Hannerz, Amos Oz, « Le Monde » s'excuse, Ouïghours toujours, Ultima Thulé



Vœux reçus ce matin de la part de Lotta Hannerz

Magnifique nécro d'Oz dans Libé
DISPARITION
AMOS OZ, UNE CONSCIENCE S'ÉTEINT

Par Alexandra Schwartzbrod, 28 décembre 2018 à 18:29
Amos Oz, à Paris, le 10 septembre 2016.

Le grand écrivain israélien, cofondateur de La Paix maintenant qui militait pour deux Etats palestinien et israélien, s'est éteint vendredi des suites d'un cancer.

A l’heure où les extrêmes se déchaînent, où les murs se bâtissent à coups de truelles et d’intolérance, la disparition d’Amos Oz, annoncée vendredi, fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel déjà sombre, le dernier déchirement peut-être de cette année 2018 qui apparaît comme une longue cavalcade vers le pire. Le célèbre écrivain israélien, mémoire de la construction puis de l’entreprise d’autodestruction d’Israël, est mort vendredi des suites d’un cancer à l’âge de 79 ans. Il venait juste de publier en France, chez Gallimard, un essai au titre évocateur – et l’on espère vivement que ce n’est pas le dernier, qu’un ou plusieurs manuscrits attendent dans un tiroir ou dans le catalogue d’un éditeur israélien –, Chers Fanatiques, un livre qui apparaît aujourd’hui comme une mise en garde à l’adresse des générations futures. «Israël s’éloigne-t-il depuis quelques années de ma vision idéale d’un Etat juif ? Sans doute. De même que l’interdit d’infliger la douleur semble sérieusement ébranlé», écrivait-il encore en octobre et il fallait que la situation soit grave pour qu’il se montre aussi négatif, lui qui a toujours critiqué à fleuret moucheté la politique d’Israël.


Dromadaires pelés
Amos Oz, c’était un regard, des yeux bleu ciel dans un visage buriné par le soleil du désert du Neguev où il vivait une partie de l’année. Le désert pour mieux écrire, loin de la frénésie consumériste et festive de Tel-Aviv où il se rendait le week-end pour retrouver ses petits-enfants. Il passait ainsi la semaine à Arad, à quelques encablures de la forteresse de Massada et de la mer Morte, non loin des camps de Bédouins avec leurs dromadaires pelés. Arad n’a pas de charme particulier, une cité bâtie sur du sable où se mêlent Arabes et juifs venus de Russie, d’Ethiopie et d’Afrique du Nord mais la lumière y est incomparable, une coulée d’or qui lui faisait le cœur tendre et les mots précieux. «Ici, je ne rate rien, dès lors que je peux m’asseoir dans un café et discuter avec les gens. Parfois, ils s’adressent à moi : "Tu sais ce qui m’est arrivé ? Y a matière à dix romans ! Pourquoi tu hais les juifs et aimes les Arabes ? Pourquoi es-tu contre l’Etat d’Israël ?" Je n’aurais pas une vie différente à Paris, Milan ou New York», avait-il déclaré en 2002 à Jean-Luc Allouche, alors correspondant de Libération en Israël, chez lui, dans une maison dont le sous-sol reproduisait à l’identique la pièce qui l’abritait au kibboutz de Houlda où il s’était installé à l’âge de 15 ans, adoptant le nom de «Oz» qui signifie «force» en hébreu.

Contrairement aux reproches que lui adressaient les passants israéliens aux terrasses des cafés, Amos Oz n’était pas contre l’Etat d’Israël et ne haïssait pas les juifs, bien au contraire. Il n’aurait pas pu vivre ailleurs. Simplement, il se désolait de n’avoir pu assister à l’émergence de cet Etat palestinien qu’il appelait de ses vœux et qui aurait coexisté avec l’Etat d’Israël. Pour lui, il n’y avait pas d’autre solution possible et il n’a cessé de militer en ce sens, notamment au sein du mouvement La Paix maintenant qu’il avait cofondé en 1978. «Sans l’option rapide de deux Etats, il est fort probable que, afin d’empêcher l’établissement d’un Etat arabe coincé entre la Méditerranée et le Jourdain, s’instaure une dictature temporaire de juifs fanatiques, un régime raciste qui opprimera à la fois les Arabes et ses opposants juifs,écrivait-il empli de déception et de colère, dans Chers Fanatiques. Ce genre de dictature ne durera pas. Aucune minorité opprimant une majorité n’a perduré dans l’histoire moderne. Et, au bout du compte, il faudra s’attendre à la création d’un Etat arabe entre la Méditerranée et le Jourdain, suite à un boycott international ou à un bain de sang, voire aux deux.»

Autobiographie et biographie d’Israël
Amos Oz est né Amos Klausner en 1939 dans la rue Amos à Jérusalem, fils unique d’un couple d’immigrants sionistes d’Europe de l’Est, pauvres mais lettrés et très méfiants vis-à-vis de la religion, comme bon nombre de fondateurs d’Israël d’ailleurs. Sa mère se suicide à 38 ans alors qu’il a 12 ans, l’âge des interrogations et de la construction. Il abordera ce drame dans un de ses plus beaux livres, Une histoire d’amour et de ténèbres (Gallimard, 2004, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen), qui se dévore entre rires et larmes et qui se veut autant autobiographie que biographie d’Israël, cet Etat qu’il a vu grandir puisqu’il avait 9 ans à sa création.

Si l’on souhaite le (re)découvrir, il faut lire aussi Judas (Gallimard, 2016, toujours traduit par la fidèle Sylvie Cohen), un huis clos hivernal cinglé par la pluie et le vent, un livre sombre dont Jérusalem est le héros et l’âme perdue.


Si la classe politique d’Israël ne se distingue guère par son talent, la littérature israélienne, elle, est une des plus riches au monde avec des auteurs tels que David Grossman, Zeruya Shalev, Avraham Yehoshua, Etgar Keret, Eshkol Nevo et bien d’autres. Cette année 2018 est décidément à marquer d’une pierre noire puisqu’elle a commencé par la mort de Aharon Appelfeld début janvier et s’achève avec celle d’Amos Oz fin décembre, deux des plus grands écrivains du pays. Deux des plus grandes consciences.
Alexandra Schwartzbrod
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31 décembre 2018

La Règle du jeu de BHL vient de republier (en ligne) une formidable interview d'Amos Oz par Helit Yeshurun sur le métier d'écrivain

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Le métier d’écrivain, par Amos Oz
Paru le 31 août 2015 dans la Règle du jeu n°4

L’écrivain d’«Une histoire d’amour et de ténèbres», cofondateur du mouvement La Paix maintenant et membre du comité éditorial de La Règle du jeu est mort des suites d’un cancer ce 28 décembre à l’âge de 79 ans. On connaissait Amos Oz comme l’une des grandes consciences intellectuelles d’Israël. Mais ce rôle ne doit pas faire oublier qu’il était avant tout un romancier, et l’un des plus passionnants de ce temps. Quel rapport y a-t-il entre l’«engagement» (qui suppose des thèses, des prises de position) et le domaine, toujours ambigu, conflictuel, de la création romanesque ? Amos Oz éclairait cette question, dans cet entretien accordé à la journaliste Helit Yeshurun et publié dans notre Numéro 4. Mais au-delà, cet entretien peut être lu comme «l’art du roman» d’Amos Oz : un document qui, par son ampleur, sa lucidité, sa précision, explore les zones les plus névralgiques de l’art et de son alchimie.

Helit Yeshurun

H.Y. : Quelle importance accordez-vous au prestige dans votre vie ?
A.O. : Quand j’étais jeune, j’accordais de l’importance au prestige. Pas à l’argent puisque je donnais tout au kibboutz. Aujourd’hui j’aime toujours le prestige, mais moins. Je suis moins sensible à ce qui m’enthousiasmait autrefois. Cela m’attriste un peu. J’aurais aimé que ce plaisir dure. C’est comme ce que mon grand-père disait à propos des femmes : « Quand vous êtes affamé, vous ne les trouvez pas, et quand vous savez enfin où les trouver, vous êtes déjà blasé ». J’avais environ 37 ans et déjà deux filles quand il m’a convoqué un jour dans son bureau ; il m’a fait asseoir à côté de lui et m’a dit : « Écoute, Amossele, pour certaines choses, les femmes sont exactement comme nous, et pour d’autres, elles font partie d’un monde entièrement différent ; mais en quoi elles sont exactement comme nous et en quoi elles font partie d’un autre monde – voilà ce que je n’ai pas encore résolu. » À l’époque, il avait 95 ans.

H.Y. : Malcolm Lowry a dit un jour quelque chose comme : « Le succès est une catastrophe pire que l’incendie qui anéantit ta demeure. La célébrité anéantit la demeure de ton âme. » Pour vous, c’est du romantisme ?
A.O. : Non, mais il me semble que cela n’est que partiellement vrai. Il est exact que certaines personnes sont obsédées par le besoin d’être aimées de tous et toujours. Moi pas. Je n’hésiterais pas à faire preuve d’arrogance et je dis avec fierté : je n’ai pas besoin d’être aimé de tous et toujours. J’ai besoin d’argent maintenant, et je ne déteste pas le prestige. Je n’ignore pas que la célébrité a nui à certains auteurs, qu’elle les a même quelquefois paralysés. Moi, non. Je n’y pense guère quand je travaille.

H.Y. : Qu’entendez-vous par prestige ?
A.O. : La compétition. Qui va être troisième et qui va être premier. Mais je plaisante. Je sais aussi que c’est sans importance. Je suis de moins en moins capable de jouir de ce prestige. Ce qui m’importe c’est si, tout à coup, en écrivant, j’entends une phrase. Ou je capte une odeur. Si j’arrive à capter une odeur avec des mots, cela me rend heureux, mais qu’un livre se vende à tant ou tant d’exemplaires, cela devient une abstraction. Pour un poète, avoir dix lecteurs ou une centaine, c’est une différence immense, un monde de différence. Mais pour quelqu’un qui écrit des romans, qu’il soit lu par mille personnes ou par dix mille, cela ne change que les droits qu’il touche. Je connais des auteurs qui n’ont eu que quelque deux cents lecteurs et qui écrivent beaucoup mieux que moi. J’ai lu quelque part une lettre que Cervantès a envoyé de prison, je ne me rappelle plus à qui. J’aimerais beaucoup la relire car je n’avais pas compris à l’époque ce qu’elle représentait pour moi. Si quelqu’un la trouve, je serais heureux qu’il me le fasse savoir. Il y disait quelque chose comme : « Cela m’est égal de mourir en prison et cela m’est égal d’avoir écrit tout un tas de livres qui ne valent pas tripette parce que j’en ai écrit un dont le monde entier se souviendra, aussi longtemps que le rocher de Gibraltar tiendra debout : c’est Galatée. » J’ai lu Galatée une fois, en anglais, cela ne vaut absolument rien. Et il ne faisait même pas figurer Don Quichotte parmi ses œuvres ! Alors, à quoi rime la gloire tirée de ce qu’un livre a eu plus ou moins de succès ou de ce qu’il a vendu à tant et tant d’exemplaires ? Quand je réussis à donner la forme que je veux à ce que j’ai à dire, c’est là que je suis content. Cela n’arrive pas souvent. La plupart du temps, j’adopte un compromis. Je sens ce que je voudrais dire, mais je dis beaucoup moins. Je chercher, j’essaye, j’efface dix fois et, en fin de compte, je me résigne à un compromis.



H.Y. : À votre avis, quel est celui de vos livres qui survivra ?
A.O. : C’est difficile à dire, mais tel que je vois les choses aujourd’hui, je pense que c’est le nouveau, celui qui n’est pas encore sorti ; j’ai la conviction inébranlable que ça y est, que c’est là que je me suis approché le plus près de ce que je veux faire. Il s’appelle Rencontrer une femme. Soit dit en passant, cela n’a rien à voir avec l’histoire de mon grand-père – ou peut-être que si, après tout. Il s’agit d’un homme qui a fait partie pendant longtemps des services secrets et qui est un tantinet obsédé de vérité. Si donc vous me demandez aujourd’hui ce qui se rapproche le plus de ce que je veux faire, c’est ce livre, Rencontrer une femme. Mais il est bien possible que cela soit mon Galatée à moi. Le Galatée de quelqu’un qui n’a pas écrit un Don Quichotte. Je ne sais pas. On verra.

