Yoko forever


Publié le 28 juillet 2024 dans Le Monde

Longtemps réduite à son image d’épouse de John Lennon, Yoko Ono a été niée comme artiste. Tout au long de sa carrière, la plasticienne et musicienne japonaise, aujourd’hui âgée de 91 ans, a imaginé des expériences et des installations destinées à secouer l’art et la société. Réhabilitée depuis une vingtaine d’années, son œuvre protéiforme est exposée à la Tate Modern, à Londres, jusqu’au 1ᵉʳ septembre 2024.

Elle est jeune. Le visage impassible, même si l’on décèle la naissance d’un sourire. Les joues rondes, mangées par sa longue chevelure brune et épaisse qui ondule jusqu’aux épaules. A la main, elle tient un marteau en verre. Elle a 34 ans.

C’est cette photo de Yoko Ono, prise par Clay Perry, photographe du Tout-Londres des années 1960, que la Tate Modern a choisie pour l’affiche de « Music of the Mind », la rétrospective consacrée à la plasticienne. Sa plus grande exposition jamais organisée au Royaume-Uni présente plus de deux cents œuvres (partitions, installations, films, musiques et photographies) jusqu’au 1er septembre.

La photo date de 1967. Yoko Ono est arrivée quelques mois plus tôt à Londres, alors capitale mondiale de la jeunesse, de la pop, de la mode, de l’amour libre, des nuits débridées mais aussi d’une création artistique plus souterraine, plus méconnue. C’est à ce dernier monde qu’elle appartient. Après quelques années passées à New York et à Tokyo, elle est une artiste prometteuse, dont les débuts ont fait des étincelles dans les cercles d’avant-garde.

Cet été 1966, elle est là à l’invitation de Gustav Metzger, admirateur de son travail. L’homme, figure centrale de l’underground britannique, est un artiste inquiet, tourmenté par la guerre, ses fantômes et par le risque d’un embrasement nucléaire mondial. Cet enfant de la Shoah – ses parents ont été déportés et assassinés dans les camps –, écologiste et militant antinucléaire convaincu, a proposé à Yoko Ono et à d’autres artistes (Al Hansen, Günter Brus, Otto Muehl… des noms qui ne disent plus grand-chose aux non-spécialistes de l’art contemporain) de participer à son symposium consacré à l’« art autodestructif » (Destruction in Art Symposium, 9-12 septembre 1966). Son parti pris est radical : produire des œuvres destinées à périr, à se désagréger, à disparaître. L’événement se tient à l’Africa Centre à Covent Garden.

« Cut Piece » épate

Pour l’occasion, Yoko Ono donne à voir, entre autres œuvres, Cut Piece. Elle l’a proposée pour la première fois deux ans plus tôt, en 1964, au Yamaichi Concert Hall de Kyoto. Le dispositif paraît simple, il est révolutionnaire pour l’époque, qui ne compte guère de femmes performeuses : l’artiste s’agenouille sur une scène dépouillée de tout objet, sauf d’une grande paire de ciseaux ; les spectateurs sont invités à la rejoindre, les uns après les autres, à se saisir des ciseaux et à découper ses vêtements. C’est Yoko Ono qui décide quand l’œuvre s’est achevée. Emotion, scandale : à Londres, comme à Kyoto, Cut Piece épate.
Yoko Ono interprète Cut Piece (une performance créée en 1964 à Kyoto, au Japon) au Carnegie Hall, à New York, le 21 mars 1965.  YOKO ONO
Soufflé par ce qu’il a vu à l’Africa Centre, l’artiste John Dunbar, tient absolument à exposer Yoko Ono à l’Indica, sa librairie-galerie de Mason’s Yard, l’un des cœurs battants de la contre-culture londonienne. La veille du vernissage d’Unfinished Painting, Yoko Ono s’attelle aux derniers détails avec Dunbar quand un homme pousse la porte de la minuscule galerie. C’est John Lennon (1940-1980). Eux ne le savent pas encore, mais, ce 7 octobre 1966, leur vie va prendre un tour inattendu.

Cette rencontre entre John et Yoko est nimbée de légendes. On raconte que c’est Paul McCartney qui, féru d’art contemporain, aurait recommandé à son ami d’aller jeter un œil à l’exposition. Ou John Dunbar, contre l’avis de Yoko Ono, qui lui a suggéré de venir la veille dans l’espoir qu’il achète une œuvre. Toujours est-il que le Beatle, coupe sage et lunettes rondes, se promène, captivé, parmi les œuvres de l’artiste japonaise. Il s’approche d’une pomme posée sur un socle, la regarde, la manipule, la porte à sa bouche et la croque. John Lennon a mangé une œuvre conceptuelle.

Plus tard, il s’arrête devant Painting to Hammer a Nail (1961), un panneau peint en blanc avec un marteau attaché par une chaîne. Une note invite les visiteurs à enfoncer un clou dans le panneau. Lennon veut en planter un, mais il bute contre le refus de la plasticienne : l’exposition n’est pas encore ouverte et il vient de manger sa pomme. Parce qu’il insiste, elle consent à le laisser jouer avec le marteau à condition qu’il lui remette 5 shillings. « Je te donne 5 shillings imaginaires et je plante un clou imaginaire », propose Lennon. C’est une déclaration, le début d’une histoire d’amour et celui d’un immense malentendu.
Yoko Ono et l’œuvre « Apple », une véritable pomme posée sur un socle, en 1967.
WATFORD / MIRRORPIX / GETTY IMAGES
« Painting to Hammer a Nail » (1961), installation de Yoko Ono.  
TATE (REECE STRAW) 2023
Yoko Ono dans « Half-a-Room », lors de l’exposition « Half a Window Show », à la galerie Lisson, à Londres, en 1967. 
CLAY PERRY
Yoko Ono devant « Vinegar Bottle on the Pedestal », lors de l’exposition « Half a Window Show », à la galerie Lisson, à Londres, en 1967. 
BRIDGEMAN IMAGES
Yoko Ono et son Hammer Glass, en 1967, lors de l’exposition « Half a Wind Show », à la galerie Lisson, à Londres. 
CLAY PERRY

En s’affichant aux côtés de John Lennon, Yoko Ono devient la « plus célèbre des artistes inconnues », selon la formule du musicien. « Il vient du monde de la pop, elle de l’art conceptuel et de la musique expérimentale… Cette relation dérange et fragilise la carrière de Yoko alors même qu’elle occupe déjà une immense place en tant qu’artiste », remarque Emma Lavigne, directrice générale de la Bourse de commerce-Collection Pinault et grande connaisseuse de l’œuvre d’Ono.

