Circuit
Circuit
Je suis amoureux d’Axlah mais c’est
sans espoir. Aujourd’hui elle ne se sent pas très bien, elle me demande de
promener le chien à sa place. Je l’adore, son chien, c’est un fox qui ressemble
au Milou de Tintin, toujours joyeux et les oreilles qui remuent. J’enfile mes
bottes. Axlah me crie les précautions d’usage – collier, laisse, pas de
friandises, attention aux autres chiens, attention aux chevaux et aux nouvelles
clôtures électriques. « Et surtout attention à toi, cher cousin
fou ! » Toi-même. On longe quelques maisons puis très vite il n’y a
plus de voitures, plus de bitume, rien que des champs. Je détache Bidoo – c’est
son nom – et il fonce ventre à terre dans les sillons de luzerne. Je le perds
de vue mais ce n’est pas grave, il me rejoindra plus loin. Boue et flaques
alternent avec des passages bien secs, l’air est vif, aucun humain ne montre le
nez à l’horizon. Je distingue au loin la silhouette de Bidoo – tiens, il semble
arc-bouté sur quelque chose. Il aboie maintenant, plonge le museau dans un terrier
– c’est un fox après tout –, on dirait qu’il veut en extraire un animal, ou un
serpent, ou la racine d’un arbre ? Je l’appelle mais il est occupé à
beaucoup plus important que ma petite personne.
C’est alors que ça
déboule. Un nuage fulgurant, une odeur douceâtre d’abord, puis de la pourriture
par-dessous, du fumier, du chou – et très vite des vagues d’acide ou d’engrais
périmés qui vous tirent des larmes plus acides encore. Je ne contrôle plus mes
doigts, ils se recroquevillent sur ma gorge comme des serres d’oiseau, je râle
et respire mal – un ongle coupant tressaute et m’ouvre en haut de la joue. Du
sang chaud se met à couler. Et c’est au cœur de cette horreur que la lumière
s’éteint. D’un coup, comme un interrupteur qu’on aurait tourné dans une cave.
Il fait nuit noire à midi, c’est une blague ? Je suffoque dans la
puanteur, appelle Bidoo sans succès car un vent fétide tourbillonne et emporte
ma voix. Comme les lieux me sont connus, je réussis à progresser à l'aveuglette
dans sa direction sur le chemin défoncé. Encore un aboiement – une plainte
plutôt. Je vais me faire tuer par Axlah en rentrant – si je réussis à rentrer,
si le monde est toujours là, si ce poison s’en va. Mes bottes s’enfoncent
beaucoup trop, le sol est trop meuble et mouillé, chaque pas est un supplice,
je les abandonne et poursuis en rampant. La terre bouge ! Elle avance avec
moi, comme un tapis que l’on tirerait – un tapis de limaces ou de vers géants,
une masse gluante qui se glisse partout dans mes vêtements, répugnante, me souillant
le visage, les narines, l’intérieur des lèvres. Bidoo, Bidoo !
Il tombe des seaux à présent dans la nuit d'anthracite et de boue – et voici du
fin gravier qui s’insinue avec la pluie entre mes dents. Paille de fer, vomi,
je ne distingue plus rien, on dirait que des sangsues me lèchent la joue et se
gavent de la plaie. Non, c’est Bidoo ! Bidoo qui m’a retrouvé, qui tremble
comme une feuille, qui essaie désespérément de se protéger les oreilles car des
éclairs de feu percent désormais l’obscurité. Explosions, bombardement, animaux
telluriques qui soulèvent le sol à chaque pas – déluge de fin des temps,
catacombes, cimetières qui s’ouvrent et se débarrassent de leurs squelettes.
Bidoo m’entraîne vers un autre terrier et nous y roulons, enchevêtrés, à
travers ronces et cohortes de blattes éberluées qui se mettent à l’abri. Le
conduit s’agrandit soudain, donne dans une salle éclairée par la foudre
extérieure, laquelle fait des ombres et des fantômes démesurés. Le fox s’est
calmé, frétille de la queue en me regardant, me propose un bout de bois pour
que je joue avec lui – et disparaît en bondissant comme un cabri dans un
nouveau boyau !
Je le suis à quatre
pattes, le retrouve plus loin, dix minutes ou dix heures après, dans une autre
salle, penché sur une écuelle avec des flocons d’avoine, des épluchures de
carotte et des restes de poulet – il fait bombance en me jetant à peine un
regard. Pas de friandises ! Des torchères crépitent aux
murs mais quelque chose ne tourne pas rond car une chaise, à proximité, me
propose des vêtements propres et bien pliés, une paire de bottes neuves, une
liasse de billets de banque genre Monopoly. Et une machette effilée qui renvoie
des reflets d’or. Bidoo ne se démonte pas, se redresse, me toise dans ma
nouvelle tenue et me tire par le jeans : on continue ! Sommes-nous
dans un téléphone, Bidoo ? Dans un jeu vidéo ? Avons-nous le choix
sur la direction à prendre, les personnages à combattre, les paroles à retenir
et les airs à fredonner au bord du précipice ? Le long boyau se tord comme
un intestin puis nous expulse dans un cellier en ruine, sous les restes d’une
cabane de bois. Il fait jour, le fox reconnaît le bosquet et jappe au vent,
truffe vers le ciel. L’air est vif, aucune âme à l’horizon ne se manifeste –
sauf quelques chevaux, au loin, qui tendent le cou par-dessus les fils
électriques pour brouter des fleurs de chicorée. Il est de nouveau midi selon
le soleil, un soleil froid, impassible, vissé comme une ampoule au plafond.
Nous revenons par un autre chemin, j’attache Bidoo quand les premières voitures
se font entendre, c’est lui qui presse le pas, car il sent l’écurie, comme on
dit. Sa petite médaille bat la chamade contre le collier rouge, ding
ding – une clochette de cristal qui me berce encore.
Axlah m’a demandé
pourquoi je tenais une machette rouillée au bout du bras – j’ai hésité à la
décapiter là, tout de suite, elle et son grand niais d’amoureux, c’était
tentant. J’ai répondu que Bidoo avait déniché ça dans un terrier et que je
m’étais même coupé près de la pommette en l’exhumant. Elle a passé le bout de
l’index sur la plaie : tu n’as pas d’autre excuse ? Vous avez passé
la nuit où ? On était morts d’inquiétude ! Il va falloir inventer une bonne
histoire, mes chéris, sinon…
Le fox dormait déjà, couché sur le côté près du chauffage
– et dans son rêve ses pattes s’agitaient comme des tentacules fous.
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Bonjour,
Nous avons bien reçu votre texte proposé à notre concours « Circuit ».
Il sera lu attentivement par le comité sélectionnant les lauréats. Tous les participants seront avertis en juin de la décision du jury.
L’équipe de la Maison de la Francité vous remercie de votre participation.
Avec mes meilleures salutations,
Anne Vandendorpe
Chargée de projets
Je suis aussi joignable directement au 02/896 40 15.
Maison de la Francité ASBL
18, rue Joseph II1000 BruxellesTéléphone : 02/219.49.33
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