De la connologie

Je poursuivrai ma tâche tant qu’il y aura des cons, 
c’est-à-dire au moins jusqu’à l’année prochaine…


Jean-François Marmion : « La connerie est pavée de bonnes intentions »

Après un best-seller sur ce thème insolite, le psychologue récidive avec « Histoire universelle de la connerie ». Il a réuni une trentaine d’historiens, dont Marc Ferro et Paul Veyne, afin d’étudier le sujet. Un puits sans fond.

Propos recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon, publié aujourd’hui dans le Monde à 15h07

La connerie, expertisée par d’éminents savants : tel est le filon déniché par les Éditions sciences humaines. Avec plus de 60 000 exemplaires vendus et 17 traductions, Psychologie de la connerie fut, à l’automne 2018, le premier best-seller en vingt ans d’activité de cette austère et modeste maison, qui a publié, en octobre 2019, un deuxième ouvrage collectif sur ce sujet. Histoire universelle de la connerie réunit les contributions d’une trentaine d’historiens, dont Marc Ferro et Paul Veyne. Psychologue, rédacteur en chef de la revue Le Cercle psy, auteur d’une BD sur le fonctionnement du cerveau, Cervocomix (Les Arènes, 2019), Jean-François Marmion a coordonné ces deux ouvrages.



« Devant l’immensité du chantier, et du désastre, prétendre explorer la connerie par ce livre ne s’avère guère qu’une connerie de plus », écriviez-vous dans l’avertissement aux lecteurs de « Psychologie de la connerie ». Pourquoi avoir récidivé ?

J’ai ouvert la boîte de Pandore, et la psychologie seule ne saurait suffire à l’inventaire ! Après des psychologues, j’ai donc réquisitionné une trentaine d’historiens prestigieux, et de plusieurs générations, qui ont joué le jeu avec gourmandise. Ce livre n’est pas un bêtisier recensant des bévues qui ne feraient rire que nous a posteriori, mais une somme de réflexions sur les représentations de la connerie au gré des siècles et des cultures, du néolithique au transhumanisme, et d’Athènes à Pékin en passant par l’Inde, l’Egypte et la Thaïlande. La connologie, ou étude de la connerie, est une science scrupuleusement inexacte qui s’interdit tout à fait la certitude. On explore, on défriche, sans faire des bonds de cabri en affirmant qu’on a trouvé une loi définitive, l’E = MC2 de la connerie. Si la connologie est une connerie, du moins, par sa prudence, est-elle inoffensive. Je poursuivrai ma tâche tant qu’il y aura des cons, c’est-à-dire au moins jusqu’à l’année prochaine…

La connerie est une notion très relative, qui dépend des époques et des points de vue. Comment avoir le recul nécessaire pour l’analyser ?

Rien de plus simple : on ne l’a pas. Voici cinquante ans, des esprits très doctes et respectés présentaient De Gaulle comme un grand con, Mao comme un saint homme, et la pédophilie comme une aventure esthétique. Il y a un siècle, au Panthéon de la connerie auraient facilement figuré les pacifistes, les suffragettes, les dreyfusards et les cubistes entichés d’« art nègre ». Nous verrons avec quelle sévérité la postérité jugera nos goûts et nos valeurs. « Vérité en deçà des Pyrénées, connerie au-delà », a presque dit Blaise Pascal : prendre conscience de ce relativisme sans capituler devant lui constitue déjà un précieux garde-fou, ou garde-con. On peut toutefois discerner quelques traits universels aux représentations de la connerie. Par exemple, la démesure individuelle ou collective, l’arrogance qui pousse à croire qu’on peut s’extirper de sa condition pour égaler les puissants, voire les dieux eux-mêmes, se retrouve dans l’hubris grecque comme chez les orgueilleux qu’on imaginait, au Moyen Âge, broyés par la roue de fortune en prétendant la maîtriser. Aussi bien dans le théâtre antique que sous la plume des Encyclopédistes, on retrouve par ailleurs la distinction entre l’imbécile, qui ne sait pas, le sot, étourdi par son pseudo-savoir, et le con, qui juge sans savoir et surtout sans se soucier de savoir.

De quand date la connerie ?

Le néolithique serait un prétendant intéressant. Avant lui, sur plusieurs centaines d’ossements humains retrouvés, on ne relève en tout et pour tout qu’une dizaine de traces de blessures par arme, et visiblement les blessés n’étaient pas achevés. C’est avec le développement de la sédentarisation et de l’économie de production que la violence, sur fond d’expansion démographique et d’inégalités, explose. Méfiance tout de même : « la » connerie n’est malheureusement pas un bloc monolithique dont on pourrait retracer l’émergence au carbone 14, elle est tentaculaire et protéiforme, depuis l’erreur logique jusqu’au fondamentalisme religieux. En un mot, il est téméraire de lui assigner une date de naissance, même emblématique. Et il faudra nous munir d’une certaine patience avant de graver son épitaphe. A moins qu’elle disparaisse avec nous tous, puisque notre planète ressemble furieusement à un Titanic sabordé par ses propres passagers, qui se rassurent en bricolant des radeaux de sauvetage. « L’histoire est écrite par des crétins qui ne savent pas ce qu’ils font », selon l’historien Yuval Noah Harari