Coupable de la séparation des Beatles

Les médias et l’opinion de l’époque figent longtemps cette femme dans un personnage épouvantable, la sorcière qui a envoûté John Lennon, la femme qui lui a fait croquer la pomme et entraîné sa chute, la Japonaise excentrique et tyrannique. La « Dragon Lady », la « Chinetoque », l’« ugly girlfriend » (la « copine moche »), la groupie manipulatrice et, plus tard, la veuve vénale : rien ne lui sera épargné. En 1970, Esquirepublie un article au titre raciste intitulé « John Rennon’s Excrusive Gloupie »moquant l’accent japonais de la chanteuse caricaturée en créature échevelée tenant en laisse son mari, représenté sous les traits d’un cafard.

Dans un Occident où le sexisme et le racisme anti-asiatique sont profondément ancrés, les Japonais sont encore assimilés à l’ennemi et à un peuple sournois dont il faut se méfier ; les femmes, elles, sont des mamans ou des putains. Surtout, les fans des Beatles, mais aussi les critiques, la tiennent pour responsable du plus détestable des crimes, celui d’avoir provoqué la séparation du groupe. Cinquante ans plus tard, son prénom, Yoko, est encore synonyme de zizanie – la presse britannique a ainsi tôt fait, ces dernières années, de rebaptiser Meghan Markle « la Yoko Ono de la famille royale ».
Yoko Ono et John Lennon avec une pancarte pacifiste, dans le quartier de Saville Row, à Londres, le 15 décembre 1969.  PICTURE-ALLIANCE / PHOTOSHOT

L’historienne de l’art Camille Viéville, autrice d’Ono, paru en mars 2024 aux éditions Les Pérégrines, se souvient d’avoir elle-même été contaminée par ce récit : « Ado, j’adorais les Beatles, mais je n’aimais guère Yoko Ono. » Dans son livre, elle raconte sa découverte du travail de la Japonaise au cours de ses recherches sur les femmes artistes : « Elle a été l’une de celles qui ont permis l’éclosion de l’art conceptuel. Elle a créé des liens inédits entre les musiques expérimentale et populaire, elle a consacré son existence à militer pour les femmes et pour la paix et elle laisse une œuvre considérable. »

Foi absolue dans l’imagination

Avalée par la légende des Beatles, l’artiste fait depuis deux décennies l’objet d’une réévaluation sérieuse. « Un travail important a été fait à partir des années 1990 par les historiens de l’art américain, notamment par un spécialiste de la mouvance artistique Fluxus à laquelle elle appartenait au début des années 1960, souligne Camille Viéville.Elle est désormais reconnue pour son œuvre, surtout pour la première partie de sa production, entre 1955 et 1973. » Cette entreprise s’inscrit dans un mouvement plus large qui consiste depuis une dizaine d’années à redonner toute leur place aux artistes femmes du XXe siècle.

Agée de 91 ans et désormais retirée de la vie publique, Yoko, l’« enfant de l’océan » en japonais, est née en 1933 à Tokyo. Dans la famille Ono, l’une des plus riches et influentes du pays, tout le monde compose et joue de la musique. Son père, Yeisuke, a rêvé d’être pianiste, mais il s’est résolu à devenir banquier. Sa mère, Isoko, interprète avec virtuosité le nagauta (un chant traditionnel, littéralement un « chant long ») et maîtrise à la perfection les instruments japonais. Leur aînée, Yoko, apprend le piano, l’opéra, la composition. C’est une enfance studieuse, heureuse mais bientôt tragique, car la famille doit fuir les bombardements américains sur Tokyo en 1944.

Loin de la ville, la fillette invente des jeux pour tromper la faim et la peur qui tenaillent son petit frère. Il faut imaginer, suggère-t-elle. Imaginer un repas de crème glacée, par exemple. Et ça les réconforte. C’est aussi à cette époque qu’elle se met à aimer le ciel, motif récurrent et obsessionnel dans son œuvre, le ciel bleu sur lequel elle peut projeter tout ce à quoi elle rêve. Elle dit tenir de là sa foi totale et absolue dans l’imagination. Elle n’est alors qu’une enfant, mais, des décennies plus tard, c’est cette proposition artistique qu’elle développera.

L’avant-garde new-yorkaise se presse dans son loft

En décembre 1960, Yoko Ono, installée à New York pour suivre des études (qu’elle abandonne rapidement), loue pour une poignée de dollars un loft au dernier étage d’un immeuble, au 112 Chambers Street. C’est un espace sommaire, sans électricité ni chauffage, mais avec La Monte Young, pionnier de la musique minimaliste, elle rêve d’en faire un lieu de rencontres et de création. Pour son premier concert, elle récupère un vieux radiateur auprès du concierge, emprunte un piano à queue et invite une poignée d’artistes. Au milieu des vrombissements du radiateur – brrr, brrr –, elle improvise un chant inspiré du kabuki japonais.

