Enrico Navarra
Le galeriste et éditeur Enrico Navarra est mort
Personnalité chaleureuse et originale, grand amateur d’architecture, il a défendu des artistes comme Keith Haring, Zao Wou-ki, Bernar Venet mais surtout le travail de Jean-Michel Basquiat auquel il a consacré un important ouvrage. Il est mort le 21 juillet, à l’âge de 67 ans.
Par Harry Bellet (Le Monde)
Il avait inventé une nouvelle façon de concevoir le marché de l’art, originale mais peu reproductible, tant elle tenait à sa personnalité chaleureuse, comme à un sens de la prise de risque qui fut souvent couronné de succès. On lui doit le premier ouvrage d’importance, publié en 1996, consacré à Jean-Michel Basquiat. Il a fait aussi beaucoup pour Keith Haring, Zao Wou-ki, Yue Minjun ou Bernar Venet. Le galeriste et éditeur Enrico Navarra est mort mardi 21 juillet, au Muy (Var), à l’âge de 67 ans.
Né le 6 février 1953 à Paris, Enrico Navarra débute en 1975 dans la vente d’estampes. Un collectionneur du sud de la France le reçoit, regarde le contenu, plutôt décevant, du carton à dessins, et lui demande s’il n’a rien de Chagall. « De qui ? demande Navarra, qui adorait raconter cette histoire. – Chagall enfin, un des grands de l’art moderne ! Vous ne connaissez pas ? – On ne peut pas connaître tout le monde ! » La réplique fit la joie du collectionneur, qui s’évertua à lui présenter la veuve du peintre. Elle lui confia des œuvres, et il sut les vendre. Il fut un des premiers Français, dès 1979, à aller sur les marchés japonais, coréen, indien, et chinois, qu’il cultiva en profondeur.
Sa première incursion dans l’art contemporain a lié pour toujours son nom à celui de Jean-Michel Basquiat (1960-1988). Il ne l’a pas connu, mais l’a découvert par l’entremise de l’avocat Pierre Hebey : « En 1988, je lui ai racheté un tableau qui ne rentrait pas chez lui », se souvenait-il dans le catalogue de l’exposition qu’il avait consacrée aux dessins de l’artiste au château La Coste (Bouches-du-Rhône) en 2019. « Un mois plus tard, à New York, j’en achète encore deux. A l’époque, c’était 150 000, 200 000 francs, un tableau… »
Il visait la perfection
En octobre 1988, après la mort de Jean-Michel Basquiat, il visite la FIAC avec Jean-Louis Prat, qui dirigeait la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes). Navarra voit Prat acheter un Basquiat et lui dit : « J’en ai moi-même, on peut peut-être faire un accrochage d’artistes américains contemporains avec quelques tableaux de lui. Il me répond : “Ce qu’il faut faire, c’est une expo Basquiat !” Pour lui, c’était un des meilleurs artistes du XXe siècle. » Ecoutant l’oracle, il en achète une quinzaine, et expose l’artiste en 1989, dans sa première galerie qu’il inaugure la même année à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il publie ensuite son livre sur Basquiat, aidé par le père du peintre : « Nous avions convenu de faire une monographie de 200 pages, puis 300… On a dû finir à 600… » Car, quand il s’agissait de livres (du reste aussi d’ailleurs), Enrico Navarra ne comptait pas, il visait la perfection. Il les vendait rarement : il les offrait plutôt.
Il s’agit là d’un des éléments de la petite révolution qu’il a menée dans le marché de l’art. Ses livres l’aidaient à prospecter de nouveaux marchés. Il en a ainsi consacré un aux artistes (et un autre aux architectes) chinois, aux Indiens, aux Brésiliens et aux Thaïs, et d’autres sont en préparation sur l’Afrique, Israël, le Japon et la Corée du Sud.
Cette vision originale, on la retrouve en 2006 lors de la Foire de Bâle à Miami : au lieu de s’y agglutiner avec ses confrères, il loue le dernier étage d’un grand hôtel, un penthouse d’un millier de mètres carrés (« pour le prix d’un stand à la foire », s’amusait-il dans Le Monde), y accroche quelques tableaux, plus une surprise, et tient table ouverte. Tous les collectionneurs passent voir. La surprise, c’est l’architecte Rudy Ricciotti. Navarra (qui a aussi consacré un – gros – livre à Tadao Ando et un autre à Jean Nouvel) lui a demandé de concevoir une maison, qui s’ajoutera aux deux qu’il possède déjà sur une colline du Muy, près de Saint-Tropez. Un écran géant montre ce que sera l’édifice : un mur unique, soutenant une toiture gigantesque, grâce à un nouveau béton, le ductal. Une performance, les visiteurs sont bluffés.
