Atlas

 Quelques images de lAtlas des régions de France dues à Éric Tabuchi et Nelly Monnier


L’« ARN », STRATES DE FRANCE

Le duo d’artistes formé par Nelly Monnier et Eric Tabuchi parcourt les «régions naturelles» françaises pour photographier habitats, silos, enseignes, garages, églises, usines… Un fascinant recensement dont ils livrent un premier volet, portrait de territoires insolites, gracieux ou décrépits. Mais surtout fragiles, puisque menacés par l’uniformisation.

À quoi ressemble la France d’aujourd’hui ? A l’heure des vols low-cost pour destinations touristiques éclairs, des TGV qui fendent les champs à toute allure, des GPS qui téléguident les automobilistes, des images publicitaires sur TripAdvisor, de la visualisation 3D sur Google Street View, qui donc se préoccupe vraiment de la topographie de l’Hexagone, celle des départementales et des chemins de traverse, celle des régions encaissées et des carrefours sans qualité, celle des villages et des périphéries urbaines ? Pour peu que l’on prenne le temps de la sillonner, la France regorge pourtant de singularités étonnantes, de bâtis insolites, de curiosités esthétiques, de magasins attachants, de fermes historiques, de signalétiques bizarres, de vestiges historiques… A la fois gracieux, piteux et fragiles, ces édifices sont l’âme et le cœur du territoire, comme le montre le premier volet de l’époustouflant album de Nelly Monnier et Eric Tabuchi, l’ARN, ou Atlas des régions naturelles.

Depuis 2017, les deux artistes se sont donné pour mission de photographier les 500 régions naturelles françaises : la Sologne, le Porcien, la Brie, le Dijonnais, le pays de Caux, l’Outre-Forêt, le Bocage mayennais, la Gâtine… A raison de 50 images par région, ils prévoient d’en extraire les identités propres à chacune, dans un périple artistique hors norme et subjectif qui contiendra, à terme 25 000 clichés. «Nous ne critiquons pas ce que l’on photographie. Rien de ce que nous prenons en photo n’est moche. Il ne s’agit pas de décrire la France comme un trou à rats. On photographie des spécimens justement parce qu’ils sont dignes d’intérêt», explique le duo qui privilégie le particularisme au préfabriqué, le vernaculaire au monumental, l’authentique au touristique, le patiné au flambant neuf. «Pour moi, rien n’est plus beau qu’une ferme à la limite de l’abandon et que l’on fait encore tenir debout : on peut y lire toute son histoire», précise Eric Tabuchi.

Rouler lentement
Pas toujours facile de convaincre un propriétaire méfiant ou un paysan rageux qu’une ferme rapiécée mérite d’être photographiée ! Ce sont pourtant celles-là qui passionnent les deux artistes, régulièrement menacés d’insultes et d’aboiements canins. «Etre toujours confrontés à l’opprobre, c’est décourageant, alors même qu’on porte beaucoup d’attention à ces choses. On reste prudents, on mesure les risques.» Sur les routes, ils ont un mantra : «L’empathie.» Sensibles, ils tiennent à «faire le portrait d’un bâtiment comme si c’était celui d’une personne» avec réalisme et simplicité, sans fioritures. Pourtant, Tabuchi ne s’interdit pas d’enregistrer les choses laides : «J’essaie quand même de photographier le contemporain dans ce qu’il a d’assez moche. Un archétype de laideur, cela devient beau, n’est-ce pas ? Je me dis toujours : et si Walker Evans était encore vivant ? Est-ce qu’il photographierait ça ?»

Une exposition au Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCCOD) de Tours, dont l’ouverture a été différée au déconfinement des musées, marque la première étape de leur aventure. En parallèle, les deux artistes ont inauguré, le 5 novembre, le site internet de l’ARN, avec 15 000 images - deux téraoctets de fichiers - que l’on peut explorer par typologies, par couleurs, par époque ou par régions… Effectuées principalement dans la moitié nord du pays, les photographies étonnent par la diversité des formes et la variété des sujets : usines, silos à grains, maisons individuelles, terrils, infrastructures sportives, mosquées modernes, églises, grandes surfaces, tas de fumier, château en briques, phares, châteaux d’eau, restoroutes, bunkers… «Il nous semble important de montrer à quoi ressemble une grange bourguignonne, un garage automobile des années 30, une église des années 60… On a l’intuition que ça va disparaître, cela laissera une trace.» Le recensement de ces pittoresques architectures gauloises semble d’autant plus essentiel qu’elles paraissent menacées par l’uniformisation. Après avoir épuisé trois voitures et parcouru près de 100 000 kilomètres, Monnier et Tabuchi ont leurs habitudes. En général, ils partent tôt, travaillent le ventre vide et se nourrissent d’un paquet de chips. «Notre système est ouvert à l’improvisation à cause de la météo, des caprices de l’hôtellerie… Parfois on n’a même pas une bouteille d’eau dans la voiture.» Leur secret ? Ecarquiller les yeux à travers le pare-brise et, surtout, rouler lentement. Une forme d’ascétisme.