Pendant plusieurs mois, toute l’avant-garde artistique new-yorkaise se presse dans ce loft où se montent performances et expositions. On y croise les artistes Marcel Duchamp, Isamu Noguchi, Robert Rauschenberg, Peggy Guggenheim et les compositeurs John Cage, Richard Maxfield et David Tudor.

« C’est à cette époque qu’elle commence à présenter des choses un peu étranges qu’elle appelle des “peintures-instructions” », explique Thierry Raspail, ancien directeur du Musée d’art contemporain de Lyon et commissaire de « Yoko Ono. Lumière de l’aube », qui présentait plus de cent œuvres, poèmes, installations et films en 2016. Ses instructions sont des notes indiquant avec précision aux participants une méthode à suivre pour peindre, écrire, composer, jouer de la musique. Ce sont des consignes, poétiques, parfois drôles, qui invitent à penser, à rêver, à laisser gamberger son esprit.

Sa première partition conceptuelle s’appelle Secret Piece (1953) : on peut y lire « Décide d’une note que tu veux jouer. Joue-la avec l’accompagnement suivant : la forêt entre 5 heures et 8 heures en été. » Suit une mélodie pour piano, un fajoué en continu par la main gauche, et l’indication suivante : « avec l’accompagnement des oiseaux chantant à l’aube ».Des dizaines d’autres suivront, comme Painting to See the Skies (1961) : « Fais 2 trous dans une toile, accroche-la où tu peux voir le ciel… » ou Sound Piece II : « Ecoutez votre respiration/Ecoutez la respiration de votre enfant/Ecoutez la respiration de votre ami/Continuez à écouter. » Beaucoup sont rassemblées dans un livre, Grapefruit, paru en 1964 et réédité en 2015.

Pratique conceptuelle avant l’heure

En 1961, elle fait la rencontre décisive de l’artiste et galeriste George Maciunas. Comme elle, il est jeune et fauché. Comme elle, il veut révolutionner l’art, le désembourgeoiser, le décloisonner. Les dadaïstes, Marcel Duchamp, John Cage sont leurs plus grandes inspirations. Il lui propose d’exposer dans sa galerie, AG Gallery, sur Madison Avenue. En la visitant, elle découvre un lieu plongé dans la pénombre : Maciunas n’a plus un rond et plus d’électricité. Elle accepte, c’est sa première exposition.

C’est l’été. Un été chaud, humide. Elle se sent heureuse. Elle et George Maciunas, exaltés, imaginent une nouvelle voie artistique. Non, pas un mouvement, elle n’aime pas ce mot qui sonne trop establishment. Maciunas insiste, leur non-mouvement s’appellera Fluxus, terme construit à partir de flushing (« tirer la chasse »). Ce groupe rassemble des plasticiens, musiciens, chorégraphes, vidéastes ou écrivains aussi iconoclastes et différents que George Brecht, Robert Filliou, Charlotte Moorman, Ben et donc Yoko Ono.

Dans un texte publié en 1971, Ono explique sa démarche : « Les artistes ne doivent pas créer davantage d’objets, le monde est rempli de tout ce dont il a besoin. J’en ai assez de ceux qui font des grosses masses de sculpture, s’en servent pour occuper beaucoup de place, pensent qu’ils ont fait quelque chose de créatif et n’autorisent les gens qu’à admirer cette masse. » Là encore, ce qu’elle veut, c’est pousser chacune, chacun à imaginer.

Lorsqu’elle retourne au Japon, au début de 1962, avec son premier mari, le musicien Toshi Ichiyanagi, elle va plus loin encore dans son entreprise de dématérialisation de l’œuvre d’art. En 1963, lors de son exposition solo au Sogetsu Art Center, à Tokyo, elle expose plus de trente instructions pour des peintures, mais, cette fois-ci, il n’y a aucune toile pour les accompagner. Elle passe de la peinture-instructions (réalisée) aux instructions pour peintures (écrites mais non réalisées). L’instruction tient lieu d’œuvre.

« Elle s’oriente vers une pratique totalement conceptuelle avant l’heure. Elle invente ce qui s’intitulera art conceptuel sept ans plus tard, avec Lawrence Weiner ou Robert Barry », souligne Thierry Raspail, qui juge ce moment majeur dans l’œuvre de Yoko Ono : « ll n’y a que deux artistes qui sont véritablement allés au bout de ce phénomène : Yoko Ono et George Brecht. »

« Ça valait le coup d’attendre ! »

Cette parenthèse japonaise explique en partie pourquoi beaucoup sont passés à côté du travail de Yoko Ono. « A partir de 1963, pendant que Fluxus décolle aux Etats-Unis et en Europe, elle n’est pas là, raconte Thierry Raspail. Ces artistes sont tous révolutionnaires, mais ils sont un peu machos quand même et ils ne tiennent plus tellement compte de cette femme. Les liens avec l’Asie ne sont pas ceux d’aujourd’hui, le Japon est lointain. » 

Dans M Le magazine du Monde, en 2015, Yoko Ono était revenue sur le rejet dont elle avait fait l’objet à cette époque : « La combinaison n’était pas bonne : une femme, une Asiatique, comment pourrait-elle être une artiste ? On a aussi dit que je serais devenue artiste parce que j’aurais découvert la modernité en arrivant à New York. C’est faux. Ce que j’ai fait à New York à partir des années 1950, je le faisais déjà au Japon, avant de venir… »

Longtemps mésestimée, son œuvre se diffuse progressivement tout au long des années 2000, dans de grandes institutions comme le MoMA, qui présente en 2015 l’exposition « Yoko Ono : One Woman Show 1960-1971 », saluée par cette phrase du New York Times « Ça valait le coup d’attendre ! » Le 21 juillet 2024, elle a reçu la prestigieuse médaille Edward MacDowell pour l’ensemble de son œuvre et, au printemps 2025, le journaliste David Sheff doit faire paraître Yoko (chez Simon & Schuster), la première grande biographie de l’artiste qui « non seulement réhabilite la réputation de Yoko Ono, mais l’élève au rang d’icône », explique-t-il. Un documentaire consacré au couple qu’elle a formé avec John Lennon sera présenté en septembre au Festival de Venise.