H.Y. : Ce livre n’a plus rien en commun avec La Boîte noire ?
A.O. : Chaque fois que j’écris, j’ai la certitude de faire quelque chose que je n’avais encore jamais fait. Les années ayant passé, je me suis aperçu qu’il s’agit toujours de la même personne et qu’elle fait toujours les mêmes choses… La vie, la mort, la jalousie, la haine – voilà ce que je cherche toujours à comprendre. Et pourtant, je ne veux pas refaire ce que j’ai déjà fait. Le temps est trop précieux. Je veux avoir une vision différente, je la veux légèrement différente. Je sais bien qu’en fin de compte ce sera toujours pareil. Mais j’aimerais que ce soit un tout petit peu différent.

H.Y. : On dit qu’un écrivain répète toute sa vie la même histoire…
A.O. : J’espère que ce n’est pas vrai, mais je crains bien que ce ne soit juste.

H.Y. : J’ai l’impression que tout ce que vous avez écrit depuis Les Pays du chacal y était déjà inclus. Le noyau est là. L’histoire de Yiftach, Sur cette terre maudite, est-elle autobiographique ?
A.O. : Toutes mes histoires sont autobiographiques. Il ne s’agit pas toujours d’une confession, mais c’est toujours autobiographique. Je crois comme vous qu’avec Les Pays du chacal, j’ai montré mes limites. Les premières cartes de l’Afrique étaient dessinées de cette façon : d’abord les contours, à l’intérieur desquels on laissait un certain nombre d’espaces vierges. Ensuite je remplis ces espaces. Je ne peux pas tout remplir parce qu’il faudrait trop de matière brute. De tout ce que j’ai écrit, je pense que Rencontrer une femme est le livre qui m’est le plus proche. Mais pas encore assez. Je n’y ai pas mis tout ce que je voulais. Car chacun de mes livres en contient trois : celui que j’ai écrit, celui que vous lisez, et un troisième, celui que je voulais écrire mais que je n’ai pas écrit parce que je n’en ai pas eu la force. Et celui-ci, c’est le seul que je reconnaisse. Et c’est à cause de lui que je ne suis jamais satisfait. Cependant, mon dernier livre est celui qui me semble le moins éloigné de ce que je voulais écrire. J’en suis content.

H.Y. : A.B. Yehoshua a dit, dans un entretien récent, qu’il éprouvait de la reconnaissance envers les critiques car il retirait toujours quelque chose de positif de leurs articles. Partagez-vous ce sentiment ?
A.O. : Pour ma part, je ne demanderais qu’à tirer la leçon des critiques. Malheureusement, je ne le peux pas. Ils commettent l’erreur – dans les autres pays aussi – de nous imaginer plus libres que nous ne le sommes en réalité. Ils vous disent : pourquoi avez-vous écrit comme ça et pas autrement ? Comme s’il avait été en votre pouvoir d’écrire autrement ! Ils vous voient un peu comme un petit dieu, assis à son bureau ; si vous vouliez bien les écouter, vous feriez ça un peu différemment, vous pousseriez un peu à gauche, ou à droite, vous donneriez plus d’importance à ce personnage, moins à cet autre. Mais nous avons beaucoup moins de libertés qu’ils ne le pensent. Il fut un temps où cela me rendait furieux. « Pourquoi me harcèlent-ils ? Me disais-je. Je ne peux tout simplement pas faire mieux. » Plus tard, j’ai compris que ce n’était pas juste. Les critiques disent certaines choses que j’aimerais pouvoir faire, mais je ne le peux pas. Je suis beaucoup moins libre qu’il n’y paraît. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Que j’écrive l’histoire de deux femmes et d’un homme, ou de deux hommes et d’une femme, au bout de quelques pages ils sont déjà en train de faire ce qu’ils veulent. Je ne peux qu’essayer de les calmer, comme si j’étais le chef d’une famille italienne fantasque, à la Fellini, où chacun pense avoir raison, où chacun veut qu’on l’écoute et qu’on n’écoute que lui. Je peux seulement dire « Assez ! », mais je ne peux pas les changer, je ne peux pas décider qui va vivre, qui va mourir, et qui fera quoi à qui.

H.Y. : Ils vous dictent leur volonté ?
A.O. : Vient un moment où, si cela ne se passe pas comme ça, s’ils ne se mettent pas à vivre de leur propre vie et à faire ce qu’ils veulent, je déchire tout. C’est la preuve que ce n’est pas vivant. Cela n’est vivant que lorsqu’ils commencent à faire ce qu’ils veulent et qu’ils me disent : « Tais-toi, écris et ne te mêle pas du reste. » Quand je travaillais à La Colline du mauvais conseil, j’ai eu un problème avec deux personnages. Ils se rencontraient dans une vigne des monts de Judée et j’ai dit tout à coup : « Non cela ne vous convient pas. Puisque vous êtes des yekke(1), vous allez vous rencontrer dans un café du mont Carmel. » J’ai discuté avec eux. Je leur expliquais : ce n’est pas convaincant, ce n’est pas crédible, et ils me répondaient : « Tu n’as pas à nous dire ce que nous avons à faire, tais-toi et écris. » Je peux tout au plus les retenir et leur dire : « Si vous voulez que j’écrive, alors ayez quelques égards pour moi, adoptons un compromis. Sinon, cherchez-vous un autre auteur. » Ce que cette Hannah a pu me faire endurer, dans Mon Michael ! Je lui ai répété mille fois : « Va te chercher un auteur féminin, je suis incapable d’écrire à la première personne ce que ressent une femme. » Je lui disais : « Va-t’en ! », mais elle ne s’en allait pas. J’étais obligé d’écrire, de la sortir de moi, mais je n’ai pas arrêté de me bagarrer avec elle. Elle voulait tout le temps se plaindre, raconter combien elle était malheureuse, mais je ne la laissais pas faire. Là encore, ça s’est terminé par un compromis.

H.Y. : Vous m’étonnez beaucoup. Jusqu’à présent, je pensais qu’un romancier était celui qui tenait les rênes. Qu’il ressemblait au « créateur du monde ».
A.O. : Voilà qui est bien romantique ! Ma sphère de responsabilité, celle dont je suis le maître, ce sont les mots. Seront-ils de cette espèce ou d’une autre, y aura-t-il là une virgule, un adjectif ou un adverbe, c’est cela qui relève de ma responsabilité. Quelquefois c’est raté, le plus souvent même, et parfois c’est réussi. Comme un horloger, une loupe sur l’œil, je me retrouve des centaines de fois à me demander s’il y aura là une virgule, un ou deux adjectifs. Avec une parfaite froideur. Voilà de quoi je suis responsable.

H.Y. : Et vous ne vous demandez pas ce que va faire le héros ?
A.O. : À peine. Je ne m’occupe que des freins, pas de l’accélérateur. Ce n’est pas de l’architecture, c’est de la botanique. On ne construit pas une histoire, une histoire pousse. Je sais bien que toutes les théories littéraires sont à base de structures, constructions, éléments, transitions, fondements, sections – toutes sortes de mots empruntés au domaine de l’architecture. Si je devais écrire une théorie du roman et si j’étais contraint de me servir de mots relevant d’une autre discipline, je choisirais la botanique : croissance, arborescence, floraison, fructification. En ce moment, je vais chercher mes analogies chez les femmes parce que ce que j’écris a un rapport avec les femmes. Si je ne commence pas à recevoir des coups de pied dans le ventre, des coups de pied involontaires, cela signifie que ce n’est pas vivant. C’est seulement quand je commence à sentir ces coups de pied à l’intérieur de moi-même, que je comprends que c’est vivant. Ce qui ne veut encore pas dire qu’il n’en sortira pas un monstre. Les avortements et les fausses-couches sont plus fréquents que les naissances. Je commence beaucoup de choses que je ne finis jamais : celles qui viennent trop facilement, ou trop difficilement, ou qui sont trop grandes pour moi. Il m’est déjà arrivé de commencer quelque chose et de me dire ensuite : « Ça, sauf votre respect, je le laisse à Dostoïevski, ou à Faulkner, ce n’est pas pour moi, je ne peux pas le soulever. » Comme un bousier devant une boule de crottin devenue trop grosse qu’il ne peut plus pousser. Même si la boule me plaît, je ne peux rien en faire, elle est trop grosse.

H.Y. : Cela vous est donc déjà arrivé ?
A.O. : Oui, mais je ne vous le raconterai pas.

H.Y. : Si cela vous arrivait de nouveau, essayeriez-vous de lutter ?
A.O. : Quand j’écris, je ne veux pas lutter avec quoi que ce soit. D’ailleurs, ce n’est pas une question de lutte. Tout ce que je sais, c’est que je serais prêt à mourir pour deux ou trois choses que je voudrais écrire. Si je pouvais. Si j’avais assez de force.

H.Y. : Assez de force ou assez de courage ?
A.O. : Je ne sais pas, je ne suis sûr de rien. Je parle comme un charpentier, maintenant. Il n’y a rien de mystique là-dedans. Il me suffit de jeter un coup d’œil sur deux ou trois pages d’un écrivain pour me dire : « Je ne pourrai jamais faire ça. » Non que je n’en aie pas le courage, non que je ne m’y sois pas suffisamment essayé, mais c’est au-delà de mes forces. Comme un haltérophile qui, au vu d’un poids, dit : « Je ne tenterais même pas de le soulever. Ce n’est pas pour moi, je n’en ai pas la force. » C’est une sensation immédiate. Je ne suis pas certain de pouvoir l’expliquer.

H.Y. : Ne serait-ce pas plutôt : « Je ne trouve pas assez de courage en moi-même, aujourd’hui, pour le faire » ?
A.O. : Je ne peux pas en faire une analyse plus approfondie. Je ne peux pas le dire plus simplement. Écoutez, si « force » est un autre mot pour « courage », eh bien je continuerais à dire que je n’en ai pas la force. Mais je n’en suis pas sûr. Même Dostoïevski, s’il avait voulu décrire la section à laquelle appartenaient Kobi et Gidi dans Les Jours de Tsiklag, n’aurait peut-être pas pu le faire. À chacun son diapason. Il n’est pas bon d’aller au-delà. Par moments, on peut cependant étendre son registre.

H.Y. : Cela vous afflige ?
A.O. : Je trouve ça dommage, et puis après ?

H.Y. : Si c’est affligeant, c’est que c’est vivant.
A.O. : Mais le résultat sera peut-être complètement différent. Vos questions s’adressent à Dieu. Il y a des choses que je ne sais pas et que je ne suis pas sûr de vouloir savoir. De toute façon, pas maintenant. « Ce parfum que je sens, comment le traduire en mots ? », voilà ce que je me demande pour l’instant. Il y a très peu de mots pour les odeurs, en hébreu. Comment décrire une odeur ? Je creuse, je creuse, je fouille, et à la fin je transige. Le compromis est placé quelquefois très haut, quelquefois très bas. Le Premier ministre Lévi Eshkol avait l’habitude de dire : « Quand je veux quelque chose, je transige. Si ce n’est pas suffisant, je transige encore. Si cela ne suffit pas, je transige une troisième, et une quatrième, jusqu’à ce que j’obtienne en fin de compte exactement ce que je voulais initialement. » Je ne suis pas Eshkol et je ne peux pas dire ça de moi. J’essaye de capter, par le langage, quelque chose que le langage refuse justement de contenir. Car le langage est immuable. Les mots sont faits pour signifier des choses immuables. Comment capter ce qui coule, ce qui change, ce qui est entre-deux, dans divers no man’s lands ? Comment l’attraper avec des mots ? Il y a là une opposition que je suis incapable de résoudre. C’est effroyablement difficile pour moi. Je ne dispose que de mots. Si je pouvais écrire de la musique, j’écrirais de la musique. Si je pouvais construire des ponts pour qu’y passent les trains, je le ferais peut-être. Mais je ne dispose que de mots. J’essaye d’introduire dans le langage quelque chose d’opposé au langage. Voilà mon travail. Non pas qui va faire quoi à qui. Non, pas ça. Je veux seulement écrire ce qui se passe quand une personne qui n’a pas vu quelqu’un qu’il aime énormément depuis vingt-huit ans, l’aperçoit soudain dans une rue sale de Beer-Sheba, s’approche de lui et constate que ce n’est pas lui. Je veux écrire quelque chose de très physique. Ce qu’on voit sur sa figure, ce que fait son corps quand il s’approche et s’aperçoit que ce n’est pas lui. Voilà en quoi consiste mon travail. Quant à ce qu’on appelle inventer une intrigue, cela n’est pas bien difficile car combien existe-t-il de motifs d’intrigue dans le monde ? Très peu. L’amour, la haine, la jalousie, l’amitié.

