La Suisse comme modèle pour l'Europe ?

[Libé du jour]

La Suisse comme modèle pour l’Europe ? L’essayiste franco-suisse appelle à bâtir un Etat-nation européen en s’inspirant du cas helvétique. A ceux qui s’inquiètent de l’hétérogénéité du continent pour bâtir un projet commun, il répond que la diversité culturelle n’a jamais empêché de construire l’unité politique.

La construction européenne est une affaire de paradoxe. Dans la France contre l’Europe, l’essayiste franco-suisse Matthieu Calame (1) en souligne quelques-uns, comme l’écart entre les ambitions pro-européennes de nombreux présidents français (dont l’actuel) et leur incapacité à se défaire d’un réflexe national. Lui en propose un autre : et si la Suisse, pourtant hors de l’Union européenne et peuplée de seulement 8 millions de personnes, devenait le modèle politique pour les 500 millions d’habitants qui l’entourent ? L’hypothèse est soutenue par des arguments sérieux. Avec deux Chambres qui représentent respectivement le peuple et les cantons, avec un gouvernement issu du pouvoir législatif dont la présidence tourne pour éviter toute personnalisation du pouvoir, le modèle institutionnel helvétique semble susceptible d’affranchir l’Europe de plusieurs de ses maux, à commencer par le poids important des gouvernements nationaux au détriment des élus européens. Convaincu que le fédéralisme - adopté par la Suisse contrairement à ce que l’expression «Confédération helvétique» laisse entendre - est la seule voie possible pour assurer un rayonnement international au Vieux Continent, l’auteur appelle à la constitution d’un Etat-nation européen qui surmonte les différences linguistiques et culturelles par la définition d’un projet politique ambitieux.

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>>Vous proposez que l’UE prenne exemple sur un Etat à la fois riche et petit. Ne s’agit-il pas de deux limites majeures ?

...Quand le modèle fédéral se met en place dans la première moitié du XIXe siècle - il s’impose en 1847 à l’issue de la guerre du Sonderbund qui oppose fédéralistes et confédéralistes -, la Suisse est pauvre, je ne pense donc pas que ce critère soit déterminant. La question de la taille nécessite de prendre en compte deux facteurs : la rapidité de communication et le nombre d’habitants. Sur le premier point, il était beaucoup plus difficile de faire Genève-Zurich à l’époque que Paris-Varsovie aujourd’hui, même en train : une fédération d’échelle continentale est donc techniquement possible. La population est le point problématique. Cela étant, l’écart est-il plus grand entre 8 millions de Suisses et 500 millions d’Européens, ou entre 40 000 hommes - limite maximale pour la démocratie selon Aristote - et 8 millions de citoyens ? A 8 millions, on n’est déjà plus dans une société du face-à-face, et la démocratie fonctionne.

>>Outre votre attachement à la Suisse, pourquoi la proposer comme modèle ?

...Parce que c’est un pays limitrophe de la France, qui parvient à réaliser une unité politique en assumant une diversité culturelle et linguistique, et qui n’est pas un repoussoir en termes de niveau de vie. De plus, le modèle fédéral suisse a été élaboré sous l’influence des idées de la Révolution française. Le libéralisme politique, la place de l’individu, la liberté du citoyen, l’importance de la nation, le parlementarisme sont autant d’éléments qui sont venus s’ajouter au modèle idéalisé de la commune suisse médiévale où tout le monde se réunissait dans le village, base de la vie politique locale. C’est une réussite assez rare pour être soulignée : en Europe centrale et orientale, les réflexions sur un modèle politique compatible avec la diversité culturelle s’étaient bel et bien posées, mais dans un cadre impérial avec les Habsbourg, les Romanov, voire l’Empire turc.

>>Comment a-t-elle surmonté ses divisions internes ?

...Elle a bénéficié du fait que chaque groupe linguistique était extrêmement divisé. Il était impossible de jouer les Suisses allemands contre les Suisses romands, à cause d’autres lignes de fracture. En Suisse romande, les Fribourgeois étaient plutôt catholiques et les Vaudois plutôt protestants. Ces divisions ont évité une polarisation nette : c’est presque un éloge de l’identité fractale au lieu de l’identité binaire, ce qui justifie l’idée d’une Europe à la fois fédérale et pluriculturelle.

>>«On ne se fédère que sous le coup d’une impérieuse nécessité», écrivez-vous. Comment cela s’est-il manifesté pour les Suisses du XIXe siècle ?

...Si les Suisses de 1789 avaient été réalistes, ils auraient tout de suite compris que la vieille confédération qui existait alors, composée de cantons disparates et menacée par les voisins européens, était obsolète. Il leur a fallu soixante ans pour la transformer. En 1815, lors du traité de Vienne, qui partage l’Europe après la chute de Napoléon, la Suisse doit son maintien au fait qu’aucune grande puissance ne veut laisser le passage des Alpes à un rival, ainsi qu’à l’influence du tsar Alexandre Ier, alors plutôt libéral (son précepteur était genevois). La Diète reste pourtant soumise à des pressions constantes de la part de ses voisins, ce qui fait naître un camp politique défendant l’idée que seule une fédération permettra de résister à ces pressions.

>>Où est cette impérieuse nécessité en Europe aujourd’hui ?