Le spectateur jamais passif

En dehors des grandes institutions, l’artiste accepte aussi des propositions plus modestes, comme, en 2021, une exposition à L’Aire d’Arles, un petit centre d’art atypique, tout juste inauguré. « C’était incroyablement généreux de sa part », salue Jonathan Pierredon, son fondateur, qui n’en revient pas qu’elle ait honoré l’invitation de ce lieu totalement inconnu à l’époque.

Thierry Raspail et Jon Hendricks, le directeur des expositions de Yoko Ono depuis la fin des années 1980, travaillent alors autour du thème du ciel, qu’elle aime tant. « J’ai choisi un grand nombre d’instructions qu’elle avait écrites entre 1953 et 2020 qui concernaient le ciel, il a ensuite fallu les réaliser, raconte Thierry Raspail. Lorsqu’elle donne ses indications concernant des globes à exposer, ­l’impératif est d’avoir des globes, mais ils peuvent faire 2 mètres ou 30 centimètres de diamètre. Il peut y en avoir trente ou cinq. Vous êtes libre d’interpréter l’instruction. Il n’y a pas l’idée d’une œuvre originale, donc aucune exposition ne ressemble à une autre. »

Et le spectateur n’est jamais passif. Emma Lavigne rappelle que Yoko Ono est « l’une des premières artistes à penser à la façon dont il faut impliquer le visiteur ». L’œuvre My Mommy Is Beautiful propose ainsi à chacun d’épingler une photographie ou un message au sujet de sa mère. L’écrivaine Julia Kerninon, qui l’a visitée à Londres, est restée marquée : « C’est une œuvre d’une grande tendresse et on n’associe pas beaucoup la tendresse à Yoko Ono. » 

Mend Piece (1966) invite pour sa part à réparer de la vaisselle brisée. Bag Piece (1964) suggère de se glisser à deux sous une grande couverture fine et opaque, pour se découvrir l’un l’autre sans race, sans genre, sans âge, etc. C’est sans doute aussi ce caractère en partie intangible du travail d’Ono qui a ralenti sa reconnaissance par les institutions et perturbé sa réception critique, observe encore l’historienne de l’art Camille Viéville.

Que deviennent les mots laissés par les visiteurs, les dessins, les vœux accrochés sur les branches des Wish Trees, incontournables de ses expositions ? Récoltés par l’équipe de Yoko Ono, un million de ces vœux sont conservés à Reykjavik, en Islande, enterrés sous l’Imagine Peace Tower, un socle de pierre d’où est projetée une colonne lumineuse vers le ciel chaque soir entre le jour de l’anniversaire de John Lennon (le 9 octobre) et celui de sa disparition (le 8 décembre).

Redécouverte à travers son travail musical

Yoko et John, l’un des couples d’artistes les plus connus au monde, surmédiatisé, a volontairement mélangé vies privée et publique. Ils ont fait de leur lune de miel un happening en organisant des Bed-In, ces événements où, couchés dans des pyjamas blancs dans des suites d’hôtel à Amsterdam puis à Montréal, ils ont convié des journalistes du monde entier à écouter leur message pacifiste. « Cette œuvre d’art est la réunion de leurs champs contraires, observe Emma Lavigne, conceptrice, en 2009, de l’exposition célébrant les 40 ans de l’événement au Musée des beaux-arts de Montréal. Ils ont composé là une œuvre performative, participative et musicale. » 
Le couple enregistre aussi plusieurs albums en duo. Lorsque, en 1971, John Lennon sort en solo les dix titres qui composent Imagine, difficile de ne pas sentir l’influence de Yoko Ono, qui donne son nom au dernier morceau, Oh Yoko !« Le motif céleste y est très présent, souligne Camille Viéville. Autant que l’influence des fameuses instructions de Yoko Ono qui commençaient souvent par “imagine ceci” ou “imagine cela”» Quelques mois avant sa mort, le 8 décembre 1980, John Lennon révèle que Yoko Ono est la coautrice du tube qui donne son titre à l’album. Mais l’artiste ne sera créditée comme telle par la National Music Publishers Association qu’en 2017.
John Lennon et Yoko Ono assistent au concert de Bob Dylan au festival de musique de l’île de Wight (Angleterre), le 1ᵉʳ septembre 1969. 
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John Lennon et Yoko Ono au Lyceum Ballroom, à Londres, le 16 décembre 1969. 
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C’est précisément à travers la musique qu’on redécouvre son œuvre dans le courant des années 1990. Proche de John Cage, dont elle suit les séminaires de composition expérimentale zen à New York et avec qui elle entretient des liens étroits au cours des décennies 1950 et 1960, Yoko Ono s’impose comme une figure de cette mouvance. Elle s’inspire des bruits de la nature et du chant des oiseaux, des bruits du quotidien et du son le plus primitif : le cri.