H.Y. : Et c’est moins important ?
A.O. : Moins intéressant. Cela m’intéresse moins que d’attraper quelque chose d’unique, de passager, un mouvement du corps ou un mouvement de l’âme. D’atteindre le monde. Je pense que c’est ce que Joyce veut dire quand il parle des « instants de clairvoyance ». De ces instants où tout à coup, à travers le tissu des mots, pendant une fraction de seconde, on aperçoit quelque chose à la dérobée, on entrevoit le monde tel qu’il était avant nous. Quand j’étais petit, je voulais savoir de quoi cette pièce avait l’air sans moi, quand je n’y étais pas. Peut-être qu’elle n’existait pas ? En conséquence de quoi j’ai voulu savoir ce qui arrivait aux autres, à l’intérieur d’eux-mêmes. Si j’étais vous, si j’étais lui, ce chat qui vient juste de grimper ici, si j’étais cet homme assis au café en train de lire son journal ? Quelle est son histoire ? Quel est son « truc » ? Je me pose ces questions depuis que je suis tout petit. Mais on ne le saura jamais. On ne peut que chercher à deviner. Alors, que vous restera-t-il ? Un profond désir d’exactitude, d’exactitude et encore d’exactitude. D’être aussi exact que possible. Et vous ne travaillez pas avec le langage mais contre lui, parce que le langage n’est pas fait pour l’exactitude.

H.Y. : Est-ce important pour vous de dominer le lecteur ?
A.O. : Il ne s’agit pas de dominer. Il s’agit de communiquer. Vous savez, je vais vous dire quelque chose que vous pourrez supprimer ensuite parce que j’en ai honte : c’est exactement comme dans l’amour. Je veux provoquer, chez la femme à laquelle je fais l’amour, des sensations que je n’ai jamais éprouvées moi-même car je ne suis pas une femme. Mais je veux savoir que je les lui ai apportées. C’est vouloir un peu du ciel. C’est vouloir sortir de votre propre peau pour entrer dans celle de quelqu’un d’autre. C’est encore se trouver soi-même, mais c’est aussi trouver quelqu’un d’autre.

H.Y. : Nietzsche a dit un jour que personne n’apprend jamais dans un livre quelque chose de lui-même qu’il ne savait pas déjà.
A.O. : C’est vrai, mais le lecteur ne sait pas toujours ce qu’il sait. Un livre peut l’aider à le comprendre. Un livre vient vous rappeler que « Même un vieux paysage a connu une naissance » (Alterman). Si je devais écrire un livre sur les Andes, ou bien je ramènerais une ancienne image à la lumière, je rappellerais au lecteur le souvenir d’un endroit où il n’est jamais allé, mais un souvenir tout de même – ou bien il ne se passerait rien. Si le lecteur n’est pas prêt à participer, à faire intervenir tout ce qu’il a goûté, respiré, souffert, tous les coups qu’il a reçus, s’il n’est pas prêt à y mettre du sien, dans ce cas il n’y a pas d’association, il n’y a rien. J’ai simplement semé des signes noirs sur du papier blanc. Si je décris un coucher de soleil, ou bien le lecteur introduit dans le jeu les couchers de soleil qu’il a déjà vus, ou il n’y a rien. JE ne peux pas répandre du parfum entre les pages. J’aimerais pouvoir le faire. Le lecteur doit venir à la lecture comme un coproducteur. S’il n’amène pas du sien – un franc pour un franc – il n’y a pas d’histoire.

H.Y. : Qui sont vos grandes amours dans la littérature hébraïque ?
A.O. : Brenner, Berdichevsky, Agnon et Yizhar.

H.Y. : Retournez-vous à vos anciennes amours ?
A.O. : Quelquefois, mais prudemment. Vous savez ce qui arrive avec les vieilles passions. Parfois vous revenez à l’une d’elles, et elle n’est plus là. Parfois, vous la retrouvez encore plus fort. Parfois l’amour n’est plus là mais le goût y est encore, bon, chaud, profond. Je suis arrivé à un âge où semble-t-il, le souvenir de l’amour est aussi troublant qu’un nouvel amour, peut-être même plus. Et quelquefois, il est tout simplement là. Cervantès, par exemple. Je viens juste de relire Don Quichotte. Et c’est maintenant que je commence à comprendre de quoi il s’agit dans ce livre. Quand je l’avais lu étant enfant, Don Quichotte m’avait paru drôle, loufoque, gai, plein de suspens. Aujourd’hui je commence à comprendre que dans ce livre, c’est de moi qu’il s’agit.

H.Y. : Êtes-vous influencé par ce que vous lisez pendant que vous travaillez ?
A.O. : Quand j’écris, j’essaye de ne lire ni romans ni nouvelles. Je ne sais pas du tout ce qui m’influence. Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir. Je ne peux pas être à la fois un amant, un sexologue et un gynécologue.

H.Y. : Vous prétendez vouloir entrer dans la peau de vos personnages et pourtant, à certaines de mes questions, vous répondez : « Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir. » Vous voulez pénétrer dans vos personnages, mais pas en vous-même ?
A.O. : L’interprétation est une chose dangereuse, vous savez. En attaquant au burin, vous pouvez quelquefois arriver jusqu’au-dedans du fin fond de l’intérieur, mais après ça, toute vie a disparu. Je ne peux pas m’offrir le luxe d’interpréter tous les processus qui me permettent d’écrire. Ce serait non seulement dangereux, mais cela m’intéresse moins, en vérité, que ce que font mes personnages. Et à quoi cela me mènerait-il ? À quelques petites choses que nous avons déjà lues dans Freud ? Il faut aussi savoir s’arrêter. Quand j’écris une histoire sur des gens, je le fais à l’oreille et je m’arrête lorsque je sens qu’il le faut. Jusqu’où aller, comment, combien, tout ceci n’est pas un problème de morne ou de censure. La question n’est pas de savoir ce que le public est capable d’avaler sans répugnance, la question est esthétique, musicale : où situer les personnages entre les sons. Si vous remplissez tout, vous n’entendrez qu’un long rugissement de sirène. Les musiciens, les écrivains, les peintres travaillent tous les espaces, les respirations, les blocs de silence qui séparent un son du suivant. Ces silences ne sont pas des erreurs ou des oublis, ils font partie de l’œuvre.

H.Y. : Pensez-vous qu’il existe une espèce de parallélisme entre vos récits et vos articles ?
A.O. : Quand je suis d’accord avec moi-même à cent pour cent, j’écris un article. Quand je ne suis pas d’accord avec moi-même, quand j’entends deux voix, la première me disant que c’est comme ça, la deuxième me disant que c’est aussi autrement et encore quelque chose d’autre, quand je me sens basculer, moi, mes gènes et mon patrimoine héréditaire, ou quand, au cours d’une discussion, je me demande ce qui se passerait si j’étais l’autre, quand je me dis que dans ce cas je tiendrais peut être le même discours que lui – alors je sais que je tiens là tout au moins le noyau, l’embryon d’une histoire. Quand je me parle à moi-même d’une seule voix, quand je me frappe l’épaule et que je me dis : « Amo, là tu as raison », il ne peut pas en sortir une histoire. Il n’y a pas d’histoire là où je suis absolument certain de mon opinion. L’histoire naît d’une confrontation.

H.Y. : Vous distinguez deux sortes d’écriture ?
A.O. : Je ne distingue rien de rien. Après tout, celui qui a une peur bleue du fanatisme mais le comprend très bien, c’est le même que celui qui écrit une histoire, le même que celui qui écrit un article, le même qui sait que le fanatisme représente la mort. Qu’il ressemble à la mort. C’est la même personne qu’on retrouve dans les récits et dans les articles. Alors ? Eh bien, il y a des moments où je sens que j’aurais pu être tout aussi fanatique moi-même. Je sais à quel point c’est contagieux. Je suis quelqu’un qui, après s’être levé le matin, boit une tasse de café et commence à se glisser dans la peau des autres. C’est mon travail. Les raisons qui autorisent un écrivain à se mêler de politique sont au nombre de deux. La première est le langage. À quel moment les mots commencent-ils à devenir des partenaires du crime ? Même si je dors, j’en sens la fumée. Quand le langage devient un instrument de meurtre, je l’entends et je hurle. Tous les articles que j’ai écrits l’ont été à propos de sujets linguistiques. Depuis 1967. Cela vaut aussi pour « Les territoires libérés » et pour « L’opération de paix en Galilée ». La seconde raison concerne ce que ressentent les autres, tout simplement parce que c’est ma profession. Le matin, quand ils se lèvent et partent au travail, je bois mon café, m’assieds à mon bureau et m’installe dans leur peau. Comment en sommes-nous arrivés là ? Ah oui, nous parlions du fanatisme. La plupart des personnages de mes récits sont des parents à moi. J’ai beaucoup de choses en commun avec eux, mais ils croient presque à des choses auxquelles je ne crois pas. Ils croient au bonheur – que le monde s’écroule, ils veulent le bonheur –, ils aspirent à l’amour éternel, à la liberté et à la justice absolues. Toutes choses dans lesquelles je ne crois pas. Mais je comprends très bien qu’on puisse y croire, je comprends la séduction qu’elles exercent. Moi-même je suis séduit.

H.Y. : Serait-il juste de dire que Sous un jour aveuglant est sorti de Un amour tardif  ?
A.O. : Non. Ce qui est vrai, c’est que l’histoire du vieux conférencier russe sort d’une certaine façon de Un juste repos. Il y avait là un personnage de vieux conférencier russe qui discourait à propos des galaxies, des juifs de Russie, de l’univers, du temps et de la mort. Dans ce texte, il devait apparaître une seule fois, au kibboutz, un vendredi soir, donner une conférence disparaître. Mais il a exigé sa livre de chair et il l’a obtenue. Que pouvais-je faire ? Je vous l’ai déjà dit, le degré de liberté dont je jouis quand j’écris une histoire est bien moindre que se l’imaginent ceux qui, ensuite, l’étudient ou la critiquent et me demandent : « Pourquoi avez-vous fait ci et pas ça ? »


H.Y. : Comment jugez-vous les Voix d’Israël par rapport à vos romans et à vos récits ?
A.O. : Pourquoi devrais-je mettre ce livre en rapport avec mes romans ? Les Voix d’Israël est un livre de voyage. C’est ainsi que s’appelle le genre. Ce n’est pas un document social. Je n’ai pas travaillé avec un magnétophone. Ce n’est pas un tableau de la situation car dès le départ j’ai exploré toutes sortes d’endroits marginaux, je suis allé vers la frange et non vers le centre. Je voulais faire une œuvre polyphonique et j’espère que les romans et les récits que j’ai écrits avant et depuis sont aussi des œuvres polyphoniques. Voilà ce qu’elles ont de commun. Ce qui m’a intéressé dans la Boîte noire c’est de voir comment, d’une lettre à l’autre, des gens si différents avouent l’attraction incestueuse qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : il est clair que la femme désire être à la fois la mère, la fille et la maîtresse de son second mari ; la mère, la maîtresse et la femme de son premier mari ; que chacun d’eux veut assumer dans la vie de l’autre tous les rôles féminins et tous les rôles masculins. Mais ce qui m’a intéressé plus encore, c’est de voir comment ces gens veulent devenir une seule chair, ne faire qu’un avec l’autre. Sommo voudrait être Alex et Alex voudrait être Sommo, et ils ne peuvent le faire qu’à travers une femme qui elle-même voudrait ne faire qu’un avec eux deux. Il n’y a rien de pareil dans les Voix d’Israël.


