils ont été pris et que, dans le doute, le journal se refuse à publier. Mais les trois grandes agences – Agence France-Presse (AFP), Assiociated Press et Reuters –, auxquelles Le Monde est abonné, disposent d’équipes importantes qui étaient déjà sur place avant le 7 octobre et continuent de nourrir leur « fil » photo des images de journalistes professionnels.

Seulement, Le Monde aimerait trouver un photographe de confiance à « mettre en commande », comme on dit dans le jargon, c’est-à-dire susceptible de travailler en exclusivité et sur la durée pour le quotidien. En quelques heures, ce profil-là devient une denrée rare. « Dans un conflit de retentissement mondial comme celui-ci, la première difficulté est d’abord celle de la concurrence avec les médias américains, qui payent presque trois fois plus que nous (1 200 euros par jour, contre 425 euros pour Le Monde), explique ainsi Laurence Cornet, responsable de la photo pour le service International. Mais très vite, avec les frappes israéliennes sur Gaza, beaucoup de photographes ont dû fuir, ou mettre leur famille à l’abri et, lorsqu’ils pouvaient travailler, il fallait encore trouver une connexion Internet afin d’envoyer les images. »

À ces difficultés s’ajoutent celles liées à la sécurité. Les compagnies d’assurances réclament un tarif énorme (autour de 9 000 euros par semaine) ou refusent simplement d’assurer un photographe susceptible d’être tué dans un bombardement ou qu’il sera impossible d’évacuer s’il est blessé. Le 18 octobre, le journal finit tout de même par s’accorder avec Mohammed Zaanoun, un photographe de la ville de Gaza. Celui-ci réalisera un reportage pendant un jour et une nuit avant de prendre la route de Rafah, dans le sud de l’enclave.

Que peut-on montrer ? Depuis toujours, le journal se tient à des règles éthiques élémentaires : pas de photos de cadavres dont le corps ou le visage seraient apparents en « une » du quotidien ou du site. A l’intérieur, la règle est plus souple, mais on écarte les images les plus sanglantes. « L’idée n’est pas que les gens détournent le regard », souligne Nicolas Jimenez, chef du service photo. Mais il faut bien montrer le choc de la guerre.

Dès le 9 octobre, Le Monde a ainsi publié en « une » la photo terrible d’Oren Siv, de l’AFP, montrant un arrêt de bus à Sdérot, en Israël, jonché de cinq cadavres tués par le Hamas. Juste en dessous, ce même jour, le journal publie aussi une photo des premières frappes israéliennes sur Gaza. Les photos des victimes du territoire palestinien arriveront par la suite.

Des corps de victimes découverts à Sdérot, dans le sud d’Israël, le 7 octobre 2023.
OREN ZIV / AFP

Crainte d’une instrumentalisation
Ramzy Bensaadi et Audrey Delaporte, tous deux photographes et responsables du desk photo pour Lemonde.fr, où ils se relaient, ont vite compris combien le choix des images est un sujet sensible. Charge à eux de choisir celles qui accompagnent le « live », ce canal où les informations concernant cette guerre sont livrées en continu aux lecteurs. Tous deux gardent un œil sur les réactions des lecteurs. On publie une photo des familles d’otages manifestant à Tel-Aviv ? Voilà un tombereau de commentaires balayant leur détresse au nom des morts sous les bombardements israéliens. Un cliché montre la morgue pleine d’un hôpital à Gaza ? Des dizaines de lecteurs protestent en assurant que le Hamas se cache bien là.

« Il faut vérifier chaque photo, rédiger soigneusement chaque légende, documenter sans choquer », souligne Ramzy Bensaadi. Et tenir, aussi, dans ce flot d’images tragiques et d’invectives violentes. « Je choisis seule, mais il y a eu avant moi le premier filtre qui est le choix du photographe, puis le filtre de l’agence. Je suis le troisième filtre », explique Audrey Delaporte, avant de confier : « Je pensais m’être endurcie, mais non… »

Autre question délicate : faut-il diffuser ces photos d’enfants blessés ou morts qui nous parviennent par centaines de Gaza et sont devenus un objet politique ? Lemonde.fr, qui avait opté pour une image où un groupe d’hommes enterrait un enfant enveloppé d’un linceul – les femmes sont souvent absentes des photos, à Gaza –, la retire, craignant une instrumentalisation par des militants prompts à exalter les « martyrs » palestiniens.

« Un enfant mort suscite évidemment une émotion immédiate et brute, et l’on ne passe jamais ces photos sans y réfléchir à deux fois, explique Laurence Cornet. Il en arrive beaucoup, de Gaza. On ne peut refuser de les passer systématiquement, car elles reflètent aussi la réalité démographique à Gaza : c’est une population très jeune, et les bombardements blessent et tuent forcément bien plus d’enfants qu’en Ukraine, où la population est plus âgée. » Mais que choisir dans cette tragédie ? Dans la série de clichés pris par Mohammed Zanoun figurait ainsi un enfant mort, dont on voyait le visage et le corps à moitié brûlé. Le Monde a finalement renoncé à cette photo, pour publier celle, pas moins tragique, de ses deux petits pieds meurtris dépassant d’une couverture.

Un bébé de la famille Al-Hato, mort dans le bombardement de leur maison, 
à l'hôpital Al-Shifa, à Gaza, le 18 octobre 2023.
MOHAMMED ZAANOUN POUR « LE MONDE »

Évacuation des blessés suite a une explosion dans le quartier de Zeitoun, 
à Gaza City, le 18 octobre 2023.
MOHAMMED ZAANOUN POUR « LE MONDE »

« La presse quotidienne est comme le brouillon de l’histoire, poursuit Nicolas Jimenez. Mais nous, nous avons quinze minutes pour décider de publier telle ou telle photo, quand l’historien aura au moins quinze ans de recul. » Quelle photo résumera plus tard une guerre de cette ampleur ? Choisirait-on le même cliché d’une époque à l’autre ? Un blessé ou un mort sont-ils toujours les seuls symboles d’un conflit ?

Bien sûr, la guerre du Vietnam reste symbolisée par l’image de l’américain Nick Ut d’une fillette courant nue, brûlée au napalm et hurlant de douleur. Mais des manifestations de la place Tiananmen, à Pékin, sur laquelle des milliers de civils moururent sous les balles de l’armée chinoise, il ne reste pas une photo de cadavre, juste celle d’un homme debout devant un char à l’arrêt.

Et puis la mort peut être plus choquante lorsqu’elle est plus proche. Le 13 novembre 2015, les commandos envoyés par l’organisation État islamique firent 130 morts et 413 blessés à Paris. Aucun journal n’a jamais publié cette photo de la fosse du Bataclan jonchée de cadavres ; elle existe pourtant. Une image, publiée alors par Le Monde, montrant deux corps recouverts d’un drap blanc, sur un trottoir devant la terrasse d’un restaurant mitraillé par l’un des commandos djihadistes, suscita des protestations parmi les lecteurs et les familles des victimes.

Le 13 novembre, jour anniversaire de ces attaques, l’armée israélienne s’est risquée à poster sur ses comptes Instagram en français des photos des morts de Paris, afin de susciter chez les Français une solidarité à l’égard de sa riposte contre les terroristes du Hamas. L’armée israélienne a finalement dû retirer les clichés devant les nombreuses protestations. Ces images-là restaient pour les Français des images impossibles.
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