« C’est une des choses que je préfère dans son travail, dit Camille Viéville. Quelque chose de très primaire et en même temps d’extraordinairement maîtrisé parce qu’elle a une formation de musicienne classique. » Pour se rendre compte « de la puissance, de l’intensité et de la maîtrise du cri d’Ono », elle recommande de taper « Yoko Ono Voice Piece for Soprano MoMA 2010 » sur YouTube : « C’est quelque chose qui est au-delà d’une certaine idée de la féminité, qui ne cherche pas à séduire. Il lui vient d’un souvenir d’enfance, une domestique qui imitait les râles d’un accouchement. »
Ce sont ces expériences qui inspirent la jeune scène indépendante dans les années 1990 et 2000 : Björk, Sonic Youth, Peaches, les Flaming Lips et plus tard les Pet Shop Boys ou Lady Gaga. La mouvance Riot grrrl célèbre son travail comme celui d’une femme accomplie, puissante et géniale. La vigueur de la troisième vague féministe, amorcée dans les années 2010, entérine la réhabilitation de celle qui écrivait dès 1974 dans son titre Yes, I’m a Witch : « Oui, je suis une sorcière, je suis une salope/Je me fiche de ce que vous dites/Ma voix est réelle, ma voix est vérité. » 

Traversée des catastrophes

Dans une interview donnée au magazine Mother Jones en juin 1984, Yoko Ono racontait qu’un jour John Lennon lui avait suggéré de se faire passer pour un homme : « Si j’étais gay, et que mon compagnon était aussi talentueux que toi, il serait reconnu comme un artiste. Peut-être qu’on devrait dire que tu es un mec. » Ça l’avait fait rire. Le rire et l’imagination, des armes dans sa traversée des catastrophes : la guerre au Japon, l’enlèvement de sa fille aînée, Kyoko, par son ­deuxième mari, Anthony Cox, dans les années 1970, ses fausses couches, l’assassinat de John Lennon et le déchaînement de haine qu’elle suscite.

En 1981, la pochette de son album Season of Glass, qui montre les lunettes de l’ex-Beatle tachées de sang, provoque une violente campagne contre elle, l’accusant de tirer profit de la mort du chanteur. De cet épisode, Julia Kerninon écrit dans son recueil poétique Yoko Ono (L’Iconopop, 2023) : « Elle répond : Les lunettes vous ont choqués ? Laissez-moi vous dire. Il y avait un cadavre étendu sur le sol. Il y avait du sang (…) Il m’est revenu dans un simple sac en papier brun. Je veux que vous sachiez ça. Parce que c’est ça qui s’est passé. »

L’autrice, qui voit en Yoko Ono une héroïne féministe, a voulu raconter celle que les hommes trouvent insupportable mais qui « nous rappelle que nous avons d’autres buts qu’être supportées ». Elle dit : « Une femme comme Yoko Ono était débarrassée du patriarcat. Elle a résisté à l’injonction d’être jolie, gentille, sage. Elle est féministe parce qu’elle ne s’est pas interdit l’égoïsme, parce qu’elle a fait passer son art avant tout. »

Figure féministe

Activiste pacifiste, l’artiste a aussi été l’une des intervenantes de la première conférence féministe internationale de NOW (National Organization for Women) à Harvard. Ses chansons dédiées aux femmes, ses performances, ses films coréalisés avec John Lennon, comme Rape (1969) ou Fly (1970), sont autant de manifestes contre la misogynie. « Sa pièce Arising, présentée en 2013 à la Biennale de Venise, est passée relativement inaperçue alors qu’elle aurait dû sauter aux yeux : c’était à la fois un amas de vêtements, des vidéos et un recueil de témoignages dénonçant les violences faites aux femmes », se souvient Thierry Raspail.
Une image de « Bottoms » (« fesses »), court-métrage de Yoko Ono datant de 1966. 
YOKO ONO

Camille Viéville évoque aussi cette phrase imprimée dans son album Feeling the Space, en 1973 : « Cet album est dédié aux sœurs qui sont mortes dans la douleur et le chagrin et à celles qui sont actuellement en prison et dans les hôpitaux psychiatriques, car incapables de survivre dans une société masculine. »

Cette femme « impliable », selon la formule de Julia Kerninon, est aussi celle que John Lennon a remerciée de lui avoir ouvert les yeux. Dans l’une de ses dernières interviews, l’ex-Beatles revient sur son passé misogyne : « Je me bagarrais avec les hommes et je tapais sur les femmes. (…) Je suis un homme violent qui a appris à ne pas être violent et qui regrette sa violence. » Après leur mariage, il ajoute le patronyme d’Ono au sien et choisit, après la naissance de leur fils, Sean, de se consacrer à son éducation pendant que Yoko Ono s’occupe de la gestion de leur fortune et de son art.
Yoko Ono dans son appartement du Dakota Building, à New York, le 8 décembre 1981, un an après l’assassinat de John Lennon. 
DEREK HUDSON / GETTY IMAGES

Elle a continué de veiller avec une exigence scrupuleuse sur cet héritage, leur héritage. Malgré son désarroi, elle a vécu jusqu’en 2020 dans leur immense appartement immaculé, au 7e étage du Dakota Building, au pied duquel John Lennon a été assassiné. Elle a quitté cette forteresse, où vécurent avant eux Leonard Bernstein, Judy Garland ou Rudolf Noureev, pour une ferme dans les Catskills, au nord de New York. Reste, au rez-de-chaussée du Dakota Building, le Studio One. Là, les équipes de Yoko Ono, chargées de ses activités et archives, veillent désormais à leur tour à perpétuer son message : « Imagine peace ».

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Yoko Ono, rencontre avec une créatrice inclassable

Bien avant de devenir la muse de John Lennon, Yoko Ono a été une pionnière de la performance et une créatrice inclassable. Le MoMA revient sur cette période prolifique avec l’exposition « Yoko Ono : One Woman Show, 1960-1971 ». Rencontre avec un mythe.

