Coloniser, disait-il


INTERNATIONAL – ISRAËL/PALESTINE

À l’ombre de la guerre à Gaza, Israël poursuit l’annexion de la Cisjordanie

À la demande de l’ultranationaliste Bezalel Smotrich, ministre des finances, une partie des fonctions d’administration du territoire palestinien, qui relevaient depuis 1967 des militaires, a été transférée à des civils.

Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant), publié aujourd’hui à 14h00 dans Le Monde
Le ministre israélien des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, Bezalel Smotrich, lors de la « Journée de Jérusalem », qui célèbre tous les ans la réunification de la ville, annexée en 1967, le 5 juin 2024. 

Un pas de plus vers l’annexion pure et simple de la Cisjordanie. Le ministre israélien des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, Bezalel Smotrich, a jeté une lumière crue, vendredi 21 juin, sur les progrès accomplis par son gouvernement dans les territoires, à l’ombre de la guerre à Gaza.

« Je vous le dis, c’est mégaspectaculaire (…). De tels changements bouleversent l’ADN même du système », assurait-il, lors d’une conférence organisée dans une ferme de colons juifs près de Qalqilya (nord), dont le mouvement anticolonial La Paix maintenant a diffusé un enregistrement. Ce « système » que le ministre prétend renverser, c’est le mille-feuille administratif qui régit les territoires palestiniens, sous l’autorité de l’armée occupante depuis leur conquête, en 1967.

M. Smotrich affirme avoir transféré de vastes pans de souveraineté des mains des militaires à celles du gouvernement civil : « Nous avons créé un système civil séparé », prétend-il. Au risque de faire voler un mythe en éclats : celui d’une occupation militaire qui serait temporaire, prendrait en compte les intérêts des Palestiniens et perdurerait jusqu’à un règlement négocié du confit. Depuis six décennies, ce cadre légal permet à Israël d’arguer de la légitimité de sa présence dans les territoires au regard du droit international, tout en y poursuivant une guerre coloniale.

La dernière victoire de M. Smotrich, c’est la nomination par l’armée, le 29 mai, d’un adjoint civil au général qui dirige la toute-puissante « administration civile » des territoires, un organe militaire, en dépit de son nom. Hillel Roth, issu de la colonie ultraviolente de Yitzhar, éduqué dans une école religieuse radicale et ancien trésorier du conseil régional de Shomron, dans le nord de la Cisjordanie, n’a cependant d’adjoint que le nom, puisqu’il ne répond pas de ses actes devant le chef de son administration.

Ministère inédit

« Tous les pouvoirs sont entre les mains d’Hillel Roth : il signe les ordres, il convoque le Comité supérieur de planification, il nationalise des terres, (…) il lance les appels à candidatures pour les embauches, il signe les actes d’expropriation pour [la construction] de routes, tout est entre ses mains. Tous les pouvoirs civils », a déclaré M. Smotrich durant la conférence.

L’activiste Yehuda Shaul, fin critique de l’occupation militaire, relève que M. Roth sera l’autorité de référence pour le statut des terres (privées ou dites « d’Etat », zones d’exercice militaire ou parcs naturels…), ainsi que pour la planification et la construction de bâti résidentiel et d’infrastructures, ou encore pour les « parcs nationaux » administrés par Israël en Cisjordanie.

M. Smotrich se félicite de priver l’administration civile d’une large part de ses prérogatives, en bâtissant son ministère inédit au sein de la défense, qu’il nomme « administration des colonies », et dont il a confié la direction générale à un vieux compagnon de route, Yehuda Eliyahou – un civil, lui aussi.

Afin de mieux légitimer cette refonte ambitieuse, son administration s’appuie sur des conseillers légaux, qu’il doit achever de nommer au 1er juillet, et qui lui répondront directement. Ils doivent lui permettre de contourner le conseiller légal militaire de l’administration civile, qui dépend pour sa part du procureur militaire.

Grignotage des terres palestiniennes

« La vérité, c’est que nous avions d’abord pensé transférer [ces compétences] dans leur ensemble hors du ministère de la défense, racontait, vendredi, M. Smotrich. Mais à la fin, [nous avons fait en sorte] que cela soit plus facile à avaler dans le contexte politique et légal, afin qu’ils ne disent pas que nous faisons maintenant une annexion et [que nous imposons notre] souveraineté. »

L’annexion, projet jugé par trop risqué il y a encore une décennie, mettrait Israël en faute face à la Cour pénale internationale, qui enquête depuis 2019 sur la colonisation en Cisjordanie. La même année, le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, avait promis d’annexer officiellement une partie des territoires. Il avait ensuite annoncé suspendre ce plan, en contrepartie de la reconnaissance de l’Etat hébreu par les Emirats arabes unis.

« Nous assistons à une révolution dans la structure du gouvernement de la Cisjordanie, analyse aujourd’hui l’avocat et militant anti-occupation Michael Sfard. En retirant de nombreux pouvoirs administratifs aux militaires et en les confiant à des civils, Israël accomplit une annexion en droit, et non seulement de fait. Il unifie ces pouvoirs administratifs directement sous l’autorité du gouvernement israélien et d’élus qui ne sont redevables que devant les électeurs israéliens. Ce faisant, on cimente l’apartheid qui régit les deux communautés de Cisjordanie, israélienne et palestinienne. »

Provocations suprémacistes

Ce programme, M. Smotrich l’a fixé par écrit avec M. Nétanyahou à la fin 2022, dans leur accord de gouvernement. L’armée a eu beau s’en inquiéter, et l’administration américaine mettre en garde son allié israélien contre ce qu’elle considérait comme un pas vers une annexion en droit, M. Smotrich avait obtenu quelques mois plus tard les arbitrages qu’il souhaitait, pour devenir une sorte de « proconsul » des territoires, au sein du ministère de la défense.

Il y a une part d’autocélébration dans le récit auquel M. Smotrich s’est livré vendredi, lui qui se trouve en difficulté dans les sondages. Issu d’une mouvance religieuse fondamentaliste (Hardal, ultraorthodoxe et sioniste) qui compte à peine 100 000 fidèles, administrateur efficace et roué mais piètre tribun, le ministre ne jouit pas de la même popularité que son partenaire de gouvernement, Itamar Ben Gvir. Les provocations suprémacistes de ce ministre de la sécurité nationale, chargé de la police, l’ont imposé comme la force motrice d’une droite ébranlée par l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre 2023, sous son mandat.

Le parti de M. Smotrich, pour sa part, ne serait pas assuré de passer la barre des 3,25 % des voix en cas d’élection, ce qui lui interdirait l’accès à la Knesset (le Parlement israélien). « Ça n’est pas un concours de beauté », soupirait récemment son député le plus prometteur, Zvi Sukkot, passé directement, à 33 ans, des colonies des environs de Naplouse (nord) aux bancs de la Knesset. « C’est une question d’honnêteté. Nous accomplissons ce que nous avons promis. Les gens n’ont qu’à juger sur pièces », assurait-il au Monde.

Vendredi, le bureau du premier ministre a rappelé que « le statut final des territoires sera déterminé par les parties au moyen de négociations directes. La politique n’a pas changé ». M. Smotrich, pour sa part, assume ses propos. Il l’a réaffirmé, lundi 24 juin à la Knesset : « Nous établirons la souveraineté en Judée-Samarie [la Cisjordanie occupée], d’abord sur le terrain puis en légiférant. Je ne cache pas mes intentions. J’utiliserai ma position pour promouvoir cette politique. »

Louis Imbert (Jérusalem, correspondant)


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