H.Y. : Dans Un juste repos vous écrivez, à propos de Yonathan Lifchitz : « Il avait compris peu à peu que ces femmes et ces hommes le tenaient à l’écart et qu’il ne devait plus se laisser faire. » Auriez-vous raconté autrement les trente années passées à Houlda si vous aviez vécu ailleurs ? L’écriture aurait-elle été différente ?
A.O. : Oui. Non seulement je ne pouvais pas, mais je ne voulais pas me servir des gens du kibboutz. Bien que, dans mes moments de cynisme, je me sois dit quelquefois : si je décris quelqu’un exactement comme il est, il n’en sera pas offensé puisqu’il ne se reconnaîtra pas. Je n’écris pas sur les gens en les espionnant.

H.Y. : Jérusalem et Houlda apparaissent comme deux pôles dans votre œuvre. Dans Mon Michael vous écrivez : « Je suis née à Jérusalem. Mais je ne peux pas dire “Jérusalem, ma ville” »
A.O. : C’est Hannah Gonnen qui dit ça. Il se trouve que je suis d’accord avec sa déclaration, à condition qu’il soit bien entendu que je ne veux pas m’identifier à elle. Elle a fait de ma vie un cauchemar. Elle a pénétré mon âme, mes nerfs, tout. J’avais envie de la tuer quand j’écrivais ce livre. Je ne veux plus la voir. Je l’ai écrite, et basta. Il se trouve simplement que je suis d’accord avec cette déclaration. « Jérusalem, ma ville », c’est quelque chose que je ne peux pas dire, certainement pas en 1988. Quand j’étais enfant, c’était une vague fédération d’enclaves diverses. La plupart m’étaient étrangères. Que savais-je, moi, des riches Arabes de Bak’ah ? J’ai grandi dans une enclave d’employés, dont certains travaillaient à l’Agence juive, d’autres au Fonds national juif, parmi des libraires, des intellectuels ou des gens cultivés qui n’avaient pas trouvé leur place à Jérusalem. Je suis né à Kerem Avraham. Il y avait là quelques malheureux illuminés, des réformateurs du monde, de pauvres juifs ashkénazes d’Europe centrale. À trois pâtés de maisons de là, on entrait dans un monde complètement différent. À l’étranger. À cent mètres de chez nous, des soldats anglais et écossais buvaient de la bière et chantaient des chansons nostalgiques dans une langue que je ne comprenais pas. Cela ne faisait que renforcer ma curiosité de toujours, le désir d’être celui-là pour un moment, d’être celle-là pour un moment. Cela m’est resté. C’est de ça que je vis.

H.Y. : Il y a une phrase qui revient souvent dans vos ouvrages : « La Judée a sombré dans le sang et les flammes, dans le sang et les flammes, la Judée renaîtra. » Nous savons qu’il s’agit d’un slogan du Betar (2). On le trouve dans la bouche de plusieurs de vos personnages. Hannah Gonnen dit : « Ce sentiment m’était étranger, mais j’étais sensible à la musique des mots. » Ailleurs, elle dit encore : « Ce qui m’attire le plus dans cette formule ce n’est pas ce qu’elle signifie, mais sa symétrie. Je ne saurais pas expliquer la justesse de cet équilibre, mais je la ressens particulièrement la nuit. » Et dans La Colline du mauvais conseil, le garçon est également ému par cette formule. La sombre magie de cette phrase continue-t-elle à vous poursuivre ?


A.O. : Sans aucun doute. À propos, elle a été écrite par le poète Yaacov Cahan. Tout vient toujours de poèmes. Quand j’étais petit garçon, j’étais un partisan enthousiaste du Herout et des révisionnistes. Mais mon univers révisionniste s’est écroulé à cause d’un mot. À 11, 12 ans, mon grand-père avait l’habitude de m’emmener au cinéma Edison pour écouter Menahem Begin, et j’adorais Begin de toute mon âme parce que, pour moi, le chef de la clandestinité était la merveille du monde. J’aurais voulu que ce soit un géant, mi-Belmondo, mi-Jean Gabin. Il ne l’était pas, mais je lui pardonnais parce qu’il était le commandant clandestin. Un jour, en 1952, il fit un discours à l’Edison. Je l’entendis dire de façon très pathétique : « Eisenhower arme l’Égypte, et qui arme l’État d’Israël ? Si j’étais Premier ministre, ils nous armeraient tous. » (Il existe deux mots en hébreu pour « armer », et Begin avait choisi le moins commun des deux qui, en argot, est l’équivalent du mot français « baiser ». [Tr.]) J’éclatai de rire et mon grand-père, qui ne comprenait pas pourquoi je riais si fort, m’entraîna dehors et me donna deux gifles. À cause de ces deux gifles, le Betar m’a perdu. Qui sait ? J’aurais pu devenir un autre de ces politiciens montants du Likoud. Quoi qu’il en soit, tous les équilibres symétriques comme Crime et Châtiment, Guerre et Paix, Père et Fils, le Rouge et le Noir, ont quelque chose d’envoûtant. J’aimerais vivre dans un monde où chaque douleur trouve sa compensation, où chaque injustice trouve réparation. Je sais que ce n’est pas le cas, j’ai vu suffisamment de feu et de sang et j’en ai perdu l’appétit. Mais comment dire que cette mélodie ne me séduit pas ? Elle me séduit toujours. Que faire, alors ? Je l’accorde à mes héros, qu’ils en profitent. Je fais de même avec beaucoup de choses que je me refuse à moi-même, parce que je sais qu’on ne doit pas les faire, parce qu’en ce monde les gens en meurent.


H.Y. : Dans Jusqu’à la mort vous écrivez : « Si un homme enclin à ruminer comme mon noble lord Guillaume de Touron, est coupé pendant un certain temps de toute action, il risque de tomber aussitôt sous l’influence de signes surnaturels », et ces signes se présentent sous la forme d’ »un poison qui ronge, qu’on ne sent pas, invisible mais fatal ». Est-ce là une description de vous-même ?
A.O. : Oui.

H.Y. : Oui, et…
A.O. : Que voulez-vous que j’ajoute ? J’ai dit oui. Je vous en ai déjà dit beaucoup. La réponse est : oui.

H.Y. : Quels sont ces signes ?
A.O. : Pour qui me prenez-vous ? Pour le Baba Sale (3) ? Je sais qu’ils existent. Cela m’arrive souvent de voir les choses les plus simples, autour de moi, me parler à la fois un langage direct et un langage codé. Ce qu’ils disent exactement, qui me les transmet, existent-ils seulement dans ma tête ou aussi dans le monde extérieur, je n’en sais rien. Tout ce que je sais c’est qu’il y en a de grands et de petits, de ridicules et de vulgaires parfois, qui me parlent entre les lignes, entre les objets.

H.Y. : Ces signes sont-ils quelquefois terrifiants ?
A.O. : Quelquefois. Mais si vous regardez à travers la fenêtre, dans la nuit, et que vous apercevez quelque chose de déformé, il ne faut jamais oublier que ce que vous voyez n’est ni un nazi, ni un renard, ni un chacal, ni un fantôme. C’est vous-même qui vous reflétez, déformé, dans la vitre. C’est votre propre reflet. Vous le projetez sur le verre et la nuit vous le renvoie. Cette chose brutale et terrifiante qui se trouve derrière la vitre quand vous êtes seul dans votre chambre, la nuit – je le savais déjà quand j’étais petit –, vous ne devez jamais oublier que c’est vous-même. Alterman écrit : « Vous m’entendrez la nuit, dans les craquements du parquet, et le bruit du plâtre qui se fissure ». Ces fissures du plâtre et les craquements du parquet sont les mêmes quel que soit le plâtre et quel que soit le parquet, c’est à vous d’aller y voir de plus près. Après quoi vous serez en mesure de traduire en mots, de la façon la plus précise possible, le bruit que fait « le plâtre qui se fissure », les endroits où il se fissure et l’effet qu’il produit. De même pour l’endroit où le parquet craque et pour ce qui le fait craquer. Une fois que vous aurez fait ça, vous serez en droit de vous demander si « les craquements du parquet dans la nuit » vous parlent aussi, en même temps, un autre langage. Je ne sais pas. C’est cela ma réponse : je ne sais pas. Mis à part la chaise, la table et les plâtres qui font partie de votre royaume visible, prosaïque et quotidien, y a-t-il quelque chose d’autre, y a-t-il d’autres choses qui vous en disent plus ? J’aimerais beaucoup le savoir, j’écoute, je m’y efforce, mais il me semble que je ne le saurai jamais. Ce sont les signes. Il me suffit de savoir qu’ils sont là. Que je dois vivre avec eux. Il y a autre chose aussi qui me préoccupe : ce sont les lois qui se cachent derrière les événements – si de telles lois existent. Il en est beaucoup question dans mon nouveau livre. Le verbe « déchiffrer » y revient sans cesse. Il est des circonstances où il vous semble que rien n’arrive jamais par hasard. Et il est des jours où on ne voit pas les choses comme ça. Dans ce cas je me demande : est-ce parce qu’aujourd’hui je ne vois et n’entends rien ? Nous avons un grand besoin d’établir des rapports. Un besoin très suspect en même temps. Nous établissons un rapport entre un petit événement et une immense réalité et, aussitôt, nous soupçonnons ce lien de n’être que superstition, d’être de la peur peut-être, ou de la pure et simple stupidité.

H.Y. : De quelle façon cela change-t-il ou enrichit-il vos rapports avec le monde ?
A.O. : Cela dépend de l’intensité des relations entre moi et ce qui m’entoure. Ces petits liens peuvent être en moi ou extérieur à moi. Il importe peu que la feuille soit tombée au moment où je pensais à la mort ou que j’aie pensé à la mort au moment où elle est tombée, ou que ce soit arrivé simplement parce que je suis resté assez longtemps à la fenêtre, ou parce qu’avant celle-là, une autre feuille était tombée sans que je l’aie remarquée et qui m’avait fait songer à la mort. Ou parce qu’il y avait une légère brise. Mais plus je me concentre – je pense que c’est le mot juste –, plus j’observe ces rapports, plus j’aime le monde. Et plus j’aime le monde, plus je me sens vivre. Ne l’accepte pas tel qu’il est, mais aime-le.

H.Y. : Dans tous vos livres, rêve et réalité se côtoient jusqu’au moment où ces deux mondes se fondent l’un dans l’autre, où les héros de la réalité deviennent les héros du rêve. Ce moment représente-t-il pour vous une réconciliation ou une destruction ?
A.O. : Cela dépend de ce que représente le rêve.

H.Y. : Faites-vous du rêve un contrepoint à la réalité ?
A.O. : Non. Tout est réalité. Mes inventions sont-elles moins réelles que le journal que je lis ? Tout ce qui passe par nous est réel. Les rêves aussi. Comme les choses que nous ne dirons jamais à personne.

H.Y. : Dans la Mouette, Tchékov dit : « Nous ne devons pas peindre la vie comme elle est, ni comme elle devrait être, mais comme nous la voyons dans notre imagination. » Qu’en pensent vos héros ?

A.O. : Si je pose un verre d’eau ici, derrière ce fauteuil, à côté de la fenêtre, au moment où un rayon de lumière tombant sur l’eau va la colorer, et que je parviens à décrire ça… mais je ne suis pas sûr d’y arriver, d’abord parce que la réfraction de la lumière dans l’eau est un phénomène transitoire. Il sera là et il aura disparu l’instant d’après. Un nuage aura passé, ou j’aurai bougé de ma place et l’angle aura changé. Mais si j’arrive à attraper cette apparition unique dans l’eau, la lumière tombée à cette seconde précise, alors j’aurai réussi. J’ignore si cela s’appelle « peindre la vie ». C’est essayer d’emprisonner dans des mots, de fixer quelque chose qui vous échappe. De préserver la mémoire de l’instant. De la rehausser. De façon à ce que je puisse rappeler cet instant, lui dire « Viens », et qu’il vienne. Pour éveiller une mémoire chez quelqu’un. Une espèce de « Hé, me voilà ! » intérieur.