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Publié le 01 juillet 2015

Yoko Ono est assise à l’extrémité de la table, dans la cuisine, une longue table dans une très grande cuisine, elle-même dans un immense appartement – l’appartement qu’elle occupe depuis des décennies dans le Dakota Building. Pour y parvenir, il faut triompher du portier qui garde le porche sur le trottoir, celui où John Lennon a été assassiné ; donner la bonne réponse au concierge qui vous regarde venir de derrière son bureau ; prendre l’ascenseur lambrissé, sous la conduite de Klara, la secrétaire de l’artiste ; se déchausser à la porte d’entrée parce que, explique celle-ci, les tapis sont blancs ; suivre un long couloir sans pouvoir s’arrêter ni devant les toiles et les dessins qui couvrent les murs, ni devant une vaste collection de lunettes noires et de chapeaux de paille déployée sur une table ; et, enfin, traverser la cuisine. La pièce est silencieuse et l’on se croirait plutôt dans une maison en Toscane qu’en bordure de Central Park. On ne s’attendait pas à un tel endroit. A vrai dire, on ne sait pas à quoi s’attendre. Yoko Ono est un être mythique. Comment interroger un être mythique ?

Rétrospective avec une centaine de pièces de l’artiste

Elle avertit en préambule : « Si vous me posez des questions auxquelles je ne veux pas répondre, je n’y répondrai pas. » On approuve d’autant plus volontiers que le propos est d’interroger Yoko Ono sur ses performances et créations artistiques des années 1960, et non sur ce qui s’est passé plus tard et qui appartient principalement à l’histoire de la musique contemporaine. L’occasion, c’est l’exposition intitulée « Yoko Ono : One Woman Show, 1960-1971 », qui se tient jusqu’au 7 septembre au Museum of Modern Art (MoMA).

Pour la première fois, le musée new-yorkais lui consacre une rétrospective, fondée en partie sur une collection privée donnée en 2008 et forte d’une centaine de pièces de l’artiste. Disposée dans un ordre à peu près chronologique, l’exposition réunit textes, photographies documentaires, archives, enregistrements, rares installations et peintures encore plus rares. Elle se divise schématiquement en quatre chapitres : l’époque du loft au 112 Chambers Street, à New York, dans le quartier de Tribeca, où, de décembre 1960 au début de 1962, Yoko Ono accueille les concerts et les happenings les plus expérimentaux du moment et participe aux activités du groupe Fluxus, conduit par John Cage ; l’époque du retour au Japon, entre 1962 et 1964, qui est celle des performances les plus célèbres de Yoko Ono, dont la Cut Piece ; celle du retour aux Etats-Unis et de l’accession à une plus grande visibilité ensuite.

En septembre 1966, elle s’embarque pour la Grande-Bretagne, où elle rencontre John Lennon, premier visiteur de son exposition à l’Indica Gallery, à Londres. La suite, de leur mariage à la création du Plastic Ono Band et à la campagne « War is over », est largement connue, au risque d’approximations dans les récits – ce que l’exposition s’applique à corriger. Elle finit en 1971 sur la fausse exposition « Museum of Modern (F) art » que Yoko Ono introduit subrepticement au MoMA. A cette date, la respectable institution ne veut pas d’elle et de la proposition qu’elle fait au spectateur : observer le vol de mouches qu’elle aurait lâchées dans les salles.

Yoko Ono en images et en 60 secondes

Voici donc de quoi il s’agit de parler avec elle. Mais avant que l’on ait eu le temps de poser la première question, elle engage la partie. « Comment avez-vous trouvé l’exposition ? » On l’a visitée quelques jours plus tôt, parmi plusieurs centaines d’autres visiteurs très attentifs et patients, venus pour son œuvre et non pour sa vie avec Lennon, dont rien n’est montré. Ce qu’on lui dit en risquant une critique : les œuvres sont un peu trop à l’étroit et le musée aurait été bien inspiré de leur consacrer une part plus considérable de son dernier étage, dont elles n’occupent pas même la moitié. Elle approuve : « Bien sûr. Il y a des jours où il y a tant de monde que l’on ne peut plus entrer… C’est tout simplement que le musée ne m’a pas prise au sérieux. Il n’y croyait pas. » N’est-ce pas trop dire ? Elle insiste : « Dans l’exposition, je pense qu’il y a peut-être le tiers de ce que j’ai fait dans ces années-là. Si ce qui n’y est pas me manque ? Non. Je n’y pense que quand quelqu’un m’en parle. Je veux garder mon esprit libre. Sinon, j’aurais arrêté de créer… Et puis, il y a beaucoup de choses qui ont disparu, des textes, des photos, des films – disparus ou détruits délibérément par des gens qui n’en voulaient pas. »

Volonté farouche de se démarquer

Cette longue résistance, il ne fait guère de doute qu’elle s’explique, à partir des années 1970, par le facteur « Beatles » et la supposée responsabilité de Yoko Ono dans la séparation du groupe. Pour cette raison, elle est devenue l’objet d’une hostilité quasi générale, qui n’a que lentement perdu de son intensité. Mais, avant Lennon, dans les années 1960 ? À ses yeux, elle n’était de toute façon pas la bienvenue dans le monde de l’art new-yorkais.

« La combinaison n’était pas bonne : une femme, une Asiatique, comment pourrait-elle être une artiste ? On a aussi dit que je serais devenue artiste parce que j’aurais découvert la modernité en arrivant à New York. C’est faux. Ce que j’ai fait à New York à partir des années 1950, je le faisais déjà au Japon, avant de venir. Beaucoup de ce que j’ai écrit là-bas alors a été détruit. C’était inclassable, poésie et essai, tout à fait comme ce que j’ai écrit par la suite… On a aussi voulu me situer par rapport au groupe Gutaï. Mais, quand j’étais encore au Japon, j’en ignorais l’existence et je n’en ai entendu parler que plus tard, ici, par Claes Oldenburg [sculpteur suédois du mouvement pop.] Ce sont les Américains qui m’ont appris qu’il existait un groupe de jeunes artistes japonais qui, dans les années 1950, réalisaient des performances. Le pop, c’est la même chose. Naturellement, les artistes pop étaient à New York et il m’est arrivé d’en croiser dans des vernissages. Andy Warhol était un bon ami. Mais, lui excepté, ce que faisaient les artistes pop n’était pas pour moi. » Sa volonté de se démarquer est farouche, aussi intense à 82 ans qu’à 20.

