Non fongible
Almine Rech, galeriste : « Les créations spécifiques NFT devraient s’imposer »
Almine Rech, galeriste présente sur trois continents, et l’artiste Neïl Beloufa s’emparent du NFT, un champ ouvert aux artistes et aux acheteurs, de tous niveaux et de toutes générations, hors des places traditionnelles.
Neïl Beloufa (1985), artiste franco-algérien, formé aux Beaux-Arts, aux Arts décoratifs et au Studio du Fresnoy (Sentinelles sensorielles, L’Echo, 20.10.2020), a été exposé au Palais de Tokyo, au Schinkel Pavillon (Berlin), à K11 (Shanghai), au MoMA (New York). Il s’intéresse depuis longtemps aux atouts de la blockchain en art.
« Lecteur du Manifeste Crypto-anarchiste (rédigé en 1988 par Timothy C. May, ingénieur d’Intel, un texte séminal pour Sathoshi Nakamoto, le fondateur du Bitcoin, NDLR), ce système de pensée m’intéressait. En 2020, je l’ai abordé politiquement puis artistiquement. »
Beloufa a d’abord proposé une mini-série de jeux online sur ScreenTalk. Le projet est micro-financé par des institutions comme la Fondation Pernod Ricard. Les prix étaient des éditions limitées de pliages à imprimer chez soi, certifiés par la blockchain. Lancés sur ScreenTalk, via la plate-forme de certification Verisart, qui lui vaut les honneurs du New York Times.
Sa première œuvre certifiée NFT fut aussi la première d’un artiste majeur exposée avec une institution, le Pirelli Hangar Bicocca (Milan), et dans les deux dimensions, réelle et virtuelle. «Digital Mourning» explore le fossé entre réalité et simulation: trois «hôtes», A, B et C, entités physiques, partagent leur nom avec leurs doubles digitaux. L’hôte B, qui ressemble au Pokémon Pikachu et abrite dans son corps quelques attributs traditionnels comme un chandelier et un buste, «discute avec les hôtes A et C de ce que le visiteur doit regarder, penser et consommer. En un sens, ils incarnent ces algorithmes des réseaux sociaux qui filtrent les fils de discussion.»
Leur double existence, matérielle et physique, est aussi celle de l’œuvre d’art. Joueur, Beloufa a prévu deux versions de ses hôtes: la version publique est muette, la version unique, achetée par le collectionneur, est douée de la parole. La pièce a été vendue à Milan au prix de 29 Ether, soit 44.457 euros au cours du jour.
Un champ ouvert
Dimanche 14 mars, Almine Rech, qui tient cinq galeries à Paris, Bruxelles, Londres, New York et Shanghai, annonçait le lancement des œuvres de César Piette sur la plate-forme de vente d’art numérique Nifty Gateway (lire l’article ci-contre, en bas), quatre œuvres en édition limitée de 25 à 100 exemplaires.
«Si nous sommes l’une des premières galeries à nous associer à Nifty Gateway, c’est que nous suivions depuis un moment l’essor de l’art digital à travers ce support», explique Almine Rech. «Ces offres participent d’un double attrait technologique et esthétique. Les œuvres de César Piette appartiennent à ce domaine et se sont imposées d’emblée.»
La galeriste insiste sur le caractère unique de ces éditions limitées. «Chaque NFT est un titre de propriété d’une pièce aussi visible sur Internet, après la vente. Plus cette pièce est partagée, plus sa valeur culturelle croît.Cette technologie procure bien aux artistes, aux galeries et aux collectionneurs un nouveau mode d’achat, d’exposition et de vente.»
Elle n’établit pas de hiérarchie entre un Damien Hirst, qui annonçait, fort opportunément le 15 mars, la déclinaison NFT de sa série «Currency» (Monnaie), et des artistes comme Neïl Beloufa ou César Piette engagés de longue date dans cette recherche. Toutefois, par rapport à des pièces préexistantes comme «Currency», recyclées sur une plate-forme NFT, «les créations spécifiques pour ce marché devraient s’imposer, justement de par leur unicité garantie par la blockchain.»
Cette forme d’expérimentation relie l’art aux jeunes générations, «qui évoluent dans l’espace digital comme des poissons dans l’eau». Beaucoup d’acheteurs de pièces certifiées NFT sont des «amateurs peu rompus aux canaux habituels des galeristes et des marchands. Le prix de ces NFT, en général assez bas, attire ces amateurs, mais les épisodes récents ont montré qu’ils touchent aussi le segment supérieur du marché, et potentiellement des collectionneurs de tout pedigree. C’est donc un champ ouvert aux artistes et aux acheteurs, de tous niveaux et de toutes générations, hors des places traditionnelles.»
Le marché de l’art a trouvé son bitcoin
Échaudés par le taux zéro de la dette et galvanisés par un afflux sans précédent de liquidités, les investisseurs affluent sur le marché de l’art et rajeunissent avec sa digitalisation à marche forcée. Au point de payer 70 millions dollars pour un artiste numérique inconnu.