H.Y. : Pensez-vous, comme Novalis, que « les rêves nous défendent contre la monotonie de la vie » ?
A.O. : La vie n’est pas monotone. Pourquoi voulez-vous donner au rêve un statut différent ? Parce que les romantiques l’ont fait ? Hannah Gonnen est une femme très romantique. Personnellement, je ne suis pas très romantique. Pour moi, le rêve n’appartient pas à un domaine plus élevé. Les signes, oui. Les rêves, non. L’attitude de Hannah Gonnen envers le rêve n’est pas la mienne. Je refuse qu’on m’identifie à cette dame. Je lui ai donné, ainsi qu’à mes autres héros, un certain nombre de mes traits : gestes, habitudes, détails biographiques, y compris, et en grand nombre, des détails très intimes, mais je refuse de dire comme Flaubert : « Hannah Gonnen, c’est moi. »

H.Y. : Y a-t-il eu une époque où vous auriez pu dire « Hannah Gonnen, c’est moi » ?
A.O. : Seulement lorsque j’étais, physiquement, en train de l’écrire. Alors, oui. Et sans grand plaisir. Mais dès l’instant où j’en ai fini avec elle, elle est devenue autonome. Elle doit assumer son destin.

H.Y. : Et répondre à ces questions ?
A.O. : Oui. Je ne prends pas à mon compte ce qu’elle a à dire à propos des rêves. Pour moi, rêver c’est comme mettre un tuteur à des chrysanthèmes pour qu’ils ne s’affaissent pas. Quand j’enfonce un piquet dans le sol et que je les attache à ce piquet, je peux avoir un instant de lucidité soudaine, sans rapport avec les chrysanthèmes, exactement comme en rêve. Pour elle, les rêves sont des substituts, ils compensent ce qu’elle n’a pas eu. Pour elle, c’est ça. Moi, je laisse courir mon imagination dans des rêves éveillés. Et ce que je dis là est vrai pour tout le monde.

H.Y. : Vous avez l’air très soucieux de vous faire le porte-parole de Monsieur Tout-le-Monde.
A.O. : Je le prends comme un compliment. Je suis en effet très soucieux, maintenant, de balayer tous les mythes romantiques qu’on a accolés et qu’on accole encore à l’acte d’écrire. S’il m’arrive quelquefois d’entendre ou de sentir un signal quelconque – je préfère signal à signe, c’est plus prosaïque – c’est parce que je prête attention aux détails, parce que j’essaye de ne pas passer ma vie à m’occuper d’une affaire ou d’une autre. C’est important pour moi, mais c’est sans rapport avec le rêve. Et les artistes n’en ont pas le monopole. Regardez mes doigts, ils sont courts et épais, je n’ai jamais cherché à passer, à mes propres yeux ou aux yeux du monde, pour une muse ou pour quelqu’un que les étoiles ont trompé. Elles ne m’ont pas trompé plus que n’importe qui. Y compris Bialik (4) et y compris mon voisin de palier. Je n’attache pas d’importance à ce passage que dans la mesure où il serait lu par un jeune aspirant écrivain ou poète, afin qu’il ne se croie pas obligé de grimper sur un nuage pourpre. Et je vous prie de m’excuser pour n’avoir pas répondu comme vous l’attendiez.

H.Y. : Jusqu’à quel point vos héros ont-ils pour modèles des personnages vivants ?
A.O. : Quand, au moment des élections, Yosef Rivlin voulait ridiculiser Shimon Pérès à la télévision, il n’arrêtait pas de dire : « oui et non ». Personnellement, je ne trouve pas cela ridicule parce qu’il y a beaucoup de choses auxquelles je pourrais répondre « oui et non », et votre question en est une. Je peux prendre à l’un la manière dont il se gratte l’oreille, à l’autre sa chemise, chiper au troisième un certain mot qu’il prononce à la manière ashkénaze et non séfarade. En ce sens, je suis un voyeur, un pickpocket. Mais je ne dirai jamais, OK, maintenant je vais faire le portrait de cet homme qui marche, là-bas, dans la rue, parce que ça ne m’intéresse pas. Quand j’étais au kibboutz, cela me paraissait même moralement discutable. Je l’ai fait une fois, cependant, quand j’ai introduit Eshkol dans mon livre, à la façon dont Tolstoï avait introduit le général Koutouzov et Napoléon ans le sien. Et une ou deux dois encore, peut-être. Mais toujours sous leur vrai nom. Je n’ai jamais peint d’après un modèle. Ce qui m’intéresse, c’est le développement même de l’embryon ; cela commence par une voix ou deux, puis la voix s’accompagne d’un geste, le geste d’un certain vocabulaire, le vocabulaire de certaines expressions du visage, les expressions du visage d’une certaine manière de s’habiller, la manière de s’habiller de petites impulsions, ces impulsions s’accompagnent de préférences alimentaires et sexuelles, et petit à petit, graduellement, un personnage se développe. Voilà ce qui me fascine et m’enchante absolument quand cela se produit. Et non pas qu’un personne réelle se tienne et respire derrière le personnage d’un récit. Ce qu’on y trouve généralement, ce sont mes propres composants, et alors, ou bien ces personnages ont hérité d’un peu de mon capital génétique et je les reconnais comme faisant partie de ma propre chair, ou bien je ne les reconnais pas.

H.Y. : Doit-on en déduire que, d’une manière ou d’une autre, vos héros sont tous un prolongement de vous-même ?
A.O. : On doit en déduire que, d’une manière ou d’une autre, mes héros sont tous un prolongement de moi, à condition de souligner fortement les mots « d’une manière ou d’une autre ». Parce qu’on doit en déduire aussi que je suis moi-même, d’une manière ou d’une autre, un prolongement de tous ceux qui m’ont précédé, de ceux qui m’ont fait, physiquement aussi, génétiquement, de mes parents, de mes grands-pères et de mes grands-mères, de gens que je n’ai jamais connus, de gens qui sont morts, de gens que Hitler a tués aussi, de gens qui sont passés dans ma vie et dont je me souviens à peine, d’une institutrice de la maternelle dont je ne me rappelle que très vaguement la silhouette, mais comme j’étais aussi malléable que de la cire, elle m’a laissé une forte empreinte. Peut-être aussi de gens qui m’ont blessé. Mais ce sont des éléments que je ne peux pas exploiter car ils ne sont présents ni dans le destin de mes personnages, ni sur leurs visages, ni dans leurs vêtements, mais dans quelque chose de beaucoup plus fondamental. Dans leur intériorité. Je ne peux pas dire que, dans la Boîte noire, le professeur est à l’image du professeur que j’ai connu à l’université. Mais je peux dire que je reconnais en lui des choses qui me sont propres. Cependant, ces choses qui viennent de moi, je les reconnais aussi dans de précédentes incarnations comme ayant fait partie du magasin génétique de gens qui ont traversé ma vie de façon violente. Généralement bottés. Je rends peut-être tout cela brumeux. Mais tout cela est brumeux justement. La réponse est : non, aucun de mes personnages n’est le portrait d’une personne réelle et : oui, ils ont tous, d’une manière ou d’un autre, quelque chose de commun avec moi. Et dans la mesure où ils me ressemblent, ils ressemblent aux autres par ce que j’ai moi aussi de commun avec les autres. La réponse est compliquée, mais c’est que la question était compliquée.

H.Y. : Quelle importance attachez-vous à la vraisemblance ? Y a-t-il une vraisemblance propre à la fiction, différente, étrangère à la vraisemblance propre au réel ?
A.O. : Si vous me permettez de remplacer le mot « vraisemblance » par le mot « exactitude », dans ce cas je vous répondrai que c’est la chose au monde à laquelle j’attache le plus d’importance. Mon ambition est de donner à ce que dit un personnage, à ses mouvements, à l’espace qui l’entoure, à une odeur, le plus haut degré d’exactitude que peut espérer le langage. Je n’ai pas dans l’idée l’exactitude photographique, car la photographie n’est pas exacte non plus. Elle est fonction de l’emplacement de l’appareil de prise de vues. L’exactitude, c’est quelque chose d’immanent. À l’intérieur des règles que je me suis fixé pour moi-même, pas pour le monde extérieur. Si quelqu’un me fait remarquer : cette espèce de chat n’existe pas en Israël, on ne la trouve qu’en Suisse, j »essaierai de ne pas commettre ce genre d’erreur, non pas que cela me paraisse bien important, mais pour que le lecteur ne soit pas gêné par de pareils détails. Il ne s’agit pas là de vraisemblance mais d’amour de l’ordre. L’exactitude, c’est quelque chose d’autre. Cela concerne les rapports entre les parties. C’est uniquement interne. C’est l’état dans lequel se trouve une montre lorsqu’elle a été si hermétiquement fermée que rien, pas même une goutte d’eau venant du monde extérieur, ne peut la pénétrer, et que, dedans, tout est cohérent. Le rapport qu’il y a entre le geste que fait une femme et le mot que dit l’homme, le rapport qui existe entre eux deux et la lumière qui vient de l’extérieur : voilà ce qui, pour moi, est le plus important au monde. C’est de cela qu’est fait un récit. Ils ne sont pas le fruit de concepts, ils ne sont pas le fruit de « messages » – un mot que je hais – ils sont le résultat de la manière dont un mot suit l’autre. Pour que je puise ensuite demander au lecteur d’être mon partenaire, d’investir un franc pour un franc, je dois au moins lui avoir fourni des points d’appui exacts.

H.Y. : Vous avez dit, au cours d’une interview : « On devient écrivain à cause d’une blessure qu’on a reçue étant jeune. Sans cette blessure, il n’y a pas d’écrivain. Et aussi sans une espèce de toit… sans une grand-mère ».
A.O. : Si j’ai dit ça, je suis toujours d’accord. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais raconter de quelle blessure il s’agit.

H.Y. : J’abandonne.
A.O. : Il le faut bien car, moi, je ne céderai pas. Quiconque encourage une soif qui est fondamentalement une soif de potins commet une mauvaise action.

H.Y. : Il ne s’agit pas de potins. Mais tant pis.
A.O. : Laissez-moi mourir en paix. Après, si quelqu’un en a envie, il pourra écrire ma biographie. Non pas que je n’aime pas les potins : je me suis délecté des biographies de Tolstoï et de Tchekhov par Troyat, je m’en suis pourléché les babines. Je ne vois aucun inconvénient à ce que des étudiants en médecine farfouillent dans mon corps quand je serai mort. Mais pour l’instant, non, je suis encore en vie. Je sais bien que ce n’est pas un état normal pour un écrivain. Dans les dictionnaires, on écrit : 1939- , avec un trait d’union qui vous fait comprendre ce qui vous attend. Vous voyez déjà le trou de votre tombe grand ouvert. Mais je ne veux pas sauter dedans.

H.Y. : Au cours d’une interview, Milan Kundera a dit : « Ce sont ses réticences à parler de lui-même qui distinguent le romancier du poète. » J’espérais effacer cette distinction, mais je n’y suis pas parvenu.
A.O. : Ah, oui ? Eh bien, j’abonderai dans le sens de Kundera, pas dans le vôtre. Et je le formulerai ainsi : si je ne publie pas de poèmes, c’est peut-être pour la même raison que je ne veux pas, que je ne me sens pas prêt à parler de choses personnelles. J’en écris quelquefois mais je ne suis pas poussé à les publier parce qu’ils ont un caractère trop intime.

H.Y. : Vous pensez vraiment que vos romans et vos récits n’ont rien d’intime ?
A.O. : « Puisque vous avez enlevé votre chemise et votre maillot de corps, enlevez donc aussi votre caleçon… » C’est ça que vous voulez me dire ?

H.Y. : Non. Je veux dire : nous avons déjà vu.
A.O. : Très bien, vous avez vu, mais je ne veux pas que vous voyiez ce que vous n’avez pas encore vu. C’est mon droit, non ? Je ne suis pas obligé d’offrir au public ma vie et ma mort. Je « donne » assez. Beaucoup plus que ne le font la plupart. Alors venir me dire : puisque vous avez donné, donnez donc encore un peu plus… Je pense qu’il y a quelque chose d’anticulturel dans ces orgies perpétuelles de déballage de soi-même devant tout le monde.

