Lacroix, Pranchère et le droit-de-l'hommisme


Justine Lacroix, penseuse étoile

La politiste belge, qui dirige aujourd’hui le Centre de théorie politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB), a mis la question de l’identité politique européenne au cœur de son travail de recherche. 
Par Anne Dujin pour le Monde, le 18 mai 2019


La politiste Justine Lacroix, qui vient de rentrer à l’Académie royale de Belgique, reconnaît volontiers qu’elle a eu un parcours atypique : plutôt que de passer à l’action dans un domaine qu’elle connaissait sur le plan théorique, elle a fait l’inverse.

A l’été 1992, la jeune étudiante belge de Sciences Po Paris effectue un stage au bureau de la Commission européenne. En pleine ratification du traité de Maastricht, elle découvre les tensions qui traversent – déjà – les pays européens. En 1994, son diplôme de Sciences Po en poche, elle entre au cabinet de Jacques Delors, le président de la Commission européenne. Elle travaillera cinq ans à ses côtés, avant de prendre le tournant de la recherche.

« Je sentais que j’avais besoin d’autre chose, car j’éprouvais une frustration sur le plan de la réflexion théorique. Je lisais beaucoup par ailleurs, mais cela ne compensait pas, si bien que j’ai décidé de faire un DEA de philosophie politique en continuant de travailler à mi-temps. »

L’Europe, et plus particulièrement l’identité politique européenne, sont au cœur de son travail. « La question fondamentale qui m’intéressait était : quels sont les principes qui permettent de fonder une communauté politique ? »
Elle se plonge alors dans le débat entre « libéraux » et « communautariens », qui se structure aux Etats-Unis dans les années 1980 et 1990. Alors que la philosophie politique libérale, revivifiée par la publication de laThéorie de la justice, de John Rawls, en 1971 (traduit au Seuil en 1987), pose comme principes centraux le caractère inaliénable des droits individuels, l’autodétermination des individus et la primauté du « juste » sur le « bien » dans les institutions politiques, les « communautariens », autour de penseurs comme Charles Taylor ou Michael Walzer, critiquent le caractère formel de cette théorie : ils affirment qu’un sentiment d’appartenance et une certaine conception du « bien » partagée par tous restent nécessaires à l’existence d’une communauté politique.

Ce débat, mal connu en France, éclaire très utilement la construction européenne et ses difficultés. A partir de ces écrits, Justine Lacroix s’interroge sur les modèles théoriques capables de saisir la spécificité de l’espace politique européen.
Elle s’appuie sur la notion de « patriotisme constitutionnel »définie par Jürgen Habermas : le philosophe allemand fait l’hypothèse que l’adhésion à des principes politiques communs peut créer un sentiment d’appartenance politique. L’Europe pourrait ainsi devenir le laboratoire d’une citoyenneté multinationale, fondée sur l’adhésion des individus aux principes de l’Etat de droit, sans nier leurs identités culturelles propres. Une recherche porteuse d’espoirs, qui ont été douloureusement ébranlés par la crise de la dette souveraine grecque et la crise migratoire de 2015.
Magie de la recherche

Quand on demande à Justine Lacroix d’où lui vient cet intérêt pour la question de l’identité politique européenne, l’histoire personnelle affleure comme une évidence.
« J’ai grandi en Belgique, je vis et je travaille depuis vingt ans à Bruxelles, une ville majoritairement francophone située en Flandre et très cosmopolite. Tout cela m’a rendue sensible, je crois, à la question de l’identité politique : qu’est-ce qui permet de stabiliser celle d’un peuple ? La France est un pays où la nation est une idée qui va de soi, alors que la Belgique est un espace qui prédispose à un rapport plus distancié et plus ironique à la nation comme à l’identité. »

Cette distance aiguise le regard de Justine Lacroix sur le débat d’idées français, qui n’en finit pas de susciter son intérêt. En 2008, elle publie ainsiLa Pensée française à l’épreuve de l’Europe (Grasset), un livre dans lequel elle s’interroge sur la difficulté des philosophes français face à la question européenne. Si des penseurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent voient dans l’Europe une construction politique désincarnée, incapable d’être un support de citoyenneté, le philosophe Etienne Balibar, dans la lignée de Jürgen Habermas, rêve de l’Europe comme d’un espace politique post-national.

Avec ce livre, Justine Lacroix ouvre – et c’est là la magie de la recherche – un nouveau champ : celui de l’articulation entre droit et politique. Cette exploration de la pensée des philosophes français sur l’Europe la conduit en effet à un constat important : « Leur conception de l’Europe est la traduction directe de leur conception du rapport entre droit et politique. » Le cœur de la critique de l’Europe élaborée par Marcel Gauchet et Pierre Manent repose en effet sur un certain usage du droit, selon eux caractéristique de l’Europe : il conduirait à une logique de revendication infinie des droits individuels. A l’inverse, Etienne Balibar défend le langage du droit comme une lutte politique qui ouvre la possibilité d’une expansion continue de la démocratie.


« Ouvrir un horizon »

A l’issue de cette recherche, Justine Lacroix décide de s’intéresser aux droits de l’homme, en tant que lieu privilégié de cette articulation entre droit et politique.
En 2016, elle publie ainsi, avec Jean-Yves Pranchère, un ouvrage inquiet et engagé qui répond aux critiques de plus en plus ouvertement adressées aux droits de l’homme par les intellectuels comme par les hommes politiques (Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique,Seuil).

Récusant l’idée que les droits de l’homme sont devenus une nouvelle« religion séculière » (ce que l’actualité ne cesse malheureusement de démentir), Justine Lacroix et Jean-Luc Pranchère affirment qu’ils se définissent au contraire par leur indétermination : les luttes pour lesquelles ils sont mobilisés sont, par nature, en perpétuelle redéfinition.

Son intérêt pour les droits de l’homme ne détourne cependant pas Justine Lacroix de l’Europe. « Que reste-t-il de la citoyenneté européenne comme laboratoire de la citoyenneté cosmopolitique ? On voit ressurgir cette figure du “sans-droits” qu’évoquait Hannah Arendt. Cela pourrait porter un coup fatal au projet européen. »

Autre sujet d’inquiétude : l’apparition de régimes nationaux conservateurs, souvent qualifiés de populistes. Un phénomène de « dé-démocratisation » capable, selon elle, de faire vaciller l’Europe dans ses fondements. « Kant et Montesquieu nous rappellent qu’une fédération peut rassembler des Etats divers sur le plan culturel, à condition qu’ils partagent les mêmes principes “républicains” – le même attachement à la démocratie politique, dirait-on aujourd’hui. Si l’Europe devenait un conglomérat de démocraties libérales et de régimes autoritaires, elle se disloquerait pour devenir une simple organisation internationale. »

Parmi ses engagements récents figure son entrée au comité de rédaction de la revue Esprit« J’en ai été très heureuse. Il y avait un côté sentimental d’abord, car Esprit était la revue que lisaient mes parents, celle dont on garde les exemplaires. Esprit fut en outre une revue importante pour beaucoup d’auteurs qui ont compté dans mon parcours, comme Claude Lefort. J’espère que le rôle des revues restera essentiel. Dans le débat universitaire morcelé et hyperspécialisé que nous connaissons, chacun court le risque de rester dans sa bulle. Une revue “généraliste” est un lieu où l’imprévisible peut ouvrir un horizon. » Comme une autre manière de garder au cœur cette question qui traverse tout son parcours : la question démocratique.

Anne Dujin


La vidéo complète de L'ÉHESS est ici.





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