Art Ensor

 Peinture

Expos en Belgique : James Ensor tombe le masque

À l’occasion des 75 ans de la mort du truculent «peintre des masques», la Belgique met à l’honneur son style bizarre et irrévérencieux dans de nombreuses expositions, de Bruxelles à Ostende.
par Clémentine Mercier
publié aujourd'hui à 17h13

Oyez, oyez, amateurs de morve au nez, de squelettes grotesques et de pantomimes tapageuses : on fête en Belgique les 75 ans de la mort de James Ensor, le truculent «peintre des masques». A Ostende, à Bruxelles – et cet automne à Anvers –, plusieurs expositions célèbrent le visionnaire satirique qui, au tournant du XIXe et du XXe siècle, tend le miroir grinçant du carnaval pour dénoncer l’hypocrisie et la bêtise de ses concitoyens. D’abord moqué, dénigré par la critique d’art – ces «pisse-vinaigre suintants», ces «batracien[s] encornichonné[s]» – James Ensor est reconnu sur le tard, après 1900. Finalement anobli – un baron ! –, admiré par Magritte ou Einstein, le maître inclassable, le «fou», le «sot», le «méchant», expose à l’international et entre dans les collections belges. Son irrévérence, son goût du bizarre, sa touche tremblotante et ses «scènes diaboliquement séduisantes» le placent alors dans la lignée des audacieux, Jérôme Bosch, Brueghel ou Goya.

C’est à Ostende, au Mu.ZEE, qu’a été inaugurée l’«année Ensor», avec une exposition de natures mortes. C’est aussi dans cette station balnéaire – où il est né et où il a vécu –, qu’il reste encore quelques vestiges de sa vie. Une monumentale tête moustachue du peintre, en paille, vous accueille sur le parvis de la gare pour cette année exceptionnelle. Cernée par des immeubles sans âme, à deux pas du front de mer bétonné, la Maison de James Ensor abrite un petit musée et la boutique familiale, heureusement préservée. Né en 1860 d’un père anglais et d’une mère flamande, le futur peintre est élevé au milieu des souvenirs et bibelots vendus par la famille, objets prisés par la noblesse en villégiature sur la «reine des plages» au XIXe siècle.

Dans la boutique de sa grand-mère, l’enfant est tiraillé entre l’émerveillement et l’épouvante, au milieu d’un capharnaüm de coquillages, de masques, de dentelles, de coraux, de bêtes empaillés, d’armes, de porcelaines de Chine parmi lesquels se baladent des chats, des perroquets et un méchant singe qui pisse partout. Férue de mascarades, l’aïeule aime se déguiser en sorcière et affuble son animal – tout comme son petit-fils – de costumes bizarres pour se promener sur la plage. Sur les étalages se glissent aussi des crânes. A l’époque, on exhume encore des dunes ces stigmates des guerres. Au rez-de-chaussée de la Maison Ensor subsiste le décor de cette boutique avec masques, poissons porc-épic pendus au plafond et carapace de tortue… A l’étage, le salon dans lequel Ensor peignait à la fin de sa vie est presque intact, avec piano et harmonium.

C’est à 13 ans que le jeune garçon se met à peindre des vues d’Ostende. A 17 ans, il entre à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Toujours parmi les derniers en peinture, Ensor est bon en dessin mais passe pour un «révolutionnaire incorrigible». «Dégoûté», le jeune artiste quitte l’Académie, cette «boîte à myopes». Il fonde en 1883, avec d’autres peintres, le groupe des XX, association d’avant-garde qui se rebelle contre l’académisme. Avec eux aussi, il aura aussi des déconvenues, notamment des affrontements avec Fernand Khnopff, car on lui préfère Seurat, ce «confettiste», dont il déteste le pointillisme. Fasciné par le renversement de l’ordre établi, Ensor fréquente des intellectuels qui nourrissent sa fibre anarchiste. Irrévérencieuses, ses eaux-fortes moquent les figures d’autorité, bourgeois, médecins ou politiques, qu’il représente la merde au cul et la goutte au nez.

De retour à Ostende en 1880, amer, Ensor retrouve l’asphyxiant cercle familial. Il prend pour modèle sa mère et sa sœur, qui pose pour la fameuse Mangeuse d’huître refusée au salon d’Anvers. Puis ses toiles se peuplent de masques, d’un bestiaire fantastique et de squelettes. C’est à ce moment-là que son style bizarre s’affirme avec des formes tordues, un trait frémissant, une touche pâteuse et l’utilisation de couleurs vives que viennent souligner des couches de blanc de zinc, lumineuses et clownesques. La perte de son père, alcoolique dépressif qui finit en camisole de force, et la mort de sa mère assombrissent cette période où il peint ses plus belles toiles. Après 1900, l’artiste à tendance à se répéter. Et dès qu’il rencontre le succès, il se détourne de la peinture pour la musique en composant un ballet la Gamme d’amour.

La vie «lui a enseigné la misanthropie que seuls corrigent la farce, le rire et le sarcasme», écrit à son propos son ami le poète Emile Verhaeren. Sensible, Ensor a lutté contre la vivisection et pour la préservation des dunes et d’une petite église de pêcheurs à Ostende. Après sa mort, en 1949, le théâtre en face duquel il vivait a été rasé par la fièvre immobilière de l’après-guerre. Le Bal du Rat mort, une institution qu’il avait fondé en 1898 pour clore le carnaval d’Ostende, s’est achevé tristement en 2022, tué par les confinements. L’esprit burlesque du peintre au langage fleuri est cependant encore une source d’inspiration pour les artistes, comme le montre la désopilante photographie de l’Anversois Athos Burez dans l’entrée de la Maison James Ensor.

