Le Kremlin de Custine sur France Q
Le Kremlin sur sa colline m’est apparu de loin comme une ville princière, bâtie au milieu de la ville populaire. Ce tyrannique château, cet orgueilleux monceau de pierres domine le séjour du commun des hommes de toute la hauteur de ses rochers, de ses murs et de ses campaniles, et contrairement à ce qui arrive aux monuments d’une dimension ordinaire, plus on approche de cette masse indestructible, et plus on est émerveillé. Tel que certains ossements d’animaux gigantesques, le Kremlin nous prouve l’histoire d’un monde dont nous ne pouvons nous empêcher de douter encore, même en en retrouvant les débris. À cette création prodigieuse, la force tient lieu de beauté, le caprice d’élégance ; c’est le rêve d’un tyran, mais c’est puissant, c’est effrayant comme la pensée d’un homme qui commande à la pensée d’un peuple ; il y a là quelque chose de disproportionné : je vois des moyens de défense qui supposent des guerres comme il ne s’en fait plus ; cette architecture n’est pas en rapport avec les besoins de la civilisation moderne.
Héritage des temps fabuleux, où le mensonge était roi sans contrôle : geôle, palais, sanctuaire ; boulevard contre l’étranger, bastille contre la nation, appui des tyrans, cachots des peuples : voilà le Kremlin !
Espèce d’Acropolis du Nord, de Panthéon barbare, ce sanctuaire national pourrait s’appeler l’Alcazar des Slaves.
Tel fut donc le séjour de prédilection des vieux princes moscovites, et pourtant ces redoutables murailles ne suffirent pas encore à calmer l’épouvante d’Ivan IV.
La peur d’un homme tout-puissant est ce qu’il y a de plus terrible en ce monde, aussi n’approche-t-on du Kremlin qu’en frémissant.
Des tours de toutes les formes : rondes, carrées, ovales, à flèches aiguës, des beffrois, des donjons, des tourelles, des vedettes, des guérites sur des minarets, des clochers de toutes les hauteurs, différant de couleurs, de style et de destination ; des palais, des dômes, des vigies, des murs crénelés, percés ; des meurtrières, des mâchicoulis, des remparts, des fortifications de toutes sortes, des fantaisies bizarres, des inventions incompréhensibles, un kiosque à côté d’une cathédrale ; tout annonce le désordre et la violence, tout trahit la continuelle surveillance nécessaire à la sûreté des êtres singuliers qui se condamnèrent à vivre dans ce monde surnaturel. Mais ces innombrables monuments d’orgueil, de caprice, de volupté, de gloire, de piété, malgré leur variété apparente n’expriment qu’une seule et même pensée qui domine tout ici : la guerre soutenue par la peur. Le Kremlin est sans contredit l’œuvre d’un être surhumain, mais d’un être malfaisant. La gloire dans l’esclavage, telle est l’allégorie figurée par ce monument satanique, aussi extraordinaire en architecture que les visions de saint Jean sont extraordinaires en poésie : c’est l’habitation qui convient aux personnages de l’Apocalypse.
En vain chaque tourelle a son caractère et son usage particulier, toutes ont la même signification : la terreur armée !
Les unes ressemblent à des bonnets de prêtres, d’autres à la gueule d’un dragon, d’autres à des glaives renversés : la garde en bas, la pointe en haut : d’autres rappellent la forme et jusqu’à la couleur de certains fruits exotiques : d’autres encore ont la figure d’une coiffure de Czars pointue et ornée de pierreries comme celle du doge de Venise : d’autres enfin sont de simples couronnes, et toutes ces espèces de tours revêtues de tuiles vernissées ; toutes ces coupoles métalliques, tous ces dômes émaillés, dorés, azurés, argentés brillent au soleil comme des émaux sur une étagère, ou plutôt comme les stalactites colossales des mines de sel qu’on voit aux environs de Cracovie. Ces énormes piliers, ces flèches de diverses formes, pyramidales, rondes, pointues, mais rappelant toujours un peu la figure humaine, dominent la ville et le pays.
À les voir de loin briller dans le ciel, on dirait d’une réunion de potentats richement vêtus et décorés des insignes de leur dignité : c’est une assemblée d’ancêtres, un conseil de Rois siégeant sur des tombeaux ; ce sont des spectres qui veillent sur le faîte d’un palais.
Habiter le Kremlin, ce n’est pas vivre, c’est se défendre ; l’oppression crée la révolte, la révolte nécessite les précautions ; les précautions accroissent le danger, et de cette longue suite d’actions et de réactions naît un monstre : le despotisme qui s’est bâti une maison à Moscou : le Kremlin ! voilà tout. Les géants du monde antédiluvien s’ils revenaient sur terre pour visiter leurs faibles successeurs, après avoir vainement cherché quelques traces de leurs asiles primitifs, pourraient encore se loger là.
Tout a un sens symbolique, volontaire ou non, dans l’architecture du Kremlin ; mais ce qui reste de réel quand vous avez surmonté votre première épouvante pour pénétrer au sein de ces sauvages magnificences, c’est un amas de cachots pompeusement surnommés palais et cathédrales. Les Russes ont beau faire, ils ne sortent pas de prison.
Leur climat lui-même est complice de la tyrannie. Le froid de ce pays ne permet pas d’y construire de vastes églises, où les fidèles seraient gelés pendant la prière ; ici l’esprit n’est point élevé au ciel par la pompe de l’architecture religieuse ; sous cette zone, l’homme ne peut bâtir au bon Dieu que des donjons obscurs. Les sombres cathédrales du Kremlin, avec leurs voûtes étroites et leurs épaisses murailles ressemblent à des caves, ce sont des prisons peintes comme les palais sont des geôles dorées.
Des merveilles de cette effrayante architecture il faut dire ce que les voyageurs disent de l’intérieur des Alpes : ce sont de belles horreurs.
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