Le jeudi 11 mars a sans doute marqué un tournant pour le marché de l’art. L’œuvre numérique «The First 5.000 days» a été adjugée pour près de 70 millions de dollars chez Christie’s, troisième record de prix pour un artiste vivant, Mike Winkelman, alias Beeple, créateur de sites qui a travaillé pour de grands noms comme Apple mais inconnu du marché de l’art mainsteam.
En ce premier quart de XXIe siècle, notre monde physique se digitalise. Chacun a pu le constater, la crise du Covid-19 accélère et étend ce processus. Cette accélération atteint deux mondes étroitement imbriqués: la finance et l’art. En toute logique, soixante ans après les boîtes de soupe Campbell, des objets numériques ordinaires (un tweet, un montage photo en JPEG, une carte virtuelle de jeu vidéo) deviennent objets d’art et dépôts d’une valeur financière sans précédent.
Jusqu’à présent, les transactions spectaculaires des salles de vente concernaient des maîtres morts (Léonard de Vinci, van Gogh, Botticelli) ou vivants (Gerhard Richter, David Hockney). Avec Beeple, alias Mike Winkelmann, graphiste de Caroline du Sud, Christie’s a réalisé , jeudi dernier, la troisième vente d’un artiste vivant inconnu. L’œuvre? Un montage photo entamé en 2007. L’équation se réduit ici à trois chiffres: 22 (millions de visiteurs sur la page de Christie’s dans les dernières minutes d’enchère); 2 (millions de followers de Beeple sur Twitter); 69.346.250 (le prix de l’œuvre en dollars). Beeple y ajoute une formule: «Si tout le monde veut la chose, elle a de la valeur». À quoi Charles Allsopp, ancien commissaire-priseur chez Christie's, rétorque: «L'idée d'acheter une chose qui n’existe pas n’a aucun sens». Manifestement, les chiffres donnent raison au graphiste millionnaire-minute.
Aberrations de marché
Gilles Mougenot, président du fonds d’investissement Argo-Wityu, acteur du private equity pour le Benelux et collectionneur, observe ce processus avec le recul de trente ans d’expérience. «L’art numérique existait avant Beeple: j’ai exposé un maître en la matière, Miguel Chevalier, artiste français. La nouveauté réside dans l’amplification spéculative alimentée par les réseaux sociaux et l’économie virtuelle». En effet, 91 % des enchérisseurs Christie’s étaient inconnus de la salle de vente.
Les parallèles entre 2021 et les «Roaring Twenties», les années 20 rugissantes, abondent. «Je songe à la pyramide de coupes de champagne, dans ‘Gatsby le Magnifique’, en pleine prohibition, métaphore de l’argent qui cascade comme une fontaine du sommet à la base.»
Depuis 2008 et la crise des subprimes, les banques centrales et les États ont actionné deux leviers colossaux: un tsunami de liquidités dans l’économie et des taux proches de zéro. Emprunter ne coûte presque plus rien. Les États s’endettent? Leur charge d’emprunt baisse. Du jamais-vu en économie. L’effet de cet afflux de capitaux à coût nul se lit dans l’indice Argos du prix d’acquisition des sociétés non-cotées. Créé en 2004, cet indice montrait un prix d’acquisition égale à 6,1 fois l’Ebitda de ces sociétés (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement). Fin 2020, c’est 11,1 fois. Presque le double. Une hausse phénoménale.
Simultanément, 30 à 40% des actifs mondiaux sont de la dette à taux quasi-zéro, dont les détenteurs ne sont plus rémunérés. Les investisseurs se sont orientés massivement ailleurs. L’art est l’un de ces supports: facile à acheter, à revendre, à stocker, des frais infimes comparés à ceux d’un yacht ou d’un hôtel particulier.
Volatil et spéculatif
Peu régulé, peu rationnel, le marché de l’art est volatil et spéculatif. «Le nombre d’individus au patrimoine supérieur à 10 millions a connu une hausse phénoménale, pas seulement en Asie. La fortune et la mondialisation éduquent ces individus, attisent leur attrait pour les signes extérieurs de richesse, des sacs Vuitton aux Aston-Martin», poursuit Gilles Mougenot. «Loin du goût bourgeois, ils veulent du design et Jeff Koons. Et, dans notre société du spectacle, tout devient archi-visible tout de suite, facteur spéculatif supplémentaire.»
