Anywhere vs somewhere et la tech dans Libé


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CHRONIQUE «LA CITÉ DES LIVRES»
Combler le fossé peuple-élites
Par Laurent Joffrin pour Libération — 12 novembre 2019 à 18:11

Comment réconcilier les «somewhere» et les «anywhere», ceux qui se sentent bien «partout» et ceux qui se sentent de «quelque part» ? Le best-seller de David Goodhart est enfin traduit.

Il arrive qu’une seule formule bien trouvée assure le succès d’un livre. C’est le cas pour celui de David Goodhart, sorti il y a trois ans en Grande-Bretagne, devenu best-seller et heureusement traduit en français par les éditions des Arènes. La formule tient en deux mots : les « anywhere » et les « somewhere » (en français, où les termes sont moins heureux, les «partout» et les «quelque part»). Pour cet ancien journaliste du Financial Times, créateur d’une revue d’idées respectée, Prospect, la vie politique des démocraties est désormais dominée par la division entre deux groupes. Les anywhere sont des citoyens diplômés, plus aisés, même s’ils ne sont pas forcément riches, épanouis dans la société mondialisée, même s’ils gardent un attachement à leurs origines nationales ou locales, favorables au changement, même s’ils n’en épousent pas tous les aspects, tolérants avec les cultures venues d’ailleurs, indifférents ou positifs devant l’arrivée de nouveaux migrants, libéraux en matière de mœurs et de culture, solidaires sur le plan social mais sensibles à l’initiative individuelle et à la réussite. Les somewhere sont moins diplômés, moins bien lotis, moins mobiles, attachés à leur enracinement local et national, plus méfiants à l’égard des changements sociaux et culturels, rétifs à l’immigration, plus sensibles à l’insécurité qui sévit dans certains quartiers, désireux de préserver leur mode de vie traditionnel, tentés par des formes de démocratie directe qui contournent la classe politique, adhérant toujours aux valeurs classiques du mérite, du travail, de l’autorité, de la famille et de la nation. On retrouve, on l’aura compris, le couple Macron-gilets jaunes, ou encore les relations difficiles entre la «gauche bobo» et une partie des classes populaires attirées par le populisme.

Les anywhere, quoique minoritaires (un quart de la population environ), dominent la société ; les somewhere sont majoritaires, mais ils forment la partie la plus défavorisée du pays, souvent hors des grandes villes, évoluant dans un périmètre d’une dizaine de kilomètres, près de l’endroit où ils sont nés, pour exercer des métiers plus durs et plus mal payés, loin des modes urbaines et des centres de pouvoir, et souvent moqués ou ignorés par le discours dominant qui parvient jusqu’à eux à travers la télévision. On leur parle sans cesse de changement, d’ouverture, de mobilité, de réussite, ce qui est aux antipodes de leur expérience quotidienne.

Pour Goodhart, une petite partie d’entre eux obéit à des préjugés xénophobes ; les autres sont simplement traditionnels, souvent anciens électeurs de la gauche, et jugent que le changement et l’ouverture sont pour eux synonymes de menace, de difficultés et d’anxiété - Mélenchon avait déjà différencié parmi les électeurs du RN les «fâchés et les fachos». Ils sont touchés par l’inégalité et l’insécurité, mais tout autant, et peut-être plus, par les bouleversements culturels qui ont affecté depuis un demi-siècle les sociétés occidentales qui ont brouillé leurs repères et dévalué ce à quoi ils croient par héritage ou par choix. Ainsi l’histoire politique récente, poursuit Goodhart, est celle d’une protestation et d’une revanche sur ce sort pénible, qui a conduit les somewhere, jusque-là répartis entre droite et gauche classiques (avec une majorité à gauche), à soutenir les leaders nationalistes, dont ils n’épousent pas forcément les outrances, mais qui leur semblent plus proches d’eux, qui leur ressemblent à certains égards et qui disent tout haut ce qu’ils pensent tout bas en fustigeant le sentiment de supériorité condescendante qui anime souvent les anywhere.

Bien sûr, ce thème a déjà été exploré par Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa ou Jean-Pierre Le Goff, et largement récupéré par une droite conservatrice ou nationaliste. Là où Goodhart se singularise, c’est qu’il est lui-même un anywhere, journaliste, intellectuel bien dans sa peau, cosmopolite et libéral, longtemps proche du New Labour de Tony Blair. Il s’est peu à peu mis à la place des somewhere, dont il décrit de manière précise, à la fois chiffrée et vivante, les réactions, les plaintes et les vicissitudes. Point de plaidoyer oblique pour le national-populisme : plutôt un effort empathique de compréhension qui met l’accent avant tout sur les valeurs et la culture, plus que sur l’économie, et recherche les voies d’un compromis entre les deux groupes, hors duquel, dit-il, nous irons vers des affrontements de plus en plus durs.

