J'accuse
"J'ACCUSE" DE ROMAN POLANSKI
Mardi 5 novembre 2019, par Florence Lopes Cardozo
Publié dans Regards n°1053
« J’accuse » est un film puissant, classique et élégant, une fresque historique judicieusement amenée, un plaidoyer pour la Vérité. Les plus grandes figures du théâtre et du cinéma français s’y donnent la réplique, la langue y est de toute beauté, chaque plan révèle un tableau éblouissant.
Ce 5 janvier 1895, le verdict de la culpabilité de Dreyfus fend l’air de la cour militaire. Le capitaine est publiquement dégradé. L’humiliation est cinglante, son honneur, bafoué. Cette journée grise annonce des jours bien sombres, un hiver politique s’abat sur la France, quelques tempêtes ébranleront les rangs de l’armée, ceux du gouvernement, les strates de la société, jusqu’à cet improbable 12 juillet 1906 où Dreyfus sera innocenté. Voilà quelques images d’un film qui devrait lui aussi entrer dans l’histoire. En mettant son va-tout sur le Lieutenant-Colonel Georges Picquart, Roman Polanski trouve un angle inattendu ainsi qu’un personnage rêvé : « Il nous semblait évident, à Robert Harris et moi, de raconter cette histoire du point de vue de Dreyfus - mais nous nous sommes vite rendu compte que ça ne marchait pas : toute l’affaire, si riche en protagonistes et en coups de théâtre, se déroulait à Paris, tandis que notre personnage principal était coincé sur l’île du Diable. Après plus d’un an de travail, Robert a trouvé la solution à notre problème : il valait mieux laisser Dreyfus sur son rocher, et tout raconter du point de vue de l’un des personnages principaux de l’affaire, le colonel Picquart ! », explique le réalisateur.
Robert Harris s’est plongé dans des recherches historiques approfondies. Son livre « An Officer and a Spy » est devenu un best-seller, puis le socle du présent film. « J’ignorais tout de l’histoire de Georges Picquart et de sa détermination à révéler le vaste complot militaire contre Dreyfus. C’est un personnage assez fascinant : un homme intègre, épris de justice au point de sacrifier sa carrière et sa liberté pour la vérité. A l’origine, il est loin d’être philosémite, au contraire. Le film dépeint très bien cette France bourgeoise, catholique et viscéralement antisémite où l’armée toute puissante est au centre de tout », expose Jean Dujardin, magistral dans ce rôle. De fait, le courage et la détermination de cet homme forcent l’admiration. Seul contre le système, il brave toutes les intimidations pour que la vérité éclate, au point d’être incarcéré. Emile Zola sera, lui aussi, condamné à une année de prison pour avoir révélé l’affaire dans L’Aurore, par la voie de sa fameuse lettre « J’accuse ».
Un magnifique document
Roman Polanski s’est attelé à une reconstitution historique -événements essentiels authentiques, dialogues issus des minutes des procès ; tournage en décors naturels dans des lieux emblématiques de l’affaire Dreyfus-, doublée d’un habile thriller militaire : « Il dirige tout, du premier assistant au régisseur. Il parle au cadreur en anglais, au chef opérateur en polonais, aux comédiens en français, en italien avec un figurant… Il compose ses cadres comme des tableaux, alors tout doit être parfait, les drapés dans un lit, une branche dans une forêt… », précise Jean Dujardin. « Roman s’est entouré d’une équipe extraordinaire, tant au niveau artistique que technique. Son exigence reste la même dans tous les domaines ! Que ce soit les décors, les costumes, le son, l’image, les accessoires, les acteurs, les figurants… Tout le monde sur le plateau était à un niveau de compétence exceptionnelle », complète le producteur, Alain Goldman. Et c’est bien ainsi qu’on reçoit le film.
Mais sans doute Polanski utilise-t-il sa caméra affûtée pour également pointer nos sociétés qui ne sont, à ce jour, toujours pas débarrassées de l’antisémitisme ni purgées « des accusations mensongères, des procédures juridiques pourries, des magistrats corrompus, et surtout des “réseaux sociaux” qui condamnent et exécutent sans procès équitable et sans appel », martèle-t-il avant d’avouer connaître nombre de mécanismes de persécution qui sont à l’œuvre dans le film et de s’en être inspiré.
Pendant les douze années qu’elle dura, l’affaire Dreyfus déchira la France, provoquant un véritable séisme dans le monde entier. Dans cet immense scandale, le plus grand sans doute de la fin du 19e siècle, se mêlent erreur judiciaire, déni de justice et antisémitisme. L’affaire est racontée du point de vue du colonel Picquart qui, une fois nommé à la tête du contre-espionnage, va découvrir que les preuves contre le capitaine Alfred Dreyfus ont été fabriquées. A partir de cet instant et au péril de sa carrière, puis de sa vie, il n’aura de cesse d’identifier les vrais coupables et de réhabiliter Alfred Dreyfus.
J’ACCUSE
un film de Roman Polanski (2019). Avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Mathieu Amalric, Vincent Perez…
VO fr. 2h13 - Sortie le 13 novembre 2019
____________________
« Avec la sortie de “J’accuse”, la digue entre l’homme et l’artiste se lézarde »
CHRONIQUE
Michel Guerrin pour Le Monde, 14 novembre2019
Les débats autour du film de Polanski, accusé d’abus sexuels par six femmes, montrent que, dans le contexte de l’après-#metoo, la distinction classique entre une œuvre et son auteur est de plus en plus fragile, estime dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
Alors faut-il aller voir J’accuse, de Roman Polanski ? En général, la question est posée entre amis pour savoir si le film est bon. Là, c’est pour savoir s’il est « moral ». Car son auteur, en quarante ans, a été accusé d’abus sexuels par six femmes. La dernière est une ancienne photographe, Valentine Monnier, qui a affirmé au Parisien, cinq jours avant la sortie de J’accuse, que Polanski l’a rouée de coups et violée en 1975, alors qu’elle avait 18 ans et lui 45, dans son chalet suisse – le cinéaste nie. C’était deux ans avant d’avoir drogué, violé et sodomisé Samantha Geimer, une Californienne de 13 ans.