Votre « Histoire universelle » semble établir que la connerie est l’un des biens les plus partagés par l’humanité…

Hélas ! Plus on y puise, plus elle se ressource ! Ce serait pourtant une connerie de nous résumer à elle. Je la vois plutôt comme un avertissement. Lors des triomphes romains, un acolyte était chargé de répéter à César : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme. » C’est-à-dire : « Tu es mortel, et faillible. » Gare à l’ivresse, gare à l’hubris ! La connerie est la mouche du coche, le sparadrap du capitaine Haddock : à cause d’elle on se veut grandiose, mais on n’est que soi-même. Et encore, on n’arrive pas toujours à sa propre cheville…

« La violence et la guerre semblent avoir progressé en même temps que la
“civilisation” s’est étendue et développée », observe la préhistorienne Marylène Patou-Mathis. La diffusion de la culture et de la connaissance ne sont-elles pas un rempart, fut-il fragile, contre la connerie ?

Si, bien sûr. Mais il y a un hic : la connerie n’est malheureusement pas l’antagoniste de la connaissance et de la culture. Sinon, il suffirait d’avoir fait l’ENA pour être immunisé… Elle me paraît plutôt le contraire de la sagesse, qui n’est pas une affaire d’intellect. Elle rappelle la « folie » telle que l’entendait Erasme, par exemple, avant que le terme se médicalise. Le con est insensé, pas forcément ignorant. Mais la frontière est floue : authentique poète chinois du XIe siècle, Su Shi (un homme exquis) estimait que la grande sagesse est pareille à l’ignorance, aussi légère et volatile…

La peur de l’Autre et les dégâts qu’elle occasionne, qui occupent plusieurs chapitres de ce livre, semblent avoir été de tout temps un puissant générateur de connerie… Votre ouvrage n’est-il pas finalement une anthologie de la différence ?

Jolie formule ! L’une des caractéristiques de la connerie est bel et bien de conférer un sentiment de supériorité satisfaite, et facilement agressive, à ses victimes, qu’il s’agisse d’une ethnie, d’une société ou d’un sombre beauf isolé. Notre époque regorge encore d’accusateurs publics et de corbeaux immaculés, de Torquemada d’opérette et de Fouquier-Tinville au petit pied. Quand, sous l’égide d’un Père Ubu, la connerie change d’échelle et contamine une population, y compris, trop souvent, des intellectuels, c’est toute une culture qui s’arroge le droit de rééduquer, spolier, exploiter, parquer ou liquider ceux qu’elle considère comme des inférieurs, ou des barbares, qui ont toujours bon dos.

Grosso modo, souligne l’historienne Sylvie Chaperon, « tout ce qui a été dit sur les femmes avant l’époque très contemporaine peut être considéré comme faux ». Avoir décrété que la moitié de l’humanité était naturellement inférieure à l’autre n’est-il pas l’une des plus magistrales conneries jamais inventées ?

Le sujet mériterait un troisième ouvrage à lui seul ! Jusqu’à la seconde moitié du siècle dernier, la science et la religion s’accordaient pour dépeindre la femme comme écervelée, impure, hystérisée par une sexualité guidée non par le plaisir mais par la quête obsessionnelle de la maternité. Un animal de compagnie auquel il ne manquait que le silence. « Toute la femme est dans l’utérus », écrivait un médecin français, Pierre Roussel, au XVIIIe siècle. N’en déplaise à Barbey d’Aurevilly, qui redoutait que l’émancipation des femmes contraigne les hommes à préparer eux-mêmes les confitures et les cornichons, la lutte actuelle pour l’égalité des sexes donne au moins une raison de se montrer optimiste : « La femme est l’avenir de l’homme », prophétisait Aragon, con à ses heures staliniennes. Mais vous voyez combien la connerie est pavée de bonnes intentions : je me laisse aller insensiblement à une description binaire opposant les gentilles femmes intelligentes aux méchants hommes stupides. Ce serait trop simple, et trop beau. Pardon pour ce flagrant délit…

« Aucune autre génération avant la nôtre n’a été exposée à une telle immensité de bêtises », observe Rolf Dobelli, docteur en philosophie économique. La connerie est-elle de nos jours plus massive, ou seulement, si l’on peut dire, plus apparente ?

Elle n’est certainement pas plus vaillante qu’au temps des jeux du cirque, de la chasse aux sorcières, ou des huit guerres civiles de religion qui ont saccagé la France de la Renaissance pendant quarante ans. La différence massue, c’est que les technologies d’aujourd’hui lui procurent des bottes de sept lieues pour courir jouer instantanément de son gros pipeau à travers la planète. Cependant, n’oublions pas que si nous n’avons jamais été exposés à une telle immensité de bêtise, nous n’avons jamais été exposés non plus à une telle immensité de savoir, accessible gratuitement du bout de l’index.