Au point de vouloir venir voir l’original. C’est le troisième étage de la fusée Navarra : plutôt que de tenir boutique à Paris, il reçoit chez lui, l’été. Des collectionneurs, certes, mais aussi des amis, voire de simples curieux. L’ambiance est bon enfant, souvent rieuse, jamais guindée, et à la fin de la saison estivale, outre quelques nouveaux amis, Enrico Navarra a recueilli grâce aux conversations de table de très précieuses informations sur l’évolution du marché…
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Enrico Navarra en quelques dates :
6 février 1953, naissance à Paris.
1989, ouvre sa galerie.
1996, sort son livre sur Jean-Michel Basquiat.
21 juillet 2020, mort au Muy (Var).
Mort d'Enrico Navarra, galeriste sans peur et sans reproche, à l'âge de 67 ans
DISPARITION - Parti de rien, ce grand défenseur de Jean-Michel Basquiat et Keith Haring s'est éteint mardi 21 juillet des suites d'un emphysème. Visionnaire et humaniste, il laisse aussi une œuvre immense en tant qu'éditeur.
Par Béatrice de Rochebouët (Le Figaro)
Publié le 22 juillet 2020
Amoureux fou de la vie, Enrico Navarra (né en 1953), le plus merveilleux des conteurs nous a quittés hier, mardi, des suites de son emphysème pulmonaire. Ce bon vivant qui avait trop fumé savait vous emporter dans sa passion de l'art, avec une manière de parler bien à lui. Comme nul autre, il connaissait ceux qui en tenaient les ficelles. Des jours et des nuits durant, cette figure hautement charismatique du marché de l'art faisait et défaisait ce monde dont il avait fini par percer les petits secrets. Avec une sensibilité extrême et une compréhension inouïe de l'humain, il s'était lancé dans ce domaine dont il ignorait tout, pour en faire des étincelles. La chance lui a presque toujours souri...
« Gagner du temps pour pouvoir en perdre et rire autour d'une partie de cartes en offrant à tous des verres de rosé ». Telle était sa devise. Mais l'art n'était jamais loin pour cet épicurien. Il revenait sans cesse au centre de discussions sans fin et sans tabou. Ce travailleur acharné qui n'en avait jamais l'air aimait vous plonger dans l'histoire de ses artistes préférés : Keith Haring qui trônait en majesté dans sa propriété du Muy avec une œuvre monumentale et une BMW taguée par ses soins et bien sûr Jean-Michel Basquiat dont il a prêté plusieurs pièces historiques à l'exposition de la Fondation Vuitton en 2018.
Enrico Navarra fut l'un des premiers à croire à cet enfant de Brooklyn mort à 28 ans. Personne n'imaginait que l'artiste afro-américain allait devenir la star des enchères, en décrochant le record de 110,5 millions de dollars en 2017, chez Sotheby's à New York. Enrico en avait l'intime conviction. Preuve en est l'épaisse monographie qu'il a publiée dès 1996. D'autres éditions suivront en 2000 et 2010.
Son parcours fait rêver ceux qui voudraient se lancer dans le métier, à condition de n'avoir peur de rien. Enrico a commencé comme courtier en lithographies - un parcours pas très éloigné de celui de Larry Gagosian, autre marchand de renom ! - puis éditeur dans le domaine, avec des artistes comme Foujita ou Marie Laurencin.
Le marché de l'art, au début des années 80, était beaucoup plus actif au Japon qu'en France. Alors tout en habitant Paris, il se rendait souvent en Asie. Et son réseau a grossi au fil des ventes. Les collectionneurs lui ont fait confiance. En 1986, Il a commencé à travailler avec l'association Chagall et c'est à ce moment-là qu'Ida Chagall lui a proposé d'ouvrir une galerie de peintures pour y exposer ses œuvres. En 1989, Enrico inaugure son premier espace au 75, rue du Faubourg-Saint-Honoré, en face du Bristol, la meilleure des adresses pour vendre. Le pas vers l'art contemporain s'est imposé après de nombreux séjours à New York. Les Américains Sol Lewitt, Ed Ruscha, Rauschenberg, Warhol et Basquiat font partie de ceux qu'ils osent défendre en France.