H.Y. : Vous avez dépeint quelquefois l’écrivain sous les traits du sorcier de la tribu. Quel rôle joue le masque qu’il a sur la figure ?
A.O. : Aujourd’hui, cette comparaison me paraît encore romantique. Je préférerai dire : l’horloger de la tribu. Quelqu’un à qui on apporte les montres à réparer : la montre qui avance pour ralentir un peu son mouvement ; celle qui retarde pour accélérer un peu ; celle qui fait trop de bruit, pour l’assourdir un peu. Toutes les œuvres d’art usent du masque. Quand vous écrivez un roman, vous vous servez de plusieurs personnages en même temps. Il se peut que cette mauvaise habitude ne vous quitte plus ensuite, même quand vous n’écrivez pas. Trois ou quatre fois dans ma vie, je me suis pris à prendre des poses dont je ne suis pas particulièrement fier, mais je ne faisais peut-être que prolonger certains de mes personnages, vous êtes à la fois cette personne et son ennemi et vous n’êtes en même temps aucun d’eux. Vous apprenez à vous déplacer déguisé. Mieux encore que sorcier ou horloger, peut-être faudrait-il dire agent secret. L’homme de mon nouveau livre. Vous devez endosser des personnages. Par ailleurs, ce n’est pas une loi universelle. Brenner n’endosse pas de personnages. Et même ça, ce n’est pas absolument sûr. Je soupçonne Brenner d’être Brenner, mais Brenner a aussi dessiné Brenner. Il a aiguisé ses profils. Il a légèrement ciselé la brennérité qui était en Brenner. Peut-être. Comme Agnon, personnage de vieillard savant, sagace, ironique et omniscient. Très bien, alors c’est une question de masque. Il faut plusieurs personnages pour raconter une histoire.

H.Y. : Derrière quel masque vous cachez-vous ?
A.O. : Je ne me cache pas derrière un seul masque. Mais ne me demandez pas de quoi j’ai l’air sans masque, parce que je ne vous le dirai pas.

H.Y. : Je n’y ai pas songé un instant !
A.O. : Shalom Alechem a dit : « Un être humain est comme un charpentier. Un charpentier vit jusqu’à ce qu’il meure. Un être humain aussi. » Alors moi je vous dirai : un écrivain est comme un être humain. Il est très rare qu’il se dévoile entièrement devant qui que ce soit. Si toutefois « se dévoiler entièrement » a le moindre sens. La plupart du temps il endosse un personnage. Vous êtes là, assise en face de moi, à me poser toutes sortes de questions parce que c’est votre métier. Il y a d’autres questions que vous aimeriez me poser mais vous savez qu’elles sortent du champ de cette interview, et il y en a peut-être d’autres que, moi, j’aurais pu vous poser. Et l’employé des postes qui me vend des timbres à son guichet, lui aussi endosse un personnage. Il arrive qu’il me fasse un petit sourire par-dessous, ou que moi je lui en fasse un, et c’est déjà beaucoup, cela fait partie de ces heureux moments où quelque chose passe par la tête. On ne doit pas se conduire en débauché dans ce domaine.

H.Y. : D’une certaine façon, vous sentez-vous libéré quand vous écrivez votre héros à la troisième personne ?
A.O. : Oui.

H.Y. : De quelle façon ?
A.O. : Vous m’avez posé une question. J’ai répondu : oui. Cela suffit.

H.Y. : Vous vous cachez derrière vos personnages. Vous n’usez presque jamais de la narration à la première personne.
A.O. : Faux. C’est tout simplement faux. Mon Michael est tout entier écrit à la première personne, Un amour tardif est écrit à la première personne, la Boîte noire n’est qu’une série de « premières personnes ». Qu’est-ce qu’il vous faut encore ? Une confession complète ? Quand j’aurai 104 ans, si l’envie m’en prend, j’écrirai une confession complète.

H.Y. : Vous dites que vous discutez avec vos héros. Vous sentez-vous leur égal ? Quels sont les rapports entre un auteur et ses héros ?
A.O. : Ils sont à l’intérieur, je suis à l’extérieur. Je peux gommer, ils ne le peuvent pas. Les rapports qui existent entre eux et moi vont de la sympathie, de la compassion la plus profonde, au dégoût et à la nausée, en passant par tous les degrés intermédiaires.

H.Y. : Vous est-il jamais arrivé de ressentir plus de sympathie pour un personnage que pour les autres ?
A.O. : Si. En général, je suis en pleine sympathie avec eux. La colère, la haine viennent seulement quand ils m’embêtent, quand ils se déchaînent et essayent d’envahir tout le livre. Mais je n’ai jamais rien écrit poussé par la haine. Il y a des gens qui ont écrit des livres pleins de force pour se venger, pour punir les autres ou eux-mêmes. Personnellement, je ne pense pas pouvoir le faire si je n’ai pas pardonné. Cela ne m’intéresse pas du tout de parler d’un personnage que je déteste. Je n’introduis jamais quelqu’un que je déteste dans un livre. C’est seulement quand l’un de mes personnages déborde tout à coup de sentimentalité et s’attendrit trop sur lui-même que je cesse d’avoir de la sympathie pour lui. Il me rend furieux et je me moque de lui.
Si on ne pardonne pas, c’est parce qu’on ne voit pas. La colère vous aveugle. Bien des choses vous aveuglent. La colère, le chagrin, le soleil. Pour écrire sur les gens, il faut voir. Et avoir l’œil clair. La colère, la vengeance ou la haine ne vous laissent pas l’œil clair.

H.Y. : Faites-vous beaucoup de brouillons ou de versions différentes d’un roman ou d’un récit ?
A.O. : Oui. Je corrige les mots. Un simple petit dialogue peut me mettre à plat, m’ôter tout désir d’écrire pendant plusieurs jours.

H.Y. : Qu’est-ce qui vous préoccupe plus particulièrement ? Leur vraisemblance ?
A.O. : C’est difficile à dire. Le mot de vraisemblance n’est pas celui que j’utilise quand je me parle à moi-même. Je peux rester là, dans cette pièce, à crier en silence. Comme si vous essayiez d’amener le son que vous émettez plus près de quelque chose que vous entendez. Et comme je vous l’ai déjà dit, à la fin j’adopte un compromis. Mais, pour être honnête, je connais aussi des moments d’euphorie, quand je me sens terriblement près. Quand je pense que j’ai réussi. Alors je me sens bien.

H.Y. : On entend dans vos livres, une multiplicité de voix. Une polyphonie. Et pas seulement dans la Boîte noire. Quand entendons-nous la vraie, la vôtre ?
A.O. : Quand on les entend toutes. Amos n’est pas le violon de l’orchestre. Sa voix sort de l’ensemble.

H.Y. : À votre avis, qu’est-ce qui distingue le roman des autres formes de littérature ? Quelle est cette chose que « seul le roman peut découvrir » ? Selon l’expression de Hermann Broch
A.O. : Seul le roman peut découvrir certaines vérités relatives au rythme de la vie. Le roman et non le poème épique, le poème lyrique, le drame ou même, apparemment, le récit, sauf rares exceptions. Quelque chose qui a trait tout simplement au rythme de la récurrence, à la routine et à ses légères altérations. Les légères déviations de trajectoire de la vie se découvrent mieux dans un roman que dans un récit ou un poème. Ces légères déviations de trajectoire ténues, invisibles, qui sont le syndrome de n’importe quelle action. Qu’elle soit inspirée par l’amour, la peur ou l’avidité. Une déviation par rapport au but que nous poursuivons. Même si nous avons obtenu exactement ce que vous voulions quand nous étions petits – je rêvais d’être pompier et je suis devenu pompier ; je rêvais de devenir actrice de cinéma et je suis devenue actrice de cinéma –, même si tout s’est réalisé, quelque chose s’est modifié en chemin, cela ne correspond plus exactement à ce que nous avions envisagé au départ. Peu importe en quoi. Il y a quelque chose dans l’univers du roman, dans son ampleur, qui permet de capturer cette légère déviation, la façon dont elle se produit, et c’est ce qui me fascine de plus en plus. Mon héros le dit dans mon livre.

H.Y. : Pensez-vous qu’il existe un roman parfait, achevé ? Je pense à Musil et à Hermann Broch.
A.O. : Je n’y ai jamais réfléchi. Je ne le pense pas. Il n’existe pas non plus de tableau achevé. Un cadre vient briser son univers. Et tous les romans s’entourent d’un cadre, même quand la toile est de Tolstoï. Il reste quelque chose en dehors. En ce sens, il n’y a rien d’achevé, si ce n’est le roman de Dieu ; mais Lui aussi, peut-être, avait dans l’idée un récit qui s’étire à n’en plus finir…

H.Y. : Comment concevez-vous le chapitre dans la composition d’un roman ? Que doit-il contenir et quelle est sa fonction dans l’ensemble ?
A.O. : Si je divise un roman en chapitres, c’est parce que je veux que le lecteur s’arrête là. J’entends une pause. Ce n’est pas différent, par principe, de la ponctuation. L’action est la même, mais à une autre échelle. Cela correspond à la section dans une œuvre musicale. Je veux qu’à cet endroit le récit s’arrête et obtenir quelques instants, quelques secondes, de paix.

H.Y. : Avec votre roman épistolaire, la Boîte noire, jusqu’à quel point votre but était-il de vous libérer des techniques conventionnelles du roman ? Pourquoi avez-vous choisi la forme épistolaire ?
A.O. : Je ne suis pas parti avec l’intention de faire de la Boîte noire un roman épistolaire. Je savais qu’il contiendrait des lettres, ce n’était pas la première fois. Mais alors que je travaillais à ce livre, il me devint de plus en plus évident que la situation des personnages les uns vis-à-vis des autres était une situation épistolaire. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient distants d’un côté, et très intimes de l’autre. Et qu’est-ce qui peut être à la fois distant et intime ? Une lettre. Plus intime qu’une conversation, mais aussi à des années-lumières de distance ; on n’a plus besoin de se regarder dans les yeux. Tous ces gens étaient de grands bavards mais ils ne savaient pas écouter. Je me suis dit : espèce d’idiot, qu’est-ce que tu fais, à l’ère du téléphone ? Mais où donc vis-tu ? Eh bien, non. Quand on a un homme et une femme, l’un à Chicago et l’autre à Jérusalem, qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre mais qui ne peuvent pas non plus se rapprocher par peur de ce qui pourrait arriver, alors il reste les lettres. Bref, étant donné cette configuration, des lettres m’ont paru subitement être la solution. Cela s’est passé en cours de travail. Je ne l’avais pas prévu. Cela a commencé par une lettre qu’une femme écrit à son mari après sept années de silence. Je ne pensais pas alors ne faire que des lettres. J’ai du mal à revoir maintenant à quel moment de cette première lettre il m’a paru clair qu’une réponse viendrait. C’est plus tard seulement que j’ai pris conscience des problèmes techniques auxquels j’allais être confronté. Introduire de l’information dans un roman épistolaire c’est la chose la plus difficile au monde. Elle ne peut évidemment pas lui écrire : « Comme tu t’en souviens, nous nous sommes mariés en 1958 », ni : « Il y avait trois pièces dans notre maison, et le lit était installé à cet endroit-là », et pourtant je veux que le lecteur sache ces choses-là. J’ai eu des problèmes techniques compliqués. Je ne pense pas les avoir tous biens résolus. Il y a un prix à payer pour chaque convention. Pour le théâtre. Pour un récit où le narrateur est omniscient. Le livre et sa structure ont poussé ensemble.