Est-il seulement possible d’en guérir ? Après avoir dirigé ces deux ouvrages, pouvez-vous conseiller sinon un vaccin, tout au moins un remède contre la connerie ?

Oh, mais on les connaît depuis belle lurette ! Je n’ai pas de scoop. Le doute, la nuance, la prudence, la tolérance, la capacité à changer d’avis… Ce que les sages de tout poil prêchent depuis vingt-cinq siècles, avec le succès que l’on sait. L’autodérision me paraît, à moi, l’antidote le plus salutaire, et le plus agréable. Mais on reconnaît les bons conseils au fait que personne ne les suit. Surtout pas les cons !


Jean-Baptiste de Montvalon pour Le Monde


« Deus Casino », de François De Smet
la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit


Si le pastafarisme est un canular, on peut sans doute en dire autant de toutes les religions, montre François De Smet. Publié aujourd’hui dans le Monde.

Un(e) adepte du pastafarisme, reconnaissable à la passoire dont il(elle) se couvre le chef, lors du défilé du solstice d’été à Seattle (Washington), en 2018. 

LES LEÇONS DU DIEU-SPAGHETTIS
Au commencement était un canular. En 2005, aux Etats-Unis, Bobby Henderson, étudiant à l’université de l’Oregon, invente une religion, le culte du Monstre en spaghettis volant. Selon cette confession parodique, le créateur de l’Univers est un amas de pâtes truffé de deux boulettes de viande. Cet Être suprême d’un nouveau genre aurait bâti le monde après avoir forcé quatre jours sur la bière, ce qui explique le caractère très approximatif du résultat.

Si ce n’était qu’une blague de potaches, le « pastafarisme » (mot-valise formé à partir de « pasta » et de « rastafarisme ») ne donnerait pas lieu, quinze plus tard, à un essai philosophique. Et pourtant, dans Deus Casino, François De Smet prend cette aventure loufoque comme point de départ de ses réflexions sur les religions, sur la croyance en général et sur leur rôle dans les sociétés contemporaines. Auteur de plusieurs essais remarqués, notamment Reductio ad Hitlerum et Lost ego (PUF, 2014 et 2018), il souligne combien l’histoire de ce culte-farce est déconcertante mais révélatrice, et finalement bien plus intéressante qu’on n’aurait pu le penser.


Premier étonnement : la religion du dieu-spaghettis est officiellement reconnue, aujourd’hui, par plusieurs pays du monde, notamment les Pays-Bas et Taïwan. Des mariages pastafariens sont célébrés. Certaines administrations autorisent les fidèles à conserver, sur leur permis de conduire, leur photo avec passoire sur la tête, symbole de leur foi… Deuxième étonnement : nombre de juristes se trouvent bien embarrassés, pas mal de législateurs aussi. Au nom de quoi, en effet, refuser à cette croyance, même si elle constitue une extravagance revendiquée, le nom de religion ? Sur quel motif lui dénier les droits accordés aux autres ? Les réponses ne sont pas si simples…

La farce comme révélateur
Car le débat ne peut porter sur l’incohérence ou l’invraisemblance du dogme, puisque les religions établies sont dans la même situation. Impossible également de légitimer les fables anciennes pour mieux disqualifier les délires récents. Difficile aussi d’opposer au pastafarisme des arguments scientifiques, dans la mesure où les religions en place soulignent toutes, pour justifier leur légitimité, qu’elles échappent à la réfutation par les faits. François De Smet montre ainsi comment la farce, en l’occurrence, fonctionne comme révélateur.

Ce qu’elle fait voir est bien plus qu’une anecdote. Elle fait office de décapage philosophique, met à nu la part de jeu constitutive du rapport humain au monde. C’est en effet en jouant à se raconter des histoires extraordinaires sur le monde, sur eux-mêmes et sur le destin que les humains forgent des moyens de survivre à leurs angoisses. Puis ils oublient qu’il s’agit d’un jeu. Au bout du compte, ils croient savoir, au lieu de savoir qu’ils croient.

Facile d’accès et stimulant, cet essai appelle une suite, un pas de plus, pour y voir plus clair. Parce qu’on voit mal, au bout du compte, l’issue qu’il propose aux dilemmes qu’il éclaire. Que pourrait bien être une religion qui saurait pertinemment n’être qu’un jeu ? Nous n’avons ni exemple ni réponse. Soit la croyance se prend au sérieux, et elle transforme ses rêveries en réalités supposées. Soit elle revendique son aspect ludique, et elle fait apparaître celui des autres. Concevoir une société sans croyance, un groupe humain sans foi commune, ne semble pas possible.

Roger-Pol Droit pour Le Monde
« Deus Casino », de François De Smet, PUF, « Perspectives critiques », 236 p., 18 €.

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