«Enrico partait à l'étranger avec une valise remplie d'œuvres à vendre pour revenir ici s'acheter une Ferrari. Rien ne lui faisait jamais peur. Cette confiance en la vie fut la base de sa réussite», raconte l'un de ses proches. Originaire de Naples, il avait «cette énorme générosité, cette élégance et ce sens de l'amitié exacerbé que ses proches lui rendaient bien», commente Romain Brun entré à la galerie Navarra, il y a dix ans. Le monde de l'art qui a envoyé des messages du monde entier est unanime sur cette personnalité au foutu caractère mais tellement attachante. Certes, il fallait le suivre, lui tenir tête. Sans quoi, point de salut ! Enrico avait une idée par minute, un projet par seconde. Sa demeure du Muy, tenu merveilleusement par sa compagne Laurence, était un laboratoire d'inventions qu'il alimentait par les visites de ses amis. Les collectionneurs et professionnels internationaux y avaient toujours porte ouverte l'été, de Tony Shafrazi, à José Mugrabi, en passant par Patrick Seguin, installé depuis peu sur un terrain surplombant sa maison. Sans oublier Jean-Gabriel Mitterrand qui a ouvert, en contrebas, un magnifique jardin de sculptures. C'était sa manière de travailler, d'avoir des infos, de dégainer toujours plus vite. En visionnaire, il a su changer le «business model» du galeriste. «Publier des livres de référence à distribuer par le réseau est ma meilleure arme pour être au courant de tout avant tout le monde», confessait Enrico. Ce dernier a envoyé gratuitement 26.000 monographies de Basquiat. Le geste a payé...
Ce découvreur a exploré avant l'heure tous les marchés en devenir. Très vite, il s'est tourné vers l'Asie. En 1993, il expose Marc Chagall, au Hong Kong museum of art. En 2006, il a le culot de montrer Basquiat, à Shanghaï au Duolun museum, puis à Pékin, à la galerie de la Cité interdite. Il l'emmènera dans tous les pays : du Mexique, à Cuba, en passant par l'Argentine, le Bénin, la Corée, l'Italie... On compte près d'une vingtaine d'expositions dans lesquelles Enrico s'est investi avec des moyens sans limite. L'hommage rendu à Basquiat, avec toute sa famille, pour l'inauguration en septembre 2018 de la place Basquiat dans le 13e arrondissement de Paris, fut un grand moment pour lui.
Peu de pays émergents ont échappé à son flair : la Chine en 2001, puis l'Inde, avant le monde arabe auquel il a consacré trois volumes de mille et une pages, « In the arab world now », ouvrages édités en 2008, alors que la scène artistique et son marché en étaient à leurs balbutiements. Suivront le Brésil et la Thaïlande. Et bien d'autres livres comme celui sur Château Lacoste et ses sculptures commandées par son ami, propriétaire du lieu, Patrick McKillen, un fou d'architecture et d'art contemporain comme lui.
Enrico brassait large, il aimait aussi plus que tout l'architecture et ses bâtisseurs qui sont devenus ses amis. À commencer par Tadao Ando auquel il a rendu visite plusieurs fois dans son agence à Osaka, pour publier un important ouvrage en 2006. Jean Nouvel, aussi. Avec la galerie Patrick Seguin, il a publié « l'urgence permanente », un livre référence depuis 2002. Et puis, le frondeur Rudy Ricciotti, l'architecte aussi grande gueule que lui, qui a réalisé pour son domaine du Muy, un bâtiment avec un toit en béton Ductal d'une portée inédite pour l'époque : 7,80 mètres d'avancée après les piliers porteurs, sur lequel on a dansé avec joie ! Jean Prouvé hante aussi le lieu avec pas moins de cinq structures peuplant le jardin où un gorille de l'Indienne Bharty Kher et un poignard du Français Philippe Perrin vous accueillent.
Le large éclat de rire d'Enrico Navarra qui faisait vivre une belle équipe et son fils Doriano (25 ans) entré à la galerie il y a deux ans, résonnera à jamais.
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