SCUM Manifesto

 

« SCUM Manifesto », aux origines du féminisme radical

Par Zineb Dryef

Publié aujourd’hui dans Le Monde à 00h52, mis à jour à 14h56

ENQUÊTE

En 1967, Valerie Solanas autoédite un pamphlet qui proclame la supériorité biologique des femmes et appelle à l’éradication progressive des hommes. Ce livre culte à l’aura sulfureuse, qui a inspiré des générations de féministes, paraîtra dans une nouvelle édition en 2021.

Au printemps 1971, Emmanuèle de Lesseps, traductrice anglophone de 24 ans, reçoit une proposition intéressante : Eric Kahane, qui a signé l’adaptation française de Lolita, a un texte à lui soumettre. Un petit livre extraordinaire que son frère Maurice Girodias, sulfureux éditeur, notamment du livre de Nabokov, projette de publier en France. La jeune femme le lit. « J’ai tout d’abord ri, puis me suis dit que ce serait amusant à traduire », se souvient-elle. Enthousiaste, elle fait circuler ce texte auprès de ses amies.

Comme elle, certaines font partie du petit groupe de femmes qui ont déposé le 26 août 1970, au pied de l’Arc de triomphe, une gerbe « à la femme inconnue du Soldat inconnu », la première des mobilisations remarquées du Mouvement de libération des femmes (MLF). Comme elle, toutes sont féministes. « C’était au moment du manifeste des 343 [pour la légalisation de l’avortement], se rappelle la sociologue Liliane Kandel. Emmanuèle de Lesseps nous a dit : “J’ai un texte, c’est quelque chose !” »

Ce texte, SCUM Manifesto, de Valerie Solanas, annonce son programme dès sa première phrase : « Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin. »

Le quart d’heure de gloire warholien

Aux Etats-Unis, le nom de son autrice est célèbre. Valerie Solanas est celle qui, le 3 juin 1968, a tiré au revolver sur Andy Warhol, furieuse qu’il ait refusé de produire sa pièce de théâtre Up your Ass (« Dans ton cul ») et qu’il ne lui en ait pas restitué le manuscrit, soupçonnant aussi qu’il cherche à contrôler sa voix. Le pape du pop art, déclaré cliniquement mort, a survécu, mais il en gardera des séquelles à vie, et des cicatrices qui seront immortalisées par le pinceau de la peintre Alice Neel et l’objectif du photographe Richard Avedon.

Le lendemain de cette tentative d’assassinat, le public découvre le visage de Solanas dans les journaux : une jeune femme aux cheveux coupés court, le visage pâle et fermé qui fixe l’objectif le regard chargé d’intensité sous ses sourcils froncés. A la police, celle qui sera un temps internée puis condamnée à trois ans de prison, et n’en fera qu’un seul, dit qu’elle n’habite nulle part, et, bien qu’elle ait joué dans le film I, a Man, de Warhol, elle déclare qu’elle n’est pas actrice : « Je suis écrivain. »

La presse américaine s’intéresse alors à ses écrits, quelques pièces de théâtre, et surtout à la mystérieuse association qu’elle aurait fondée, la SCUM Society, dont le projet est d’éliminer tous les hommes. Cette organisation, sans membres, n’existait que dans l’imagination de Solanas. Peu de personnes avaient lu son SCUM Manifesto – scum, le mot anglais pour dire la lie, la souillure… et SCUM comme l’acronyme de Society for Cutting Up Men (l’association pour tailler les hommes en pièces) – écrit entre 1965 et 1967. Il circulait de façon marginale dans les rues de Greenwich Village où Solanas, béret vissé sur la tête, le vendait à la criée : 1 dollar pour les femmes, 2,50 dollars pour les hommes.