H.Y. : Avez-vous besoin d’un commencement ? Vous est-il arrivé de connaître à l’avance à la fois le commencement et la fin d’un livre ?
A.O. : Oui. Il arrive que je connaisse la fin, mais à la fin, il se trouve que la fin est différente. Et quelquefois, à la fin je retourne au commencement et je le change entièrement.
Le test du rire et des larmes

H.Y. : Dans toutes les œuvres de fiction du siècle présent, on sent clairement que le roman s’éloigne du simple plaisir de raconter une histoire pour l’histoire, qu’il aspire à toujours plus de sophistication. À votre avis, d’où vient cette évolution ? Et où mène-t-elle ?
A.O. : Je ne suis pas sûr que vous ayez raison de généraliser ainsi. Cela n’est pas vrai de l’Amérique latine. Chez eux, on éprouve un plaisir sans honte à raconter une histoire. Sophistication ? Eh bien, soit, mais à condition qu’elle ne soit pas ressentie comme telle, à condition que je n’entende pas l’auteur me crier : « Regarde comme je suis intelligent ! » Dans la littérature de notre époque, il y a des œuvres merveilleusement sophistiquées, qui contiennent des éléments de risque époustouflants – je le sais parce que je suis tailleur, je vois l’intérieur du vêtement – que le lecteur ne remarque pas. Devant une véritable grande œuvre d’art – comme devant une véritable grande découverte scientifique ou devant une invention technique – la réaction première est sans doute de se dire : « Pourquoi ne l’ai-je pas faite, moi ? C’est si simple ! » Cette sophistication vient peut-être de la présence grandissante de l’école dans la vie des auteurs. Ils s’imaginent que s’ils écrivent des livres qui demandent plus d’efforts pour être déchiffrés, on s’efforcera de plus en plus de les déchiffrer. Je ne pense pas que les œuvres anémiques auront la vie longue. Ce qui est né pour vivre dans les limites d’un campus et être l’objet d’analyses et de discussions de sémiotique, mourra là aussi. Le roman est essentiellement un animal de salon, de cuisine et de chambre à coucher. C’est là qu’il est né. C’est là son domaine. Et c’est là aussi qu’il veut être lu. Pas dans des séminaires académiques. Et aujourd’hui nombreux sont déjà les romans qui mourraient si vous les ameniez dans la cuisine ou dans la chambre à coucher. Ils ne survivraient pas au climat. En tant que lecteur, je me demande quelquefois : ce livre passera-t-il le test du rire et des larmes ? Je veux rire et pleurer quand je lis un roman. Je n’en ai pas honte.

H.Y. : Un auteur se construit à partir d’un certain nombre de mots de base. De séries de mots, comme les séries de notes de Schönberg. De quels mots êtes-vous fait ?
A.O. : Ah, non. Ce n’est pas à moi de le dire.

H.Y. : Dans Jusqu’à la mort, vous écrivez : « Nous aimions les mots et étions leur maître. » À votre avis, un auteur est-il le maître du langage ou son esclave ?
A.O. : Ce n’est pas si simple. (Combien de fois ne vous ai-je pas déjà dit : « Ce n’est pas si simple »…) Le jeu comporte toute une série de variantes, maître et esclave n’étant que deux d’entre elles et pouvant tout changer. On peut jouer à maître et servante ou à maîtresse et serviteur, et là encore on trouve une vingtaine de jeux différents. Et ce n’est pas ou, ou. Il y a des cas où vous obéissez, avec une infinie soumission, à quelque chose qui est là, dans le langage, et donc vous tirez aussi du plaisir. À d’autres moments, vous prenez le langage dans vos mains et vous faites de lui à peu près tout ce que vous voulez. Ce n’est pas par hasard que je me sers de métaphores sexuelles : mes relations avec le langage sont sensuelles. Je ne serai jamais capable de faire tout ce que je veux avec la langue, mais je ne la suivrai jamais les yeux fermés, juste parce qu’elle m’a appelé. Mais presque maître, ou presque esclave, oui, quelquefois. Et beaucoup d’autres choses. Par exemple une ami, par exemple une maîtresse : écoute-la pour savoir ce qu’elle veut vraiment.

H.Y. : Qu’est-ce qui sépare la prose de la poésie ? On a l’impression aujourd’hui que la prose a, très largement, englobé la poésie.
A.O. : La longueur des lignes. Je vous le jure, uniquement la longueur des lignes. Quelqu’un a dit que, en matière de poésie, c’est le poète qui décide où finira la ligne, alors qu’en matière de prose, c’est le compositeur. Peu m’importe où passe la frontière. Je veux la franchir sans voir de barrière. Je peux lire une page de prose et dire : voilà une page poétique, et je peux lire un poème et dire : voilà quelque chose de prosaïque.

H.Y. : Dans Sous un jour aveuglant, vous écrivez : « Il est peut-être possible de capturer le temps et le lieu, et ces réfugiés déracinés tels qu’ils sont : dans tout ce qu’ils ont de ténu et d’insaisissable… d’écrire comme un appareil photographique qui aurait laissé passer trop de soleil. » Mais vous avez écrit aussi le contraire. Est-ce l’expression d’un vœu, d’un désir ?
A.O. : Je me suis demandé : comment écrire de la prose dans un endroit en train de naître ? Un endroit qui n’a pas encore de terres à proprement parler ? C’est difficile. Un roman est une plante qui pousse en eaux stagnantes. Pas dans des rivières à courant rapide. À la rigueur dans un courant paresseux, dans un lac. Si le roman était un poisson, je dirais : pour vivre il a besoin d’un lac, pas d’une rivière rapide. Dans notre pays, étant donné la situation, nous devrions peut-être écrire ténu, photographier en plein soleil. Il y en a sans doute qui le font, et cela m’intéresse, mais, comme bien souvent, je ne suis pas mon propre conseil. Il y a tout un tas de choses qu’il faudrait faire, à mon avis, et que je ne fais pas. Si un écrivain débutant venait me dire qu’il cherche encore sa voie, je lui répondrais : Fils, fais ça et ça. Mais moi je ne le fais pas. Je suis un trop vieux matou. Vous avez dans l’idée que je peux changer de style comme de chemise. Même si on arrivait à me convaincre que certaines choses ont besoin d’être faites et méritent de l’âtre, j’en serais incapable. Supposons que quelqu’un vienne me dire : Amos, ce qu’il serait urgent de faire maintenant, c’est un livre sur l’Intifada exprimant le point de vue d’un Arabe qui se sent opprimé, je lui répondrais : Vous avez raison, mais je ne peux pas. Ce n’est pas pour moi. J’aimerais pouvoir écrire de façon complètement différente, j’aimerais établir des ponts, j’aimerais être une femme pendant quelque temps, j’aimerais être Premier ministre pendant quelques mois et mettre fin à nos dissensions avec les Arabes. Même vous qui n’avez plus 15 ans, vous rougiriez si je vous disais tout ce que j’aimerais faire. Et alors ? Eh bien, je ne peux pas. Dans la situation où nous sommes, il serait extraordinairement intéressant d’écrire ténu, de photographier en plein soleil de façon à ce que la pellicule prenne feu. D’écrire des semi-documentaires. Avec les Voix d’Israël j’ai voulu faire un métier de journaliste et je n’ai pas pu. Je voulais être objectif et je ne l’ai pas été. Comme d’habitude, je me suis retrouvé à la frange, avec les marginaux. Je n’ai parlé à aucun membre de « la Paix maintenant ». Pourquoi ? Pourquoi suis-je allé seulement dans les coins, chez ceux qui me sont justement opposés ? Pourquoi ? Parce que.

H.Y. : Contrairement aux poètes, les écrivains sont parfois plus intéressés par ce qui ne leur est jamais arrivé que par ce qu’ils ont effectivement vécu. Ils ressemblent à des gens qui seraient amenés à connaître le péché sans avoir jamais péché. Pourquoi et comment un romancier écrit-il des livres à propos de choses qui ne font pas partie de son expérience ? De quoi nourrit-il ce qu’il imagine ?
A.O. : De ce qui nourrit l’imagination de chacun. De n’importe qui. Nous avons un appétit de vie, de Vie avec une majuscule, beaucoup plus grand que le vendre. Nous venons au monde avec de grands yeux. C’est ce qui nous nourrit. Écrire à propos de quelque chose, ce n’est pas exactement le vivre. Ne pensez pas que l’auteur qui vous décrit un château d’émeraude au sommet d’une montagne pelée a forcément vécu là. Au contraire. Il est, lui, le maçon, le tailleur de pierre, il apporte les vitres. Mais il ne vit pas là. Le lecteur y vivra peut-être. Faire un récit imaginaire ou celui d’un cauchemar, ce n’est pas les vivre, c’est les dessiner. C’est presque le contraire. Et c’est un travail très difficile. Voici quelque chose que vous ne m’avez pas demandé. Écrire un roman, a dit un jour Chaim Be’er, c’est comme prendre une brosse à dents pour récurer Allenby Street. Et moi je vous dirai que c’est comme si vous vouliez construire cette crête des monts Edom à partir de gravillons. Dans mon nouveau roman, il y a cent vingt mille mots, un quart de million de décisions. Il est faux de dire qu’écrire une œuvre d’imagination c’est la vivre ; c’est la travailler, la dessiner, quelquefois vous en libérer. Il y a des moments d’euphorie et il y a aussi des moments de désespoir. Mais la plupart du temps, vous restez des heures, assis à votre bureau, tenant un verbe à la main avec une pince à piler et vous demandant où le poser. Vous prenez trois ou quatre verbes dans votre pince, ou des adjectifs, vous les levez à la lumière, les tournez un peu, et vous cherchez à savoir s’ils vont trouver leur place là ou non.

H.Y. : Vous aimez écrire, vous éprouvez du plaisir à écrire ?
A.O. : J’aime avoir fini d’écrire. Non, c’est un mensonge. Il y a des moments où j’ai vraiment plaisir à écrire. Quand je trouve quelque chose que je cherchais, j’éprouve un grand plaisir. Un très grand plaisir.

H.Y. : Quand vous vous asseyez pour écrire un livre, dans quelle mesure est-il déjà prêt dans votre esprit ?
A.O. : Dans mon esprit ? Dans mon corps plutôt, dans mes couilles, dans mon estomac. Il est faux de dire qu’il est dans l’esprit. Je ne sais pas. Généralement je sais ce que je vais faire, mais le résultat n’est généralement pas ce que je savais que j’allais faire.

H.Y. : écrivez-vous tous les matins ? Vous contraignez-vous tous les jours à la même discipline ?
A.O. : Je pointe tous les matins. Mais je n’ai pas besoin de me contraire à une discipline. Je suis un être discipliné, aux habitudes régulières.

H.Y. : Comment commencez-vous votre journée ? Par relire ce que vous avez écrit la veille ?
A.O. : Pas toujours. Non. Ce livre, Rencontrer une femme, je ne l’écris pas forcément dans l’ordre. Quelquefois, j’arrive ici le matin, et je commence ma journée par ne rien faire. Je marche dans la pièce et je réfléchis, ou je m’assieds et je réfléchis. Souvent, quand j’ai à écrire un dialogue, j’ai besoin de le dire, de l’écouter. Personne ne peut m’entendre ici, sinon il y aurait de quoi rire. Si je dois écrire une conversation, je commence par la dire plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle sonne juste, et ensuite j’écris. Il arrive que je relise ce que j’ai déjà écrit. Il arrive aussi que je ne continue pas ce que j’avais écrit la veille. Je vais ailleurs, je pars d’un autre endroit. À la fin, tout se met en place. Ou ne se met pas en place. Je me rappelle mes premiers récits ; étant donné aussi les circonstances, je connaissais toute l’histoire par cœur avant de m’asseoir et je les écrivais en deux heures. Maintenant, non. Je fais des brouillons. Pas un brouillon que je recopie au propre de temps en temps, non, j’écris une version, puis une autre, et quand j’ai cinq, six ou sept versions différentes, je les étale sur la table, je les regarde, et de toutes celles-là j’en tire une.

H.Y. : Qu’est-ce qui se passe pendant la période de gestation d’un nouveau livre ?
A.O. : Je reste assis ici et je regarde. Il fut un temps, surtout au kibboutz, où cela me mettait horriblement mal à l’aise. J’arrivais dans la salle à manger à midi, après être resté cinq ou six heures dans mon bureau sans avoir écrit une ligne, ou alors j’en avais écrit une et barré deux ou trois de la veille, si bien que le résultat était au total négatif, et je regardais ces qui revenaient des champs en me demandant comment je pouvais venir là et manger, comment j’osais mettre de la nourriture dans mon assiette. C’était très dur pour moi. Aujourd’hui, je me considère plutôt comme un petit commerçant. Mon travail consiste à ouvrir la boutique et à la laisser ouverte pendant un certain nombre d’heures, même s’il ne vient aucun client. S’il y a beaucoup de clients, je reste ouvert au-delà des heures normales.

