Carlos Augusto Giraldo

 

PREVIEW : INTRODUCING CARLOS AUGUSTO GIRALDO

PAR CATHERINE MILLET.

ARTICLE EN AVANT-PREMIÈRE, ARTPRESS N°486-487, MARS-AVRIL 2021, PP. 26-29.

 
Notre prochain numéro (un double !, daté mars-avril) paraîtra le 17 mars prochain. En attendant sa sortie, artpress met ici gratuitement à disposition, pour une semaine, cet article que Catherine Millet consacre à Carlos Augusto Giraldo, artiste découvert à la galerie Christian Berst. Ses œuvres y sont visibles jusqu’à ce dimanche 14 mars avec l’exposition Codex.


Alors que le pays s’ébrouait, en juin dernier, à la sortie du confinement, la galerie Christian Berst présentait une exposition thématique intitulée In the Flesh, corps véritables. Y figuraient, pour la première fois présentés au public, des dessins de Carlos Augusto Giraldo. C’est maintenant une exposition personnelle, sous le titre Codex, que la galerie a consacrée à cet artiste (13 février - 14 mars 2021).

Dans son texte d’introduction à l’exposition de Carlos Augusto Giraldo, le critique Jaime Ceron fait allusion à cette toute première période de la vie qui précède celle que Jacques Lacan a désignée comme étant le “stade du miroir”. Avant d’accéder à une représentation unie et individualisée de son corps par identification à son propre reflet, ou par identification avec l’image du semblable, la mère d’abord, bien sûr, l’enfant ne parvient pas à séparer son corps du reste du monde, il est pris dans le chaos du monde, et cet état est source de souffrance. Ceron y voit la source de la prédominance de la vision dans notre perception du monde. Je voudrais poursuivre en suggérant qu’à travers son exceptionnelle maîtrise du dessin, acquise depuis l’enfance, Carlos Giraldo se débat sur cette étroite frontière qui, selon que l’on bascule d’un côté ou de l’autre, fait de nous les prisonniers d’un monde opaque, ou bien nous engage dans un processus d’individuation. Individuation qui, nous donnant le recul nécessaire, nous permet aussi de décrypter le monde, de le rendre moins opaque.

Sans titre, 2013, stylo à bille sur papier, 32,3 x 20,1 cm

PIN-UPS

Giraldo est né en 1983 à Bogota ; il vit maintenant non loin, à Soacha, où sa famille est venue s’installer alors qu’il était très jeune, et cette transplantation n’a pas été sans importance. La majorité de ses dessins sont réalisés au stylo bille de couleur, outil “d’avant-garde” lui aurait dit un de ses professeurs (1). Une grande partie de ces dessins représente des pin-ups dans des poses plus ou moins suggestives et… très déshabillées : mariées mises à nu par des écorcheurs. À l’exception des sandales à hauts talons que quelques-unes portent encore, ce que l’artiste montre à l’intérieur du contour de leur corps est leur squelette et une partie de leurs organes. Les yeux dans leurs orbites, parfois les mains où sont dessinés les ongles sont préservés dans leur apparence tandis que tête, cou, buste, ventre exposent côtes, vertèbres et autres os qui, visuellement, s’entremêlent avec les circonvolutions du cerveau ou les allers-retours des boyaux. À cela se juxtaposent ou se superposent des schémas, des signes, des notations qui relient ce dense et très compliqué ordonnancement interne à l’ordre du monde. Et pour comprendre l’ordre du monde, Giraldo s’est donné la tâche de tenter d’articuler entre eux tous, absolument tous les codes de lecture dont dispose l’humanité, pour en pénétrer les lois : mythes égyptiens, mayas, hindous, symboles chrétiens, références à la gnose comme à l’astrologie… L’artiste – qui passe beaucoup de temps en bibliothèque mais aussi beaucoup devant la télévision – entend embrasser une connaissance universelle. Pour ce faire, il traque la logique cachée qui relie toutes sortes de connaissances, réelles et fantasmées. Par exemple, la Forme du chérubin est un corps de femme au profil de figure égyptienne et aux bras multiples à l’instar de Shiva, son corps contient deux svastikas, respectivement chakra du cœur et chakra de l’esprit, et dont l’entrejambe dessine l’Épée d’argent. Par exemple, une pin-up peut être dotée d’une auréole, une autre de la coiffe du taureau égyptien portant le disque solaire. Entrez dans le labyrinthe. Sachez que l’artiste a prévu des mantras et des tableaux de classement pour aider – en principe – à se repérer et que rien n’égale la précision de ses relevés : plans des pyramides ou salles des machines du Titanic.
Les descriptions du paquebot englouti, ainsi qu’un autre ensemble racontant la fuite de Hitler en Amérique latine où il rencontre des personnages ressemblant aux Simpson, sont en noir et blanc, réunis dans des carnets. Les aventures de Hitler sont exceptionnellement réalisées à la mine de plomb dans des dégradés de gris très beaux qui font ressortir les insignes nazis et les armes d’un noir dense. Tout se tient. La fuite de Hitler s’inspire de l’histoire-fiction et recoupe un fait réel de l’histoire maritime de la Seconde Guerre mondiale : la prise par un navire anglais, en 1941 dans l’Atlantique sud, du cargo allemand Babitonga alors qu’il allait ravitailler un autre navire allemand, l’Atlantis. Or, selon certaines croyances, Soacha, près de Bogota, serait le site même occupé dans les temps antédiluviens par l’Atlantide, la cité engloutie…

Sans titre, circa 2013, graphite sur papier, 34,5 x 49,5 cm

FLOT DU MONDE

 
“J’aime la forme”, dit Carlos Giraldo. Et on le voit dans le film qui lui est consacré tracer d’une main sûre, sans la lever, une ligne. La ligne sépare, elle partage en deux un espace uni ; en se refermant, elle distingue un corps de son environnement. Elle l’arrache à l’indifférencié, au néant de la feuille blanche, au flux ininterrompu du monde. Mais la forme demeure rarement simple et pour celui qui veut la transcrire le plus exactement possible, d’autres formes à l’intérieur de la forme exigent d’être distinguées les unes des autres. Significativement, Giraldo exécute beaucoup de ses dessins sur papier calque. Certains contours sont tracés d’un côté du papier, d’autres de l’autre côté et apparaissent en transparence. Extension de la ligne, le plan sépare encore plus radicalement et celui qui voudrait que rien n’échappe à son inventaire doit alors sauter d’un côté à l’autre, tracer des lignes qui séparent sur ce qui a déjà été séparé, au risque, à nouveau, de retourner au chaos. “L’univers n’a ni commencement ni fin”, dit l’artiste dont l’œuvre est soumise à ce perpétuel renouvellement. Plus la vision précise la figure, plus elle la divise, plus le créateur que son geste arrache au flot du monde, est emporté par ce flot. Et si Carlos Giraldo nous proposait le plus pur parangon de tout acte de création ?
 
Catherine Millet
 
(1) C. Giraldo a fréquenté un institut médico-psychologique. Les propos de l’artiste sont extraits d’un court-métrage qui lui est consacré, réalisé par Walter Escamilla.

Sans titre, 2013, stylo à bille sur papier, 32,3 x 20,1 cm




 

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