Dans la foulée du fait divers et de son écho médiatique, Maurice Girodias, le fondateur d’Olympia Press, à qui elle avait confié son manuscrit quelques mois plus tôt, précipite sa parution aux Etats-Unis, au mois d’août 1968 (le livre sortira donc trois ans plus tard en France). Le lectorat féministe de la Côte est découvre une langue frénétique et pleine de rage, outrancière et ardente. Solanas appelle à constituer des banques de sperme pour assurer la reproduction, tient l’homme pour « un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes (…) une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital ». Elle écrit que « les hommes sont des Midas d’un genre spécial : tout ce qu’ils touchent se change en merde » et qu’ils n’hésiteront « ni à nager dans un océan de merde ni à s’enfoncer dans des kilomètres de vomi, s’ils ont le moindre espoir de trouver sur l’autre rive un con bien chaud ».

La littérature des amazones

Cinquante ans après, deux essais parus cet automne viennent réactiver le mythe des Amazones, ces femmes-guerrières qui se passent des hommes. Moi les hommes, je les déteste, de Pauline Harmange (6 136 exemplaires vendus), qu’un fonctionnaire chargé de mission au ministère délégué chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes a tenté d’interdire pour « misandrie », et Le Génie lesbien, de la militante féministe lesbienne et élue Europe Ecologie-Les Verts (EELV) au Conseil de Paris Alice Coffin (6 622 exemplaires vendus, chiffres GFK), qui écrit consacrer son temps uniquement aux œuvres produites par des femmes et cite le SCUM Manifesto.

Ces textes, qui ont suscité beaucoup d’hostilités, ont valu à leurs autrices d’être accusées de vouloir éliminer les hommes (ce qu’aucune des deux ne propose) et de nuire à leur propre cause. Exactement comme le furent avant elles les féministes radicales des années 1970, et plus que toutes, Valerie Solanas.

Une radicalité que l’essayiste a payée très cher. Après sa sortie de prison, elle sera rejetée de tous. Si elle ne cessera jamais d’écrire, reprenant sans cesse son manifeste, annonçant une autobiographie qui ne verra jamais le jour, elle tombera dans une lente déchéance personnelle, marginalisée, clochardisée, et bientôt oubliée. Victime d’une pneumonie, son corps sera retrouvé en avril 1988 dans une chambre d’hôtel à San Francisco.

Mais son SCUM est demeuré culte. Si Solanas elle-même ne se considérait pas comme féministe, n’a jamais revendiqué comme tel son acte contre Warhol et traitait les associations féministes avec mépris, son geste et son manifeste sont considérés par beaucoup comme un acte fondateur du féminisme radical. Notamment aux Etats-Unis et en Allemagne, où le souvenir de Solanas est demeuré très vif. « SCUM est un texte radical et fondateur mais il ne relève pas du “féminisme radical” au sens strict tel que l’incarne Andrea Dworkin [essayiste féministe] par exemple », nuance Manon Garcia, spécialiste de la pensée de Simone de Beauvoir et autrice de l’essai On ne naît pas soumise, on le devient.

L’écrivaine Vivian Gornick, qui a préfacé la deuxième édition du SCUM Manifesto, en 1969, a comparé Solanas à Malcom X. « C’est un peu le texte contre lequel le féminisme sérieux se définit. Il a fait figure de repoussoir pour une partie de la théorie féministe pour ses appels à la violence et parce que Solanas correspond trop bien aux clichés colportés sur les féministes », souligne Manon Garcia.

« Un texte jubilatoire et cathartique »

De toutes les écrivaines françaises, Chloé Delaume est celle qui cite le plus souvent Solanas. De son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos (2000), qui mettait en scène une narratrice bien décidée à émasculer tous les hommes, à son dernier livre, Le Cœur synthétique, dans lequel elle décrit son héroïne Adélaïde plongée dans la lecture de l’opuscule américain. « Je l’ai lu à 15 ans et j’ai eu l’impression de trouver une grande sœur, raconte la lauréate du prix Médicis 2020. SCUM est un texte drôle et jubilatoire, cathartique et plein d’humour. C’est du grand guignol qui a une vraie puissance politique. »

Même enthousiasme chez Virginie Despentes, qui a découvert le texte en 1998. A l’époque, il lui semble drôle et furieux : « On dirait un texte écrit une nuit de maniaquerie. » Vingt ans plus tard, sa lecture n’est pas tout à fait la même : « Quand on le relit aujourd’hui, on le prend davantage au sérieux. Les temps ont changé et un féminisme vraiment misandre et assumé pourrait voir le jour alors que c’était impensable à l’époque de son écriture. Parce qu’on vit un moment Solanas. Je n’ai jamais vu des jeunes féministes aussi vénères qu’elles le sont actuellement. »