H.Y. : Que pensez-vous de la prose israélienne aujourd’hui ? De A.B. Yehoshua, de Shabtal, de Kenaz ? Y a-t-il un de ces jeunes écrivains qui vous paraisse intéressant ?
A.O. : Nous vivons dans un tout petit monde. J’aurais beaucoup de choses à dire, mais je ne veux pas le faire dans une interview au risque de causer de la peine sans le vouloir ; le monde en contient déjà assez sans que je vienne en rajouter. En généralisant, je peux pas vous dire que la littérature qui s’écrit en ce moment en Israël, que ce soit de la poésie ou de la prose, m’intéresse énormément. Même médiocre, même mauvaise, elle m’intéresse. Rien de ce que l’on publie ici ne me paraît insipide ou anémique, rien ne me laisse froid. Il y a des choses qui me rendent furieux, d’autres que je juge repoussantes, mais aucune ne me laisse froid.

H.Y. : « J’écris ceci parce que des que j’aimais sont morts, j’écris ceci parce que quand j’étais jeune j’avais en moi une grande puissance d’amour et que, maintenant, cette puissance d’amour se meurt. » C’est le magnifique début de Mon Michael. Expliquez-le.
A.O. : Pourquoi me le demander à moi ? Interrogez Hannah Gonnen. Elle pense qu’il y a un rapport entre l’écriture et l’affaiblissement du pouvoir d’aimer, entre l’affaiblissement du pouvoir d’aimer et la mort. Elle établit une relation entre trois choses : le pouvoir d’aimer, l’écriture qu’elle considère comme une drogue contre l’affaiblissement du pouvoir d’aimer, une vitamine contre cet affaiblissement et, troisièmement, la mort. Pour ne pas mourir, il faut ne pas cesser d’aimer, et pour ne pas cesser d’aimer, il faut ne pas cesser d’écrire, et si vous avez cessé d’aimer, écrivez, cela renforce le pouvoir d’aimer.
Tout ce qui touche à l’écriture appartient aux forces de la vie, aux tentations de la vie. Pas à la mort. Aux bonnes relations avec les arbres et les pierres. Quelqu’un qui écrit ne veut pas mourir. En cela, Hannah Gonnen n’est pas la seule. Même un suicidé : s’il laisse une lettre, c’est qu’il ne veut pas vraiment mourir. Pendant qu’il écrit sa lettre, il est du côté de la vie. Il n’écrit pas une lettre à un mort. Et même s’il écrit une lettre à un mort, même si on parle avec un mort, on lui parle pour le faire vivre un peu. Pas pour céder à la mort. Continuer d’aimer, c’est ne pas céder à la mort. Si vous écrivez ou entretenez des rapports avec quelqu’un qui est déjà mort, pendant le temps que vous lui écrivez, il n’est pas mort. On n’écrit pas à des os. On n’écrit pas à de la chair déjà mangée par le vers. On invite le mort à entrer, on l’invite chez soi.
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1 Juifs d’origine allemande.
2 Mouvement de jeunesse du Mouvement sioniste révisionniste (extrême-droite) fondé par Zeev Jabotinsky et Menahem Begin
3 Rabbin marocain supposé doué de pouvoirs surnaturels et qui a beaucoup de disciples en Israël
4 Allusion à un célèbre poème de Bialik : « Les étoiles m’ont trompé. »
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31 décembre 2018, 17:10

À propos de la « une » de « M le magazine du Monde »:
notre erreur et notre responsabilité



Editorial. Face au malaise créé par la couverture de notre magazine, nous avons présenté nos excuses aux lecteurs. Pour un journal, reconnaître ses torts revient à augmenter sa liberté d’informer, et sa crédibilité pour y parvenir.

Par Jérôme Fenoglio  Publié aujourd’hui à 11h37, mis à jour à 11h37

Editorial du « Monde ». 
Nous avons reçu, depuis trois jours, de nombreux courriels de lecteurs exprimant leur réprobation, voire leur indignation, à l’encontre de la couverture du dernier numéro de « M le magazine du Monde ». Ces messages font état de la même impression : le dispositif visuel employé assimilerait la représentation du président de la République, Emmanuel Macron, à l’imagerie des dictateurs du XXe siècle, et particulièrement à celle utilisée pour Adolf Hitler.

Ce n’était évidemment pas notre intention, comme nous l’avons indiqué dès samedi 29 décembre. Nul n’ignore, au Monde, quel abîme sépare un président de la Ve République des tyrans les plus abjects du siècle dernier. Nul ne jouerait à confondre un démocrate et un nazi.

Toutefois, le malaise qu’a créé cette couverture, même si d’autres lecteurs n’en ont pas eu la même interprétation, montre que sa publication était une erreur. Puiser dans le vocabulaire visuel d’un courant esthétique du début du XXe siècle, le constructivisme, qui a imprégné les représentations des dictatures qui l’ont suivi, n’était pas un bon choix, puisque cela exposait à ce risque de confusion. S’inspirer d’un graphiste qui avait déjà utilisé ces codes pour une illustration sur Hitler ne pouvait qu’accroître ce risque.

Apporter de la clarté, de la mesure et de la profondeur
Nous avons manqué de discernement dans la validation de cette couverture qui ne correspondait pas au fond du récit consacré à Emmanuel Macron dans ce numéro. Nous avons donc présenté nos excuses, dès samedi, aux lecteurs qui en ont été choqués. Nous considérons en effet que, pour un journal, reconnaître ses torts ne revient pas à restreindre mais bien à augmenter sa liberté d’informer, et sa crédibilité pour y parvenir.

Cette maladresse est d’autant plus regrettable qu’elle introduit du trouble dans une époque où notre rôle est, plus que jamais, d’apporter de la clarté, de la mesure et de la profondeur. La période extrêmement instable, et dangereuse, dans laquelle nous sommes entrés, tant en France que dans nombre de démocraties, accroît notre responsabilité de collectivité de journalistes dont l’indépendance éditoriale, qui s’est construite depuis bientôt soixante-quinze ans, a été intégralement maintenue.

Cette responsabilité, nous serons encore plus vigilants pour la préserver des erreurs – aucune rédaction n’est infaillible – qui peuvent entamer la confiance de nos lecteurs. Cette liberté, nous veillerons aussi à la protéger des pressions qui ont pris de nouvelles formes, depuis l’avènement des réseaux sociaux.

Car, depuis trois jours, en sus des courriers de nos lecteurs de bonne foi, nous voyons aussi se déployer, autour de cette couverture ratée, l’habituelle tentative de nous caricaturer en ce que nous ne sommes pas : un journal militant, voué au dénigrement systématique du président de la République – ce qui ne manque pas d’ironie quand on se souvient du reproche, tout aussi fallacieux, qui nous était adressé par ses opposants, de l’avoir soutenu durant sa campagne électorale.

Un quotidien, un site et un magazine non partisans
A cette mauvaise foi, nous ne cesserons d’opposer notre travail de journalistes, qui dit chaque jour ce que nous sommes : un quotidien, un site et un magazine non partisans, qui cherchent toujours, par des informations inédites, des reportages ou des enquêtes originales, à alerter leurs lecteurs sur les grands mouvements de la planète ou du pays.

Alerter signifie bien plus souvent inquiéter ou déranger que rassurer ou conforter dans ses certitudes. Cela nous vaut de prendre des coups et d’être attaqués sans cesse par tous les camps. Ces procès d’intention, nous y sommes confrontés depuis longtemps. Ils ont valu aux journalistes de notre service Planète d’innombrables critiques sur leur couverture de la catastrophe en cours du réchauffement climatique, avant que cette vérité finisse par s’imposer à tous, comme le décrivait très bien le précédent numéro de notre magazine.

Aujourd’hui, ils se déploient à l’occasion de la crise politique et sociale majeure que révèle le soulèvement des « gilets jaunes », tout autant que la montée de nombre de mouvements populistes dans le monde. Nous ne renoncerons pas à décrire, sans concession pour aucune partie, les enjeux anciens et récents de cette fragmentation de nos sociétés. C’est par ce rôle que se construit l’utilité d’un journalisme indépendant, et la confiance de ses lecteurs.

Jérôme Fenoglio
[Arrêt sur image sur le sujet : ici]


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31 décembre 2018, 17:30

Internement des Ouïgours : l’impunité chinoise
Au Xinjiang, sous couvert de « déradicalisation » religieuse, au moins un million de personnes issues des minorités turcophones et musulmanes sont détenues arbitrairement.

Par Le Monde Publié le 28 décembre 2018



Basitova Guzel et ses enfants, à Almaty (Kazakhstan), le 4 décembre.
Mounissa (à gauche), tient le portrait de son père, détenu en Chine depuis un an.

Editorial du « Monde ». 
Les témoignages directs de détenus, les récits de familles à l’extérieur de Chine et les rapports d’ONG offrent un tableau alarmant du programme de détention à grande échelle des minorités turcophones et musulmanes du Xinjiang, en premier lieu les Ouïgours (11 millions) et les Kazakhs (1,5 million). Les estimations relayées par les experts du Comité contre la discrimination des Nations unies d’au moins 1 million de personnes internées semblent excessivement prudentes. Il existerait au moins 220 lieux d’internement de tailles variées.

Pékin a une longue histoire de la détention forcée : les droitiers ou autres ennemis de classe envoyés dans des camps tout au long de la période maoïste, dont beaucoup ne sont jamais revenus, les intellectuels enfermés dans des « étables » sous la révolution culturelle – n’importe quel local convertible en prison –, les pétitionnaires ou les membres de la secte Falun Gong brutalisés dans des camps de rééducation (abolis en 2013), mais aussi des asiles, des prisons « noires » (lieux de détention illégaux)…

Au Xinjiang, des puissances inquisitrices font feu de tout bois pour déporter et interner, sous couvert de « déradicalisation » religieuse et de « formation professionnelle », au mépris de toute logique : cette détention assimilable ailleurs à de la préventive, mais sans garde-fou, pour d’absurdes prétextes, peut s’étirer en longueur dans des conditions inhumaines, souvent pour une durée indéterminée, sous la menace permanente d’être envoyé dans des camps de formatage ethnique et idéologique. Elle conduit aussi à des condamnations à de la prison ferme, parfois à perpétuité. Faire apprendre de force le mandarin, chanter des chansons « rouges » et proclamer son allégeance au Parti communiste est vu comme la recette, nationaliste et antireligieuse, permettant de fabriquer des citoyens chinois loyaux et obéissants – d’« unifier les ethnies », selon les mots de la propagande –, en réalité de fondre les minorités dans la grande masse chinoise du groupe ethnique dominant, les Han (96 % de la population).

La crainte de déplaire à Pékin
Le succès de la Chine, et l’idéologie de sinisation et de recentrage du pouvoir politique autour du Parti communiste proclamée lors du 19e congrès, en 2017, y ont renforcé le sentiment d’impunité totale qui règne au sommet de l’Etat. L’exploration des versants les plus sombres de l’histoire du régime communiste, de la folie maoïste aux événements de Tiananmen, il y a trente ans, est encore moins d’actualité qu’elle ne l’était avant Xi Jinping. La notion défendue par le pouvoir est que la Chine, si grande, si variée, ne peut fonctionner qu’avec un pouvoir autoritaire. Elle fait oublier qu’il n’y a qu’un pas de l’usage de l’autorité à son abus, et de là, au crime.

Le sort des Ouïgours reçoit certes une place croissante dans les médias étrangers depuis cet été, mais l’attention diplomatique est loin d’être proportionnelle aux enjeux. Les pays musulmans sont pour la plupart muets, par crainte de déplaire à Pékin. A l’ONU, Michelle Bachelet, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (HDCH), a demandé « un accès direct à la région pour pouvoir vérifier les informations préoccupantes » sur le traitement des minorités. Une quinzaine d’ambassadeurs occidentaux ont écrit en novembre à Chen Quanguo, le secrétaire du Parti du Xinjiang, pour lui demander poliment des comptes. Une loi sur les droits humains des Ouïgours (Uyghur Human Rights Policy Act) a été proposée au Congrès américain le 13 novembre, avec un soutien bipartisan. Pour le moment, Pékin, qui se veut comme toujours insensible aux pressions étran­gères sur les droits humains, fait la sourde oreille.
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Bye bye 2018 — dégage !



Merci Céc ! Altrettante!

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