Le message s’adresse notamment à la gauche, principale victime politique de cette évolution, qui a vu une grande partie des classes populaires déserter le camp progressiste. Goodhart lui propose, non d’adopter tout de go le discours de ses adversaires, ni de se lancer dans un improbable «populisme de gauche», mais de corriger son discours et ses propositions en se rapprochant des somewhere, en faisant preuve de proximité et de compréhension vis-à-vis des oubliés du monde enchanté de l’ouverture et de l’individualisme. C’est là que la discussion, ou la polémique, commencera. Goodhart suggère d’amender l’éloge automatique du changement et de la nouveauté, de réévaluer le travail et le mérite, de reprendre l’action politique à la base, en partant des réalités locales, de réhabiliter l’échelon national, qui est la référence commune des somewhere, de réguler l’immigration, de consacrer autant d’argent public aux filières professionnelles et à l’apprentissage qu’aux grandes écoles et aux universités, etc. En bref, de s’adresser aux «populistes décents» (que Goodhart distingue des électeurs xénophobes ou autoritaires) pour convaincre cette partie du peuple que les progressistes diplômés qui tiennent le haut du pavé ne sont pas ses ennemis. Chacune de ses propositions fera sursauter lesdits progressistes et on peut considérer que cette «triangulation sociale» revient à baisser pavillon ou à passer à droite. Réaction un peu courte : les idées dérangeantes de Goodhart obligent la gauche à réfléchir aux moyens de réduire le fossé qui la sépare de ses anciens mandants.

Laurent Joffrin 

David Goodhart Les deux clans Les Arènes, 400 pp., 20,90 €.
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INTERVIEW
Philippe Delmas : «Avec la tech est né un monde où certains s’enrichissent et les autres pas du tout»

Par Alexandra Schwartzbrod et Franck Bouaziz pour Libération — 12 novembre 2019 à 18:11

L’ancien dirigeant d’Airbus met en garde contre le pouvoir de l’économie numérique qui s’affranchit des Etats comme du droit. Loin de redistribuer le capital, les nouvelles technologies rompent le pacte démocratique fondamental qui veut que la richesse se répande.

Ancien vice-président d’Airbus après avoir travaillé pour le ministère de la Défense et le Quai d’Orsay, notamment sur les questions de technologie, Philippe Delmas a développé une activité de stratège économique qui l’a conduit à réfléchir au pouvoir des nouvelles technologies. Un pouvoir implacable et doux. La tech ou l’efficacité pour seule valeur, titre de son dernier ouvrage, qui finit par laminer les démocraties.

Q:
Pourquoi s’intéresser aux conséquences politiques des nouvelles technologies ?

R:
Parce que les systèmes de la tech échappent de la même manière aux Etats que les moyens de la dissuasion nucléaire. Ce qui m’avait frappé quand je travaillais sur les questions de défense, c’est que les gouvernements, notamment aux Etats-Unis et en Russie, n’avaient plus la main sur les outils de la dissuasion. Il a fallu attendre la fin de la guerre froide et les enquêtes approfondies lancées par Jimmy Carter pour réaliser à quel point le système avait déliré. Et la tech, dans ses applications gouvernementales, a suivi le même chemin, avec un progrès technique formidable, géré uniquement par des techniciens, persuadés de bonne foi de faire ce qu’il faut pour l’intérêt de leur pays. Ils ont perdu de vue les enjeux politiques d’équilibre social et de respect de chacun.

Q:
Pour ce qui est de la National Security Agency (NSA), ces systèmes techniques échappent-ils vraiment aux politiques ?

R:
Les dirigeants américains ont mis longtemps à réaliser à quel point ça leur avait échappé. De la même façon qu’ils avaient mis du temps, dans les années 70, à réaliser à quel point la conception des frappes nucléaires avait échappé à toute politique. Quand Henry Kissinger arrive à la Maison Blanche comme conseiller à la sécurité nationale de Richard Nixon, il tombe des nues. Lui, qui s’était toujours montré partisan de frappes nucléaires très limitées, sur des sites militaires ou industriels, découvre au moment de la guerre de Kippour, que le plan de frappe le plus limité comprend 1 000 têtes nucléaires ! Là, il réalise que le système est devenu hors de contrôle. Avec la NSA, rebelote. La Foreign Intelligence Surveillance Court (FISC) chargée de la surveiller en est venue à conclure que ce que la NSA faisait n’avait rien à voir avec ce que la NSA lui racontait. De fait, la FISC a reconnu qu’elle n’avait jamais exercé aucun contrôle sur l’activité réelle de la NSA.