En France, les éditions Mille et une nuits, qui l’ont republié en 1998 et en 2005 sans que cela ne provoque la moindre émotion, s’apprêtent à le ressortir au mois de février 2021, avec une préface de Manon Garcia et une postface de Lauren Bastide, journaliste et autrice d’un podcast féministe à succès. Le même mois, la dessinatrice Théa Rojzman fera paraître chez Glénat SCUM, une biographie en BD de Solanas.

Ce regain d’intérêt pour Valerie Solanas se décèle sur les réseaux sociaux où de nombreuses jeunes féministes y font référence. Aujourd’hui comme à la grande époque du MLF, si le terme misandrie ressurgit – il était très rarement employé avant les années 1970 – c’est d’abord parce que le féminisme est plus vigoureux qu’il y a dix ou vingt ans.

Une réception controversée

Et pour illustrer ce que pourrait faire le féminisme radical aux hommes (les faire disparaître), il suffit aux antiféministes de brandir le manifeste de Solanas. C’est précisément pour cela qu’aux Etats-Unis SCUM divise profondément les féministes au cours des années 1970 et provoque une fracture au sein de la National Organization for Women (NOW), la principale organisation féministe. L’emblématique fondatrice, Betty Friedan, estimait que ses idées faisaient du tort à la cause, tandis que d’autres militantes la défendaient.

Dans Le Monde daté du 31 août 1970, la journaliste Ingrid Carlander rapporte leurs arguments : « Je parle (aux) amies (de Solanas) : “C’est une malade, mais on la comprend. La rage qu’elle exprime est l’équivalent du viol des petites filles, des crimes sadiques perpétrés par les hommes. Le plus bizarre, ajoutent-elles, c’est que les femmes aient attendu tant de siècles pour se venger.” »

S’ils sont moins vifs, des débats accompagnent la sortie du livre en France. Il paraît en décembre 1971 avec une préface signée Christiane Rochefort, l’autrice du best-seller Le Repos du guerrier. L’éditeur français adjoint ce sous-titre : « Le premier manifeste de la libération des femmes ». « Je me souviens que nous avions défendu bec et ongles le SCUM Manifesto, qui est un grand texte littéraire et féministe, contre toutes celles, psys comprises, qui le prenaient à la lettre et y voyaient un programme de féminisme exterminationniste », se souvient la sociologue Liliane Kandel.

Avec un petit groupe de féministes, elles signent à partir de 1973 des chroniques intitulées « Sexisme ordinaire » dans Les Temps modernes. C’est dans ces colonnes qu’elles répondent, avec verve et humour, aux détracteurs de Solanas : « C’est un texte de colère magnifique qui dit quelque chose de la situation insupportable des femmes dans la seconde moitié des années 1960, qui le dit avec rage, poursuit Liliane Kandel. Mais jusqu’à nouvel ordre la rage n’est pas interdite. »

Tout de même, les chroniqueuses perdent un soutien précieux après leur texte sur le SCUM Manifesto. Yves Florenne, le M. « Revue des revues » du Monde, qui le 18 novembre 1974, écrit à leur sujet : « “Sexisme” serait faible : c’est du sexicide. Tout cela, comme on voit, est parfaitement horrible, terrible, tragique. Et pas sérieux. (…) Dans leur juste cause, et, si elles y tiennent, leur juste guerre, leurs pires ennemis ne sont pas toujours les hommes. »

Des mots à l’écran

Bien plus qu’une source d’inspiration criminelle, l’essai est surtout une source d’inspiration artistique pour de nombreuses femmes. En 1974, lorsque Simone de Beauvoir propose aux féministes du MLF de réaliser un numéro entier de la revue Les Temps Modernes qui paraîtra sous le titre « Les femmes s’entêtent », le SCUM est dans toutes les têtes. Evelyne Rochedereux propose un conte, Les Belles Histoires de la Ghena Goudou, qui raconte l’histoire de Clito, Risse et Utérine, habitantes de la planète Cyprine, qui débarquent sur une Terre où les femmes vivent sans les hommes, baptisés les « ptituyaucrates ».