Plus tard, alors que la rencontre s’achève, elle y revient sur un mode plus moqueur, à travers une anecdote. Comme le nom de Max Ernst est venu dans la conversation, elle raconte : « Il a eu une exposition dans une galerie à New York. Je ne sais plus où. » Vraisemblablement s’agit-il de celle qui eut lieu dans la galerie d’Alexandre Iolas au début de 1962. « Le sculpteur Isamu Noguchi, un ami commun, m’a invitée à l’inauguration. Max Ernst était là, au milieu d’un cercle de vieilles dames riches en adoration devant lui. Noguchi m’a proposé d’aller le saluer. Je n’ai pas voulu. Je lui ai répondu que je n’avais aucune raison d’aller le saluer, mais que si lui venait, alors oui. J’étais si arrogante… Je ne voulais rien demander à personne – et surtout pas à un marchand ! » Elle hausse les épaules. « A un moment, Ernst a quitté ses vieilles dames pour venir me parler. Quelques jours plus tard, il est venu à Chambers Street en compagnie de Marcel Duchamp. »

De Marcel Duchamp, il avait déjà été question dans la conversation, à propos de White Chess Set, un dispositif qu’elle a créé en 1966 et qui est réactivé plusieurs fois par semaine dans le cadre de l’exposition du MoMA. Il s’agit d’un jeu d’échecs dont toutes les pièces et toutes les cases ont été peintes en blanc. Difficile de ne pas penser immédiatement à la place que les échecs ont tenue dans la vie et les œuvres de Duchamp, à sa participation à des championnats internationaux et à l’annonce qu’il fit au début des années 1920 selon laquelle il avait renoncé à toute activité artistique pour se consacrer entièrement au jeu et à ses difficultés.

À peine énoncée, l’hypothèse suscite une protestation. « Duchamp ? Mais ça n’a rien à voir. Je n’ai jamais été proche de son travail. Il est venu chez moi, je le respectais, mais on ne s’est jamais vraiment connus… Les échecs, beaucoup d’artistes de Fluxus s’y sont intéressés. Ils ont créé des pièces à leur manière. Man Ray l’avait fait avant eux. Les échecs étaient dans l’art et je m’y suis intéressée, moi aussi. Mais d’une manière complètement différente. Dessiner des pièces d’un nouveau style, ça m’était égal. »

Le geste est explicite : rejet et agacement. Puisque son interlocuteur a si peu compris, il faut qu’elle lui explique. « Mon idée est de faire jouer les blancs contre les blancs sur un échiquier dont toutes les cases sont blanches. Que se passe-t-il quand une partie commence ? Dans un premier temps, les joueurs savent quelles sont leurs pièces, sur quelles cases. Mais, à un certain moment, il n’est plus possible de le savoir. Vous ne savez plus si vous jouez votre pièce ou celle de l’adversaire. Et comme chacun a un grand désir de gagner, chacun commence à mentir : “C’est ma pièce ! – Non, c’est la mienne !” Ils ne peuvent plus jouer. Et c’est ce comportement qui m’intéresse, le fonctionnement psychique, le désir de gagner dans ce cas. »

Cette dernière phrase s’applique à l’essentiel de ses performances. La plupart sont participatives, appellent le spectateur à cesser d’en être un et place l’artiste dans une position moins d’acteur que d’observateur des effets du dispositif qu’il a conçu – et qui est un dispositif d’expérimentation psychique en effet. Ainsi en est-il de la Bag Piece, réalisée pour la première fois en 1964 et souvent réactivée depuis – y compris au MoMA pendant la rétrospective. Le principe est simple : sur une scène ou dans n’importe quel lieu public, une ou deux personnes sont entièrement couvertes d’un tissu sombre, sous lequel elles bougent. Invisibles, elles peuvent voir les réactions que leurs mouvements provoquent entre les mailles de l’étoffe. « S’il y a deux personnes, et qu’elles bougent, qu’est-ce que les spectateurs s’imaginent ? Ils croient à des gestes érotiques. Ils s’arrêtent. Ils voudraient voir : voir ce qu’ils imaginent. Alors qu’il n’y a rien de tel. Mais parce qu’il y a deux personnes sous la couverture, ça doit forcément être sexuel ? On dirait bien. »

« Conceptuelle depuis l’enfance »

Même trouble devant le film Fly, réalisé en 1970. On y voit en gros plan une mouche se poser à différents endroits du corps nu d’une femme. Commentaire de Yoko Ono : « Que regardez-vous alors ? La mouche ? Le corps nu ? Comment réagissez-vous et à quoi ? Etes-vous ce corps nu parce que vous le regardez ? Ou peut-être êtes-vous la mouche qui se pose dessus ? Tel est toujours l’enjeu, psychique. »

Naturellement, la célébrissime Cut Piece est l’archétype de ces dispositifs. Le film a été montré dans des dizaines d’expositions et de biennales : Yoko Ono est agenouillée sur la scène, sagement vêtue. Des ciseaux sont posés près d’elle. Les spectateurs sont invités à venir découper un fragment de ses vêtements, de la taille qu’ils veulent, à l’endroit de son corps qu’ils veulent.

« La première fois, c’était au Japon, en juillet 1964. Les Japonais ont considéré la performance sous un aspect spirituel, comme une danse. A Kyoto, un homme est monté sur la scène, avec un couteau ou des ciseaux – je ne me souviens plus –, et sa position était celle d’un assassin, comme s’il allait me poignarder. En fait, c’était une pantomime. Il était comme une sculpture vivante. Il est resté ainsi un moment puis il est reparti. Je n’ai pas eu peur, alors qu’aujourd’hui je ne le ferais plus, parce que je connais mieux l’humanité.