«Le crépi de façade »
Le duo se consacre pleinement à cet ARN depuis quatre ans. «Quand on a commencé à voyager ensemble, on s’est rendu compte qu’on avait la même passion pour ces routes qui ne signifient rien à personne. Passer ces milliers d’heures en voiture implique une grande complicité dans le regard sur le paysage.» Tant de kilomètres dans un si petit habitacle ! «Seul, cela aurait été impossible, avoue Tabuchi, à l’origine du projet. Pour l’ARN, j’ai renoncé à toute autre activité. Il fallait un projet qui puisse remplir tous mes désirs, un projet qui me dépasse un peu. Quand on se lance là-dedans, on ne soupçonne pas que ça va envahir notre vie, documenter la France d’une manière microscopique.» Les deux artistes ont découvert leur passion commune en discutant d’architecture, de ruralité, de territoire sur Facebook : «Quand on a compris que les fermes de la Bresse nous captivaient autant, on a décidé de se rencontrer. Il y a huit ans, cela n’intéressait personne, c’était à contre-courant.» Leurs deux visions artistiques se rejoignent alors dans le projet. «Je cherche une représentation objective du contemporain plutôt qu’une représentation nostalgique ou mélancolique», explique Eric Tabuchi, d’origine danoise et japonaise, volontiers obsessionnel. «Chez moi, c’est pathologique. J’ai réussi à maîtriser mes obsessions dans mes séries photographiques pour en faire quelque chose de positif et de productif. Je calme mon inquiétude naturelle en accumulant, en classant, le monde devient plus intelligible.»

Nelly Monnier, originaire de l’Ain, a grandi dans un village. Peintre, elle sait observer les détails. Pour l’ARN, elle prend de plus en plus de photographies et s’intéresse aux matériaux, aux parpaings, aux éléments décoratifs, aux épis de faîtage, aux lieux de drague des bords de routes… «J’ai beaucoup d’affection pour le crépi de façade : il est lié à l’après-guerre, à la ruralité. Tout le monde pense que le crépi indique une uniformisation, une banalisation de l’architecture alors que c’est un moyen d’expression, ce sont des signatures d’artisans, de maçons.» Le duo s’interroge sans cesse sur la façon la plus juste de représenter les villages, la désertification, le déclin de certaines régions : «La pharmacie est devenue le grand pôle d’activité dans les villages, d’une laideur incommensurable avec toutes ces publicités de cosmétiques… C’est représentatif de notre époque. Si on ne les photographiait pas, on passerait à côté d’une réalité.» L’ARN montre aussi les petits commerces fermés, les jolies boutiques abandonnées : «On documente la déperdition du savoir-faire des graphistes, des artisans, des étalagistes…»

«Le ciel bleu, c’est affreux»
Les deux artistes ont conscience de faire des impasses, sur les campements de gens du voyage, sur les infrastructures militaires ou sur les signes extérieurs de richesse : «La prospérité actuelle est difficile à montrer. La richesse de ce pays reste grande, mais elle est dissimulée. Avant, quand quelqu’un réussissait, il le montrait, aujourd’hui, c’est devenu tabou. On vit dans un régime de méfiance de l’image.» Ils vivent sans économies, au jour le jour, sans galerie. Quand un Frac, une résidence ou un centre d’art les invite, leurs honoraires sont réinjectés dans la production. «C’est une entreprise désintéressée, cela ne nous rapportera rien.» Le duo aime que chacun puisse retrouver des paysages ou des bâtiments liés à des souvenirs dans leur encyclopédie : l’endroit d’un premier baiser, un chemin de vacances… Mégalithes, fausses tours Eiffel, discothèques campagnardes, enseignes loufoques, les édifices insolites les rapprochent : «Dans l’ARN, il y a beaucoup d’humour et des choses ironiques, mais aussi une dépression latente.»

Ensemble, ils fuient le beau temps comme la peste. Ce n’est ni par coquetterie ni par mélancolie : «Pour moi le ciel bleu, c’est objectivement affreux, précise Tabuchi. Il n’y a rien de plus triste qu’un ciel bleu, ça écrase tout. Le beau temps est une invention récente.» Dans la lignée des grands photographes de paysages comme le couple Becher, Lewis Baltz, Raymond Depardon ou Edward Ruscha, ils privilégient la lumière diffuse. Il n’y a que celle-ci qui mette en valeur les objets et les conserve dans le formol du temps. D’ailleurs, certains de leurs sujets ont déjà disparu : qui se souvient de la grosse noix du Vercors et du grand silo de Pathey, dans la Beauce ?

Par Clémentine Mercier pour Libération, le 27 novembre 2020

Atlas des régions naturelles de Nelly Monnier et Éric Tabuchi au CCCOD de Tours dès la réouverture et jusqu’au 21 mars. Et sur Archive-arn.fr



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