Lorsqu’elle le lit, Simone de Beauvoir est décontenancée. « Il y avait beaucoup de coups de crayon rouge, je me suis dit “Aie, aie…”, se souvient la militante féministe. Elle a trouvé le texte choquant, mais les copines [Anne Zelensky, Marie-Jo Bonnet, Cathy Bernheim, Liliane Kandel] qui étaient avec moi ont menacé de partir si elle le retirait. » Beauvoir cède. Sans Solanas, Rochedereux n’aurait jamais écrit une telle utopie féministe, dit-elle : « SCUM est une autorisation à pouvoir écrire, à pouvoir délirer. SCUM est une caricature. Un texte comme ça, ça équivaut aux caricatures de Mahomet. Il est choquant et hilarant en même temps, il interroge la société. »

Parce qu’en 1976 le livre est introuvable en France, l’actrice-­réalisatrice Delphine Seyrig et la réalisatrice Carole Roussopoulos s’en emparent à leur tour. Dans une mise en scène très sobre, elles tournent une lecture des extraits du manifeste. « SCUM Manifesto est l’une des bandes-vidéo féministes des années 1970 les plus diffusées, à la fois dans les espaces d’art contemporain, les milieux militants, universitaires et sur Internet », écrit Callisto McNulty dans un livre numérique consacré au film, également titré SCUM Manifesto, relevant ainsi que c’est grâce à cet enregistrement que le texte a pu continuer à exister en France – une réédition en 1987 chez L’Unique et son ombre se fera à tout petit tirage.

C’est en visionnant ce film, au début des années 2000, qu’Alice Coffin entend parler du manifeste pour la première fois. « La façon dont je le découvre raconte comment ce texte est caché, dissimulé », relève l’autrice du Génie Lesbien. Elle observe que ceux qui accusent les militantes d’aujourd’hui d’aller trop loin en les opposant à un prétendu féminisme de l’âge d’or qui aurait été moins excessif « se réfèrent pourtant à cette période-là, qui est celle du SCUM ».

Une postface signée Michel Houellebecq

Lorsque le texte est enfin republié aux Mille et une nuits en 1998, vendu à 8 000 exemplaires (suivi d’une réédition en 2005 en semi-poche à 5 000 exemplaires), la postface est confiée à Michel Houellebecq, qui fait paraître la même année Les Particules élémentaires. « Je ne sais pas qui a eu cette idée fantastique, s’agace encore aujourd’hui l’écrivaine et militante Cathy Bernheim. Il écrit peut-être bien, mais il pense comme une savate. » Houellebecq ayant fait le choix de ne plus répondre à la presse, nous avons sollicité les éditeurs de l’époque qui ne s’en souviennent pas très bien. Olivier Rubinstein, qui était « proche » de l’écrivain, pense qu’il a pu le solliciter, mais il n’en est pas certain. « Il s’agissait de rendre à nouveau accessible un texte culte. On ne l’a pas publié dans un contexte militant. »

A moins que l’idée de le republier n’ait été soufflée par Houellebecq lui-même ? Ça n’est pas impossible. Dans un texte écrit en 1996 et inclus dans le recueil Interventions 2020 qui vient de paraître, l’écrivain s’interrogeait sur le silence étrange autour de Solanas : « Serait-elle morte ? Encore plus étrange, ce fameux manifeste a disparu des librairies ; pour en avoir une idée fragmentaire on est obligé de regarder Arte jusqu’à tard le soir, et de supporter la diction de Delphine Seyrig. »