Etait-ce différent à New York, l’année suivante ?

Très différent. Un silence total. Les gens hésitaient à monter. On sentait leur embarras. Alors qu’à Londres, en 1966, il y a une vingtaine de gars qui sont venus tout de suite. Ils se seraient bousculés.

Le film a été tourné à New York, au Carnegie Recital Hall. On y voit un homme qui dégage un sentiment de violence, qui coupe et coupe encore.

Oui, avec celui-là, c’était violent. C’est à ce moment-là que j’ai serré mes bras sur ma poitrine, pour me protéger. On le voit dans le film.

Vous savez qui il était ? L’avez-vous revu ?

Pas du tout. Je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai jamais revu. Rien. »

De quel courant relevaient ces actions ? De plus en plus – c’est ainsi le cas dans le catalogue de l’exposition – Yoko Ono est qualifiée d’artiste « préconceptuelle ». Comme on pouvait le pronostiquer, ce classement ne lui convient guère. « J’étais conceptuelle avant que le mouvement n’existe. En fait, j’ai toujours été conceptuelle, depuis mes débuts, depuis l’enfance. » Sans doute a-t-on trahi un peu de surprise. « Je vais vous expliquer pourquoi. Cela remonte à mes parents. Ma mère était une musicienne qui jouait de cinq ou six instruments – des instruments asiatiques. Mon père était pianiste. Il souhaitait être professionnel, donner des récitals. Son propre père était banquier et ne voulait pas d’un fils pianiste, mais d’un fils banquier, pour que la tradition familiale soit respectée. Mon père a cédé et n’a plus été qu’un pianiste du week-end au lieu d’un soliste. Il a souffert d’avoir eu la faiblesse d’abandonner l’art. Ma mère n’a pas continué non plus sa carrière de musicienne. Tous deux étaient donc insatisfaits – et peu chaleureux, peu expansifs. J’ai dû me créer un monde pour moi-même. Je le devais pour exister – un monde imaginaire. » A l’évidence, par conceptuel, elle entend toute activité mentale. Imaginer en est une.

« Besoin de l’art pour survivre »

« Il y a eu autre chose. Pendant la guerre, il n’y avait presque plus de nourriture. Mon petit frère avait faim, il était déprimé. Un jour, je lui ai dit que la solution était de rêver un menu. Et ça a marché. Il est entré dans le jeu et cela l’a aidé à survivre… En fait, c’est aussi simple
que cela : j’avais besoin de l’art pour survivre. »
Elle poursuit sans laisser le temps d’une question. « Je vais vous raconter une autre histoire, que j’ai entendue à Moscou. Pendant la seconde guerre mondiale, les nazis encerclaient Leningrad. Les gens mouraient de faim dans la ville. Mais il y avait un animateur à la radio, qui racontait des histoires si captivantes et si drôles que tous les habitants l’écoutaient. C’était sa façon de les aider à tenir. Est venu un jour où l’animateur lui-même, épuisé, n’a plus eu la force de raconter des histoires drôles. Alors, il s’est contenté de faire tic, tic, tic dans le micro – ce qui a encore aidé les auditeurs à survivre. Il était encore là, avec eux. » Elle répète tic, tic, tic. « Cet homme était un artiste. Ce que je crée, je le crée pour survivre, moi aussi, et pour aider les autres à survivre. C’est essentiel. Quand mon frère est entré dans mon jeu, lorsqu’il a demandé des glaces, j’avais gagné. J’avais 8 ou 9 ans… Il y a une autre histoire, bien plus connue : celle de ce roi de Perse, qui épouse chaque jour une vierge et la fait tuer le lendemain matin pour en épouser une autre. Un jour, celle qu’il épouse et qui sait ce qu’elle risque imagine que, pour survivre, il lui faut inventer une nouvelle histoire chaque soir pour tenir le roi en haleine. Ce sont les contes des Mille et Une Nuits, ceux de la reine Shéhérazade. Il m’arrive de penser – c’est immodeste – que je suis cette reine. »

Comme toute reine digne de ce nom, Yoko Ono vit parmi des œuvres d’art. On risque la question que l’on a à l’esprit depuis les premiers pas dans l’appartement, celle de sa collection, tout en craignant qu’elle mette sa menace à exécution et refuse cette fois de répondre. En effet : « Je n’aime pas en parler et je n’aime pas le mot “collection”, parce qu’il a pris un côté investissement et spéculation que je déteste. Les œuvres qui sont ici, je les ai achetées par amour. Après la mort de John, j’ai voulu faire quelque chose pour moi. C’est ainsi que ça a commencé.

Il m’a semblé voir surtout des œuvres des années 1920 -1930.

Des œuvres européennes, des expressionnistes allemands, des surréalistes…

Magritte.

Magritte… Quand j’ai rencontré John à Londres, il avait peur que je le trouve un peu petit-bourgeois. » (Le mot qu’elle emploie à plusieurs reprises est suburban.) « Il craignait que je le trouve nul. C’est ridicule, mais c’est ainsi. Aussi m’a-t-il dit : “Je suis comme un Magritte. A l’extérieur, j’ai l’air d’un bourgeois en costume, mais à l’intérieur je suis sauvage [wild].” Il aimait Magritte, moi aussi. J’ai continué. »

8 janvier 1972 : Yoko Ono et John Lennon parlent de leurs projets et de leur engagement politique… dans leur lit (14 min 20)

Yoko Ono : One Woman Show, 1960-1971,au MoMA, à New York. Jusqu’au7 septembre. www.moma.org









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