Q:
Comme s’il fallait toujours explorer le maximum de capacité de l’outil…

R:
C’est vrai dans tous les pays. Regardez ce qui est en train de se passer en France avec le débat entre le ministre du Budget et la Cnil. Le ministre découvre qu’il peut faire des saisies en vrac sur les grands sites de consommation sur Internet pour repérer des comportements de consommation de gens qui n’ont pas un sou mais qui vont acheter une superbagnole sur un site de vente en ligne. On lui dit que c’est un outil formidable, on ne lui dit pas que, pour que cet outil serve, il faut définir quel est le comportement normal sur ces sites. A aucun moment quelqu’un, dans toute la chaîne, ne se pose la question de savoir si, du strict point de vue du droit, c’est légal ou pas. Ce n’est pas parce que ces données sont accessibles sur le Net qu’elles sont à la disposition de l’Etat ! Il n’y a jamais eu en France, ni nulle part ailleurs, de vrais débats sur les métadonnées qui sont des informations extraordinairement puissantes, des notions nouvelles donc pas protégées par le droit traditionnel sur le secret des échanges alors qu’elles permettent de vous fliquer.

Q:
N’y a-t-il pas de contre-pouvoirs ?

R:
Il y a juste des formes de rappel à l’ordre. En France, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de la loi sur le renseignement de 2015 et a passé un savon aux parlementaires en leur disant qu’ils étaient censés être les garants des libertés publiques. Aux Etats-Unis, le directeur du renseignement, sous Barack Obama, a fini par dire publiquement qu’Edward Snowden leur avait joué un très mauvais tour, certes, mais qu’il avait permis de lancer un débat nécessaire.

Q:
Vous faites le constat que «the winners take all», les gagnants raflent tout dans les nouvelles technologies. En quoi est-ce un élément de destruction d’une certaine démocratie économique ?

R:
Depuis 1969, il y a toujours eu des «big players». Quand on les évoque, on cite Google, Apple, Facebook et Amazon, les fameux «Gafa», mais on oublie de dire qu’Intel a toujours 50 % du marché mondial des microprocesseurs cinquante ans plus tard. De même, les deux grands fabricants de mémoire magnétique (les disques durs des ordinateurs) ont 60 % du marché mondial depuis cinquante ans. Tout simplement parce que l’industrie des nouvelles technologies fonctionne de manière cumulative : plus vous en avez, mieux vous l’intégrez. La vraie différence avec la révolution industrielle, c’est que les cycles sont très courts. Le délai entre une innovation et une introduction en Bourse a été réduit de moitié en vingt ans. La rapidité du développement permet de confisquer l’innovation suivante et de supprimer la concurrence.

Q:
Ce qui transforme le paysage économique et politique…

R:
Nous ne sommes plus confrontés à un continuum d’entreprises de tous niveaux de performances, il y a les gagnants et tous les autres. Et tous ces autres sont vraiment des perdants. Ils n’ont pas les moyens d’augmenter les salaires substantiellement. Leur rentabilité est moins bonne, donc ils innovent moins et cela donne des entreprises perdantes dont les salariés sont perdants. L’augmentation du revenu est de moins en moins liée à la performance individuelle. Le salaire moyen chez Facebook fait quatre fois le salaire moyen des entreprises américaines. Donc ce pacte économique fondamental, qui veut que la richesse se répande, ne marche plus. Nous ne sommes plus dans un monde où certains s’enrichissent plus que d’autres. Nous sommes dans un monde où certains s’enrichissent et les autres pas du tout.

Q:
On pourrait tenir le même raisonnement sur l’industrie de la finance, non ?

R:
Nous avons vu, lors de précédentes crises, que la finance était un animal capable d’échapper à tout contrôle, ce qui nous a coûté collectivement très cher. Du coup, le secteur a fini par être régulé ce qui n’est pas encore le cas des nouvelles technologies. Il y a un degré de concurrence entre établissements financiers encore très élevé ce qui n’est pas le cas de la tech. L’enjeu de la tech est par ailleurs bien plus profond que celui de la finance.