Toujours est-il que sa postface est très mal accueillie par les féministes. L’auteur commence par écrire « pour ma part, j’ai toujours considéré les féministes comme d’aimables connes » avant de poursuivre, ironique : « Malgré quelques dérapages nazis (…) Valerie Solanas a donc eu (…) une attitude progressiste et raisonnée, conforme aux plus nobles aspirations du projet occidental : établir un contrôle technologique absolu de l’homme sur la nature ». Nata Rampazzo, le cofondateur des éditions des Mille et une nuits, concède lui-même que cette sortie du livre a été épouvantable. « Je l’ai très mal vécu. Ma mère et ma sœur étaient féministes, je l’ai donc pris comme une insulte personnelle. Je ne sais pas pourquoi Olivier Rubinstein a choisi cet auteur. Les critiques parlaient plus de la postface que du texte. Alors qu’on voulait réveiller un peu la pensée, endormie pendant les années 1990. »

« C’est un texte de vengeance »

Aussi vénéneuse soit-elle, la postface de Michel Houellebecq contient des marques de son admiration pour un objet hors norme, littéraire et délirant, fruit de la culture underground new-yorkaise. Quand Solanas l’écrit, elle est contemporaine des poètes d’avant-garde, des plasticiens qui inventent la performance, de tous ces artistes qui s’élèvent contre une société cloisonnée. Même s’il peut être lu comme une œuvre poétique singulière, l’universitaire Avital Ronell souligne la difficulté de préfacer ce texte « indéfendable ».

Pour la réédition américaine chez Verso, en 2014, l’Américaine s’est appliquée à donner une relecture « sobre » de ce texte « devenu un peu sauvage, brutal ». De l’intention de Solanas, elle a peu de doute : « C’est un texte de vengeance qui s’inscrit dans un genre, celui du manifeste et de l’histoire du manifeste. Si on pense au Manifeste du futurisme de Marinetti [le poète appelait à glorifier le mépris des femmes, en 1909], qui est très misogyne, c’est l’histoire d’un genre qui humilie et qui déteste les femmes. »

Pour Liliane Kandel, la question autour de SCUM est la même depuis cinquante ans : est-ce qu’on parle d’un texte littéraire ou d’un projet de gouvernement ? « Je l’ai repris, je l’ai relu : c’est une œuvre. Coffin ou Harmange, c’est de la roupie de sansonnet. Ça n’est pas un programme de gouvernement non plus, mais il y a un passage à l’acte : que Coffin ne lise plus Matzneff, soit, qu’elle fasse virer Girard, c’est un changement de registre. C’est ce qui m’inquiète dans cette génération : elles ne font plus la distinction entre le symbolique et le réel. »

Emmanuèle de Lesseps le range, elle, dans la rubrique des pamphlets littéraires à côté d’un écrivain comme Jonathan Swift, auteur des Voyages de Gulliver « qui a fait des critiques très justes de son époque tout en recommandant aux miséreux de manger leurs enfants ! On ne va pas l’accuser d’appel à l’infanticide ».

Une vie de violences

Comme beaucoup, Chloé Delaume souligne la difficulté à trouver les bons mots pour l’évoquer : « Si on ne parle que de l’humour, on minore son propos. Si on ne parle que de la violence, on se dit “pas étonnant qu’elle ait sorti le flingue”… On est sur la ligne de crête. » L’autrice a lu la biographie qu’a consacrée Breanne Fahs à Solanas en 2014 (inédite en France). Elle y a découvert la vie tragique d’une femme marquée par la violence des hommes : violée par son père, sans doute aussi par son beau-père, battue par un grand-père brutal et alcoolique, elle a eu deux enfants avant la fin de son adolescence, et s’est retrouvée seule à la rue à 15 ans. Bisexuelle assumée, elle réussit à intégrer l’université pour finalement abandonner face au sexisme ambiant.

« SCUM est un hurlement, un cri. Valerie Solanas, c’est aussi un corps violenté, explique Delaume. Elle a ressenti la violence dans sa chair, elle a connu le viol, la prostitution… Elle sait ce qu’il y a de pire dans la virilité et le masculinisme. Il y a une légitimité de sa parole. » Liliane Kandel : « Je pense que ce texte doit faire du bien à des jeunes femmes qui doivent s’étrangler dans leur coin parce que leur tonton ou leur directeur de thèse est trop entreprenant. »