Voir le film ou pas, c’est savoir s’il faut distinguer l’homme de l’artiste, comme on dit. Il existe une littérature folle sur le sujet, qui pourrait faire un sujet au bac, qui se pose depuis que l’art existe, et vise à passer au crible pléthore de créateurs, souvent pas les plus mauvais. En France, royaume de la liberté de création, l’œuvre a une aura qui en fait un objet à part, à condition bien sûr qu’elle soit autorisée, ce qui est le cas du film de Polanski. Autrement dit, si un cinéaste est mis sur la place publique, à chacun de décider ce qu’il veut faire de son œuvre.
Mais dans le contexte de l’après-#metoo, du témoignage de l’actrice Adèle Haenel, de celui de Valentine Monnier, la digue entre l’homme et l’artiste se lézarde. C’est flagrant pour Polanski, qui est toujours un fugitif pour les Etats-Unis. En 2002, alors que l’affaire Samantha Geimer est enterrée, son film Le Pianiste, il est vrai un chef-d’œuvre, reçoit la Palme d’or à Cannes puis trois Oscars à Hollywood. Mais, depuis peu, une jurisprudence s’est imposée : ne le censurons pas, mais ne le célébrons pas. En 2017, il doit renoncer à présider la cérémonie des Césars, sa rétrospective à La Cinémathèque est perturbée, puis il est radié de l’Académie des Oscars.
« Cinémas coupables, public complice »
La pression est montée d’un cran avec la sortie de J’accuse, dont la promotion fut pour le moins chaotique. Ainsi une quarantaine de féministes, le 12 novembre, ont réussi à faire annuler une projection au cinéma Le Champo, à Paris. Elles criaient : « Polanski violeur, cinémas coupables, public complice. » C’est toute la chaîne du film, du producteur à la salle, en passant par les acteurs, qui est culpabilisée. Le public aussi. La militante féministe Chloé Madesta déclare qu’« acheter une place pour J’accuse est un geste qu’on considère comme criminel ». Le hashtag #boycottpolanski surgit sur les réseaux sociaux. La sénatrice PS Laurence Rossignol est sur cette position. La secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, confie qu’elle n’ira pas voir J’accuse. Mais Coralie Miller, porte-parole d’Osez le féminisme !, en pointe dans le combat contre Polanski, qualifie pourtant le film de « nécessaire ».
Car la question de l’homme et de l’artiste devient toujours plus fragile en raison du thème de J’accuse – l’affaire Dreyfus. Si Valentine Monnier a brisé quarante ans de silence, c’est à cause du sujet, et déjà de son titre. Il s’impose mais elle ne le digère pas. Qui accuse ? Zola ou Polanski ? « Est-ce tenable, sous prétexte d’un film, sous couvert de l’histoire, d’entendre dire “j’accuse” par celui qui vous a marquée au fer, alors qu’il vous est interdit, à vous, victime, de l’accuser ? », demande-t-elle dans Le Parisien.
Il y a aussi la façon dont Polanski établit un parallèle entre le destin tragique de Dreyfus et sa propre histoire lors de la promotion de son film. Il touche juste quand il raconte qu’il est un enfant rescapé du ghetto de Cracovie, que sa mère est morte à Auschwitz, que son épouse, Sharon Tate, est assassinée en 1969, alors qu’elle est enceinte et qu’il est un moment soupçonné d’être impliqué.
Mais il fait ensuite une faute qui pose nombre de questions. Dans le dossier de presse du film à Venise, un objet qu’il contrôle, il répond aux questions de Pascal Bruckner, dont celle-ci : « En tant que juif pourchassé pendant la guerre, cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ? » Sa réponse : « Travailler, faire un film comme celui-là m’aide beaucoup, je retrouve parfois des moments que j’ai moi-même vécus, je vois la même détermination à nier les faits et me condamner pour des choses que je n’ai pas faites. »
Ensuite, dans le dossier de presse pour la sortie du film en France, puis dans des entretiens, Polanski corrige – lentement – le tir. Mais le mal est fait. Beaucoup l’accusent d’endosser l’habit de Dreyfus pour répondre aux accusations de viol.
Son erreur confine au gâchis. Car J’accuse est d’une dramaturgie sèche, c’est un film excellent, précieux surtout, dont le sujet est l’antisémitisme, si fort au tournant des XIXe et XXe siècles, et qui monte dans la France d’aujourd’hui. Voilà une œuvre en partie détournée de son but, y compris par son auteur, alors qu’elle est une des plus politiques qu’on ait vus depuis longtemps et qui devrait être montrée dans les écoles de France.
Reste la vérité du public. J’accuse a réalisé une très bonne première journée d’exploitation en salle, le 13 novembre. 55 000 entrées pour 545 écrans. Aucun autre film n’a été autant vu. C’est le meilleur résultat du cinéaste depuis Pirates, en 1986. C’est mieux que Le Pianiste. Sans doute la force du sujet joue. Sans doute le public ne voit pas Polanski comme un saint mais il n’aime pas qu’on lui dicte ce qu’il doit faire et penser. C’est une bonne nouvelle.
Michel Guerrin.
Commentaires
Enregistrer un commentaire