Q:
Comment lutter contre ce phénomène ?

R:
Sur les services existants, il est possible de limiter les dégâts mais avec un droit à la concurrence qui va devoir se moderniser, et un travail de fond sur les brevets et la propriété intellectuelle. Les brevets à durée de vie très longue ont été créés à l’époque où il fallait vingt ans pour espérer en tirer de l’argent. Par ailleurs, il va falloir surveiller les acquisitions de start-up. Pendant vingt ans, Microsoft, Intel et Google ont acheté une start-up par mois, c’est une véritable confiscation de la compétence ! Il va falloir transformer le droit à la concurrence afin que l’acquisition d’une start-up ne soit plus évaluée en termes de parts de marché mais de gains potentiels sur un marché donné.

Q:
Que faites-vous du principe de liberté du commerce ?

R:
Une cour pourrait décréter que les business liés à l’intelligence artificielle, par exemple, doivent rester dans une filiale séparée. Ce serait une vraie révolution. Les entreprises vont hurler à la mort mais le caractère violemment cumulatif des nouvelles technologies et la taille de ces entreprises représentent un danger réel.

Q::
Les nouvelles technologies ont tout de même énormément apporté en termes de diffusion de la connaissance !

R:
Oui, bien sûr. Si les nouvelles technologies n’étaient que toxiques, leur croissance se serait arrêtée depuis longtemps ! La diffusion du mobile en Afrique est phénoménale. Deux tiers de la population a accès à un mobile, un réel atout en termes économique ou sanitaire. Le smartphone est le premier outil fiable pour accorder des crédits à des populations qui n’ont pas de compte en banque. Le seul critère de référence pour les prêteurs en tous genres.

Q::
Le smartphone a aussi permis aux jeunes du monde entier de se mobiliser massivement pour la défense du climat !

R:
Les technologies sont un outil de mobilisation puissant. Les «printemps arabes» l’ont bien montré. Le problème, c’est que ces mobilisations ne se transforment pas facilement en mouvements politiques durables. Pour l’heure, Occupy Wall Street ou les gilets jaunes, ce sont des feux de détresse, pas des moteurs.

Q:
Les gilets jaunes, justement, et aussi Greta Thunberg ont eu de vrais effets sur le politique…

R:
Distribuer du pouvoir d’achat comme l’a fait le gouvernement, ce qui a été une sage décision politique, a éteint les symptômes. Cela n’a pas soigné l’origine du mal, en l’occurrence une classe moyenne laminée par la tech car les emplois les plus automatisables sont ceux de la classe moyenne. Donc, à ne distribuer que du pouvoir d’achat, nous aurons à nouveau des gilets jaunes dans deux ou trois ans !

Q:
L’une des revendications de ce mouvement était une plus grande équité fiscale, notamment sur les Gafa…

R:
Le sujet n’est pas là. Le sujet est : comment tenir l’engagement moral d’une démocratie libérale capable de garantir à chaque génération une amélioration de sa qualité de vie ? Si nous sommes dans une société où la moitié de la société s’enrichit et l’autre plus du tout, nous sommes sûrs de perdre. La vraie réponse aux gilets jaunes est : qu’allons-nous faire en matière de formation professionnelle accélérée, et aussi comment réformer l’école primaire ? Mais qui va financer tout ça ? Aujourd’hui, le financement de la transformation sociale, en Europe, est basé sur le travail alors qu’il s’agit du facteur le plus attaqué par les nouvelles technologies. Il faut donc que le capital productif soit mis bien plus à contribution qu’il ne l’est aujourd’hui. Pour que les gens virés puissent se former, il est important de réfléchir à un impôt sur l’automatisation, afin qu’une partie de ces machines financent les personnes qu’elles ont remplacées.

Q:
Le patronat est-il prêt à ça ?

R:
Il y a moyen de faire un deal gagnant, gagnant : réduire les impôts sur le chiffre d’affaires, c’est une urgence. Partager les gains de l’automatisation permet de réduire la facture de moitié pour les entreprises, c’est un bon deal. Je n’attends pas d’une entreprise qu’elle mette l’intérêt général au premier rang de ses préoccupations. En revanche, c’est aux pouvoirs publics de le faire. On abdique soit par incompétence soit par lâcheté, ou encore par souci du tout sécurité.

Alexandra Schwartzbrod , Franck Bouaziz 
Philippe Delmas "Un pouvoir implacable et doux. La tech ou l’efficacité pour seule valeur", Fayard, 296 pp., 19 €. 


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