Symbole d’une femme poussée à bout par la violence exercée par les hommes, Solanas souffrait aussi de schizophrénie paranoïde. « Une féministe serait bête de voiler ces faits comme s’ils minimisaient les justes motifs de la colère de l’auteure de SCUM. On peut être paranoïaque et féministe », observe Emmanuèle de Lesseps. Tous ceux qui l’ont connue rapportent ces coups de fil paranoïaques en pleine nuit. Lesseps rapporte cette anecdote que lui avait racontée la penseuse Monique Wittig, figure du féminisme : « Valerie Solanas lui avait dit au téléphone qu’elle souhaitait construire une prison dans un désert américain pour y enfermer tous ses traducteurs et toutes ses traductrices de tous les pays. A priori puisqu’elle ne parlait pas toutes ces langues. »

Toutes celles qui ont étudié SCUM sont formelles : Valerie Solanas ne plaisantait pas. « Elle assumait l’avoir écrit très sérieusement, souligne Manon Garcia. Si on le prend à la lettre, c’est un texte terroriste, mais c’est le texte de quelqu’un qui a fait les frais du patriarcat. » Cathy Bernheim dit elle aussi : « SCUM est un fantasme, mais SCUM est aussi une dénonciation de crimes réels. »

Un héritage vivant et fécond

Car, dans le fond, que fait Solanas ? Elle procède à une inversion : « Je l’ai fait lire à mon compagnon qui est très féministe et très ouvert, mais ça ne l’a pas tellement fait marrer, raconte Manon Garcia. C’est un texte difficile à lire quand on est un homme, mais c’est ce que j’ai à me farcir quand je lis Nietzsche, Descartes, Rousseau… Les premières pages sur la biologie ont été lues comme une parodie parce qu’elles disent quasiment mot pour mot ce que les hommes ont écrit sur les femmes pendant des siècles ! Le livre est intéressant à ce titre comme outil de contraste. »

Virginie Despentes, dont le King Kong théorie est, aux yeux de Manon Garcia, le livre qui s’inscrit plus qu’aucun autre dans la continuité de Valerie Solanas, « en version soft », s’explique la jubilation que provoque le texte par l’absence de culpabilité que suscitent même les passages les plus insoutenables. « Faire du mal aux hommes est une expérience qu’on n’a jamais faite et qu’on ne fera sans doute pas prochainement. En tant que groupe, les femmes n’ont jamais fait de mal aux hommes. Il y a donc une jouissance sans culpabilité. »

La prochaine édition, sans le texte de Houellebecq, sera tirée à 8 000 exemplaires. Les débats promettent d’être vifs. Car SCUM n’a pas fini d’être étudié. En 2013, à San Francisco, des militantes trans jugeaient le texte transphobe.

Dans sa préface de 2014, Avital Ronell, elle, avance que la cible de Solanas est aussi les femmes. « Disons, une Ivanka Trump qui soutient les mythes de l’homme puissant, explique-t-elle. Ces femmes si puissantes qu’elles retournent leurs armes contre elles-mêmes et toutes les femmes. » Certaines féministes n’avaient pas apprécié cette interprétation. « Ça va m’intéresser de voir si le texte a bien vieilli, surtout avec le paroxysme d’excès masculiniste. Est-ce toujours pertinent, choquant et inspirant ? », ­interroge Ronell.

Virginie Despentes, de son côté, n’a pas fini de le relire. « C’est un des rares textes qui provoque en moi autant de réactions différentes. » Elle l’a intégré au corpus de lectures de son spectacle Viril, interprété par l’actrice Béatrice Dalle et la rappeuse Casey. « Casey, quand elle a découvert le texte, ça l’a fait hurler de rire. Béatrice Dalle était gênée. Mais au bout d’un moment, à force de l’entendre, elle l’a trouvé formidable. » C’est le texte qui fait le plus réagir, celui qui provoque, presque à chaque fois, le départ d’un spectateur mécontent et des débats passionnés. Surprise par « le peu de tolérance qu’ont les hommes quand ils font l’expérience de la misandrie » par rapport à celle, millénaire, qu’ont les femmes de la misogynie, Virginie Despentes mise sur un « énorme scandale ».

Zineb Dryef

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