...La situation n’est pas si différente. Beaucoup sentent la nécessité d’unir les pays européens, mais ne veulent pas en payer le prix. Je ne doute pas qu’Emmanuel Macron veuille bâtir l’Europe, mais il veut aussi conserver l’influence française en Afrique, il refuse l’idée d’un partage du veto français au Conseil de sécurité de l’ONU, un point indispensable pour aller plus loin dans la construction d’une politique étrangère européenne et refermer en Allemagne le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui sont réticents au projet de fédération doivent se rendre à l’évidence : on ne continuera pas longtemps ainsi. La France sera peut-être ruinée d’ici dix ou quinze ans, notamment à cause du gouffre financier de la filière nucléaire. Elle vivra peut-être ce qu’a connu le canton de Berne au XIXe siècle : puissance dominante de la confédération depuis la fin du XVe siècle avec ses colonies, son armée, ses victoires contre les ducs de Bourgogne et son lien privilégié avec la monarchie française, elle s’est rangée à l’idée fédérale parce que le pouvoir de l’aristocratie bernoise s’est effondré. On peut craindre que l’on ne puisse pas faire l’Europe tant que la France ne sera pas complètement ruinée, tant qu’elle n’aura pas perdu l’Afrique de l’Ouest. Alors, elle partagera avec les Allemands la dette du nucléaire contre le veto au Conseil de sécurité.

>>Quel lien entre l’influence française en Afrique de l’Ouest et l’impossible fédéralisme européen ?

...Je crois qu’il y a une contradiction structurelle entre les destins impérial et européen. L’historien sénégalais Cheikh Anta Diop a écrit en 1954 : «[L’Europe] se fera sans retard et sur des bases réellement démocratiques le jour où elle sera persuadée de la perte définitive de l’Afrique.» Le mécanisme est en route : cela fait quarante ans que l’on essaie de maintenir la stabilité dans cette zone, avec les résultats que l’on sait. On voit même des tensions se renforcer, comme entre les Peuls et les Dogons au Mali. Et puis, cette présence militaire s’avère très coûteuse. La France doit donc assumer la fin de son «protectorat». Certains peuvent craindre que cela entraîne un renforcement du jihadisme. Je pense que cela deviendra une question secondaire par rapport à l’explosion de la violence, en lien avec les problèmes structurels de mal-développement. Surtout, on peut se demander si la division européenne n’est pas une cause de nombreux problèmes en Afrique. Pensons à la compétition entre groupes français et italiens pour le pétrole libyen. Comme le pensait Joschka Fischer, il faut faire de l’UE un Etat fédéral avec une politique étrangère, un Parlement qui décide ou non de l’emploi de forces militaires. Le fait d’être parlementaire n’empêche ni les Etats-Unis ni la Grande-Bretagne d’intervenir.

>>Ce modèle parlementaire doit-il être calqué sur les institutions suisses, qui permettent la culture du compromis ?

...Il ne faut pas voir la démocratie suisse comme une horloge bien huilée. Il y a en permanence de la conflictualité, entre les cantons et le centre. Le compromis n’est pas le consensus : le système de la votation agit comme une épée de Damoclès qui force les acteurs à essayer de s’entendre, tant les résultats de ces votes sont aléatoires. Et puis, vous avez des chambres, les textes législatifs font des allers-retours, etc. Mais ce qui plaide particulièrement en faveur du modèle suisse pour l’Europe, c’est qu’il est plurilingue et que ce n’est pas un régime présidentiel : il faut avoir la prestance et le charisme d’un Barack Obama pour arriver à fasciner tout le monde, même ceux qui ne comprennent pas l’anglais ! Ce sera difficile à l’échelle de 28 pays. Dans les institutions européennes actuelles, l’une des grandes difficultés est que le Conseil de l’Europe représente directement les gouvernements nationaux. Le Conseil des Etats en Suisse, le Sénat aux Etats-Unis représentent les Etats à parts égales, mais avec des représentants élus spécifiquement. Ce sont des sénateurs qui représentent le Texas et pas son gouverneur qui est la tête de l’exécutif. Or, c’est ce qui se passe en UE. C’est un viol manifeste de la séparation du législatif et de l’exécutif. Il faut des élus spécifiques, d’autant que les rythmes d’élections, qui ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre, font sans cesse bouger les équilibres politiques.

>>Vous évoquez une Suisse plurilingue et pluriculturelle. Mais ce pays a aussi vu se développer une culture nationale, par exemple autour de la figure de Guillaume Tell.

...La Suisse, c’est l’antithèse de la notion de Urvolk, «peuple primitif», malgré une tentative assez foutraque de ressusciter les Helvètes au XIXe siècle : l’unité politique a précédé les efforts pour dessiner une unité culturelle. C’est aussi vrai pour la France : les Bretons, les Alsaciens n’étaient pas francophones, et c’est la longue histoire de l’unification politique qui a permis de construire un discours sur l’homogénéité culturelle. Cela invite la France (comme de nombreux pays européens) à déconstruire son idéologie nationale. Reconnaître qu’on est uni par le fait politique et pas par un fait «naturel» - une nation éternelle - est difficile à admettre, mais pourtant évident. On voudrait que les frontières soient naturelles, mais elles n’ont cessé de bouger : si Genève a 123 km de frontière avec la France et une vingtaine avec la Suisse, c’est parce qu’au traité de Vienne, le négociateur suisse a dû céder face aux pasteurs protestants qui refusaient le rattachement du pays de Gex catholique ! Il faut assumer l’idée que la construction européenne est un projet politique qui autorise le pluriculturalisme. En revanche, il me semble qu’on ne peut avoir une construction politique sans l’idée d’un destin commun. Donc j’assume que le politique est amené à créer une conscience collective, une symbolique commune qui n’existe pas encore : une nation européenne plurilinguistique comme l’est la nation suisse.
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(1) Agronome de formation, Matthieu Calame dirige la fondation Charles-Léopold-Mayer pour le progrès de l’homme. Il travaille particulièrement sur les questions de transition sociale et écologique.
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Matthieu Calame
La France contre l’Europe
Les Petits Matins, 156 pp., 14 €.

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