Deux facteurs couronnent l’analyse: le marché de l’art pèse 67 milliards de dollars, enchaîne le financier français: «Une goutte d’eau, face aux 6,4 trillions des GAFA. En théorie économique, plus un marché est restreint, plus il est sujet aux aberrations et aux manipulations.» Ensuite, le marché de l’art adossé à la blockchain est composé de jeunes: 58 % des enchérisseurs Beeple étaient des milléniaux. «Ils participent d’un phénomène à l’œuvre depuis quelques décennies: la puissance privée se confronte aux institutions publiques. En somme, les «1%» des plus riches de la planète dament le pion au Louvre. L’acheteur de Beeple, le jeune investisseur en crypto-monnaies Metakovan (psydonyme de l'investisseurs indien Vignesh Sundaresan, basé à Singapour), ne se dit-il pas: «Je paie 69 millions, en cryptomonnaie; quel musée peut en faire autant?»
Ce réflexe, mélange de transgression et de bling-bling, se retrouve autant chez les enchérisseurs milléniaux de Christie’s que chez un génie industriel comme Elon Musk: combien de milliards vaut son tweet du 29 janvier 2020 qui propulse le cours du Bitcoin, au nez et à la barbe des autorités de marché ?
C’est d’ailleurs sous la forme d’un actif proche du Bitcoin que Beeple a pu faire monter les enchères pour son œuvre numérique vendue par Christie’s. Il s’agit de NFT («non-fungible token», lire ci-dessous): des jetons numériques dits «non-fongibles» qui peuvent être considérés comme des certificats de propriété, rendus inviolables par la technologie de la bockchain, et qui se vendent ou s’achètent comme n'importe quel autre bien, mais sans avoir de forme tangible propre. Il suffira à l’acheteur Metakovan de taper sa ligne de code pour accéder à l’œuvre et à son certificat d’authenticité.
Lucide, Beeple avoue: «Le NFT, pour moi, c’est un terrain vierge. Une page web a-t-elle une valeur? Peut-être, ou peut-être zéro». Dans cet univers archi-spéculatif, tout est dans le «peut-être». Et il conclut: «Pour être tout à fait honnête, je pense que cela va faire une bulle».
« Cette pièce vaudra un milliard. Mais j’ignore quand »
Mike Winkelman (alias Beeple), graphiste, met en vente chez Christie’s «The First 5000 Days», mosaïque de JPEG élaborée depuis 2007, stockée et certifiée sous NFT. Vous avez dit «non-fungible token»?
Le crypto-financier indien Vignesh Sundaresan (alias Metakovan), acquéreur avec Metapurse, principal fonds de NFT basé à Singapour, a déboursé 42.329.453 Ether, soit l’équivalent de 69.346.250 dollars dans cette crypto-monnaie émise par la blockchain Ethereum. Possesseur d’œuvres de Beeple pour 230 millions, Metakovan n’a ni voiture, ni maison: «Cette pièce vaudra un milliard. Mais j’ignore quand»… Le «Salvator Mundi» attribué à Léonard de Vinci, record mondial, culminait à 440 millions en 2017.
L’inflation, cancer monétaire, apparu avec la Première Guerre mondiale, rappelle l’économiste Thomas Piketty, érode la valeur. Depuis 2008, l’explosion de la dette sape la confiance dans les banques centrales et les États. C’est la fortune des crypto-monnaies, qui réalisent le rêve libertarien de moyens de paiement décentralisés, sans intermédiaire, immédiats, pérennes.
Les acheteurs individuels de crypto sont en majorité des milléniaux ou issus de la Génération Y: le Chinois Justin Sun, propriétaire de Bit Torrent et de la plate-forme crypto Tron, surenchérisseur perdant (!) de dernière minute à 70 millions sur «5000 Days», a 31 ans.
Trois atouts font le prix de l’art: rareté, authenticité, pérennité. Les crypto-monnaies possèdent les trois: le Bitcoin a la rareté (21 millions de Bitcoins seront «minés» d’ici 2140, contre 37 trillions de dollars en circulation en 2020), l’authenticité (il ne circule pas de fausses cryptos, malgré des plates-formes frauduleuses), la pérennité (la sphère crypto-financière croit ces monnaies «immortelles»).
NFT, un jeton d’immortalité
Le NFT (non-fungible token, jeton non fongible), apparu en octobre 2015 sur la plate-forme Ethereum (qui gère les Ether), a ces trois qualités. Ce jeton est un titre de propriété cryptographique qui garantit l’unicité, et donc la valeur d’objets, physiques ou numériques, par essence reproductibles.
En 2018, la plate-forme de Gamedex logeait ses cartes de collection sur NFT. Nike a breveté NFT ses baskets Cryptokicks. En 2020, Grimes, la musicienne canadienne, vend ses derniers morceaux 6 millions de tokens sur le site Nifty Gateway, première plate-forme mondiale d’échange de NFT.
Sur un marché de l’art en chute (selon le rapport annuel 2021 d’Art Basel, une baisse de 22%, pour un total passant de 67 à 50 milliards de dollars), les ventes en ligne doublent (12,4 milliards de dollars, soit le quart). Le jeton de la blockchain a tout l’avenir devant lui. - JFHG.
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(merci à L’Écho des 17, 18 et 19 mars 2021)
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