Maison de James Ensor, Vlaanderenstraat 29 (coin Vlaanderenstraat - Van Iseghemlaan), Ostende.

Les natures mortes, chefs-d’œuvre colorés

C’est la première fois qu’une exposition se focalise sur ses natures mortes, soit un tiers de sa production. Genre popularisé au XVIIe siècle, la nature morte est un petit théâtre profane, peu prestigieux, qui acquiert ses lettres de noblesse en tant que vanité, parce qu’elle exprime la fugacité de la vie. Au XIXe siècle, le genre perdure mais tourne au conventionnel guindé, au décoratif bourgeois, un peu tatasse. Sur les toiles des 34 artistes qui sont mis en regard du peintre, des bouquets de fleurs ennuyeux, des corbeilles de fruits, des dépouilles d’animaux sans âme. Certains tableaux retiennent cependant l’attention : superbes compositions de chandeliers et chinoiseries d’Henri de Braekeleer, magnifique Hortensia en pot de Fernand Khnopff, et poignant Poisson décapité et crevettes près d’un baquet d’Hubert Bellis. Ce qui frappe dans cette exposition, c’est l’originalité totale des compositions et couleurs de James Ensor comparées aux autres. Son incroyable Raie, flanquée d’un gros coquillage rose érotique, paraît langoureuse et avachie – une légende raconte que ces poissons servaient, en mer, de substitut féminin aux marins. Ses bouquets de roses, lilas, marguerites, ses fruits et légumes pulsent de couleurs pures, choux fuchsia, tomates vermillon, tournesol jaune et salade verte. Sa touche pré-impressionniste imite l’irisé de la nacre qui le fascinait tant. Les lignes sont légères, en suspension. Les fonds, blanchis, discrets. Parfois, Ensor ajoute un masque (Masque regardant des crustacés). Ou un squelette (Pierrot et squelette en robe jaune). Dans ce chef-d’œuvre, le crâne s’anime sur un corps jaune pour une danse macabre.

«Rose, Rose, Rose à mes yeux. James Ensor et la nature morte en Belgique 1830 à 1930». Mu. ZEE, Ostende, Belgique. Jusqu’au 14 avril.

Les années bruxelloises, du réalisme au grotesque

C’est dans l’ancien palais de Charles de Lorraine que se tenaient les Salons des XX, le groupe d’avant-garde auquel appartenait Ensor. Et c’est là que se tient aujourd’hui une exposition de 200 œuvres qui retrace les relations de l’artiste avec Bruxelles. Inscrit à l’Académie, Ensor s’installe en 1877 au centre de la capitale dans une petite chambre. Le jeune artiste s’éloigne vite des enseignements académiques pour adopter un style réaliste avec le Lampiste (1880), qui représente un jeune garçon de la classe ouvrière. Dans la capitale de la jeune Belgique, Ensor découvre les masses, les manifestations et la montée du socialisme. En rupture avec son école – il donne des noms d’oiseaux à ses profs –, il préfère délaisser «les règles ennemies de l’invention». C’est alors qu’il s’oriente vers un style grotesque, impertinent et fantastique avec un vocabulaire varié (fusain, gravure, huile, crayon, encre de Chine). A Bruxelles, il s’initie surtout à la gravure – en copiant Rembrandt – et réalise ses premières eaux-fortes aux traits satiriques. Sous sa plume, son amie Mariette Rousseau se transforme alors en libellule tandis qu’il se portraitise en cloporte.

«James Ensor. Inspired by Brussels». KBR (Bibliothèque Royale de Belgique)-Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Jusqu’au 2 juin.

Le musicien et les fêtes galantes

L’exposition du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, «James Ensor. Maestro», qui réunit peintures, dessins, documents et une tapisserie (l’Entrée du Christ à Bruxelles – la vraie toile est restée aux Etats-Unis), retrace la carrière d’Ensor en se penchant sur la musique. Si Ensor n’a pas étudié le solfège, il aime la musique «ténue, grêle et charmeresse», joue de la flûte, du piano et compose sur son harmonium. Débutant avec des marines de la mer du Nord et des portraits, le parcours s’intéresse à ses décors pour la la Gamme d’amour, un ballet-pantomime dont il a écrit le scénario, conçu le décor et les costumes, et composé la musique. Cette pièce dont le titre se réfère à un tableau du peintre français Antoine Watteau raconte une idylle impossible pendant le carnaval dans un magasin de masques et de marionnettes. Ensor en fait des tableaux très clownesques et de nombreux dessins. Inspiré par Wagner, il dessine les Walkyries à la gouache ou un bourgeois indigné sifflant Wagner en 1880 à Bruxelles. «Maestro» est l’exposition avec le plus de chefs-d’œuvre dont ses extraordinaires eaux-fortes des sept péchés capitaux. Partout ailleurs, un carnaval de fêtes galantes fantaisistes, de «pierrotades» sarcastiques – dessins de Pierrot – ou des mascarades étonnantes comme cette vierge cernée par des figures grimaçantes (Madone aux donateurs masqués). Il y a aussi les Cuisiniers dangereux qui servent la tête de James Ensor sur un plat avec du citron et du persil. Théâtral et appétissant.

«James Ensor. Maestro». Bozar. Jusqu’au 23 juin.


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