Gilles Andruet dans l'Échiquier de Jean-Philippe Toussaint (2 et fin)

 
https://www.lemonde.fr/archives/article/1995/09/14/les-folles-diagonales-de-gilles-andruet_4417516_1819218.html

MAT. 

Gilles Andruet, éternel adolescent de trente-sept ans, champion de France d'échecs et flambeur de casino, est mort à la fin du mois dernier, roué de coups, le larynx fracturé. Une fin de roman noir pour un personnage de roman, entre Zweig et Dostoïevski.

Né au printemps 1958, Gilles Andruet avait grandi la tête dans les étoiles, brillant et fumiste à la fois, mi-professeur Nimbus, mi-Tournesol. Le père, Jean-Claude Andruet, talentueux pilote automobile sur Alpine, vivait à cent à l'heure dans les virages du Monte-Carlo, quand lui, fils de parents divorcés, négociait mal sa scolarité. Doué, mais hors normes : des études secondaires à Paris, au lycée Louis-le-Grand, écourtées pour manque d'assiduité, un bac sans queue ni tête à Ajaccio, un embryon de fac de maths... Sa vie roulait déjà d'échiquier en échiquier.

Le jeune homme au visage rond, à la tignasse épaisse, au sourire ineffable et aux petites lunettes cerclées de fer, avait avalé des dizaines de livres spécialisés, phagocyté des centaines d'ouvertures, digéré les moindres variantes. Il devient maître international en 1982, se frotte à tous les championnats de France, emporte les lauriers nationaux en 1988. Il est de ces assoiffés du jeu à l'intelligence redoutable. Avant 1990, il a la réputation d'être celui qui, à son rang, en France, joue le plus dans l'année. Une partie de haut niveau presque chaque jour. A l'aveugle, en simultané, en semi-rapide. Son ordinateur portable ne le quitte plus. Il est son plus fidèle compagnon, son adversaire de tous les instants.

Andruet ne laisse personne indifférent. Enfantin et clownesque, il amuse. Taquin, il irrite. A l'armée, il remplissait son képi de pelures d'artichaut. Il est bohème inconscient, éternel étourdi, Lagaffe désinvolte. Il agace, jusque ses meilleurs amis, avec qui il trouve souvent le moyen de se fâcher, même momentanément. Avec ses adversaires des échecs, c'est pis. Ses boules Quiès tombent sur l'échiquier et ses lunettes "éclatent" le jeu. En fin de partie de préférence. Il est toujours en retard, pèle ses oranges et décapsule ses bouteilles de bière en plein tournoi. Que l'un de ses adversaires, Bachar Kouatly, actuel vice-président de la Fédération internationale des échecs, lui intime l'ordre d'arrêter "son manège" sous peine de prendre "son poing sur la gueule" (Alès, 1984), il répond "chiche", plongeant la partie dans un pugilat musclé... Qu'il titille un adversaire irascible (Epinal, 1989), il ressort l'arcade sourcilière gauche ouverte.

Mais brillant champion, l'homme a besoin de repousser les limites de son art. Il lui faut forcer le hasard, gagner, gagner encore. "Après son titre de champion de France, il lui fallait un niveau supérieur d'émotions", confie Jean-Pierre Mercier, chroniqueur au quotidien Libération et ami de Gilles Andruet. Dans la librairie Variantes, rue Saint-André-des-Arts, à Paris, où il s'approvisionne en logiciels et manuels, ses mains frôlent d'autres rayons : ce sont les cartes, le black-jack, le casino, l'argent. Un nouveau monde.

Calculateur génial, Andruet saute sur la méthode de comptage des cartes mise au point dans les années 60 par le joueur américain Ken Uston. Un travail de forçat pour initiés. Jour et nuit, il calcule, voit défiler les trois cents douze cartes du sabot : les cartes simples qui ne valent que ce qu'elles valent, les "honneurs" qui valent 10 et qu'il faut redouter quand on approche dans sa main du total de 21, plafond à ne pas dépasser. Il jongle avec les statistiques, aiguise les probabilités de sortie de chaque carte. Ses amis lui téléchargent les logiciels dernier cri. Il simule des parties. Il compte et recompte, sûr de sa martingale. Lui contre la banque : du 51-49, assure-t-il.

Alors, le joueur se pique aux vertiges du jeu. "Il aimait flamber, risquer, tenter le diable", raconte Jean-Claude Loubatière, président de la Fédération française des échecs. "Jouer avec la vie", précise Bachar Kouatly. Le roi solitaire joue gros. De l'argent, mais aussi sa vie comme tout joueur invétéré. Car les casinos n'aiment pas les compteurs de carte. Il est repéré, souvent interdit de partie, refoulé vers les aléas de la roulette ou du backgammon. On le voit à Enghien, Ostende ou Deauville. Puis, d'interdictions en dérives, on le croise en Autriche, au Maroc, à Las Vegas où il perd gros et jusqu'à Istanbul, où il gagne 270 000 francs en trois jours.

La part d'ombre du champion s'amplifie. Comme tout joueur, il répugne à avouer ses pertes, mais, malgré elles, ne perd pas contact avec le monde des échecs. Exerçant de jour ses talents au sein du club de Montpellier, ou entraînant l'équipe de France féminine, on le sait en eaux plus troubles la nuit, squattant chez un ami, vivant, sans crainte des radars de vitesse, vitres ouvertes, dans sa puissante Rover envahie de gadgets inutiles. "Il conduisait comme un pilote de course", dit-on du fils du champion d'Europe des rallyes 1970, qui ne s'était décidé à passer son permis qu'à vingt-sept ans.

"Il était curieux de tout. Il voulait suivre des cures de sommeil, ouvrir un commerce de cosmétiques. Une idée chassait l'autre. Il était incapable de se fixer, se souvient la joueuse d'échecs montpelliéraine Virginie Mora. Il voulait connaître tous les milieux, enquêter sur la nature humaine. Il avait le contact facile, Il se demandait si on pouvait acheter les gens. Il s'amusait sans cesse." On lui connaît un ami ancien videur au casino d'Enghien, une amie qui plonge dans la drogue, un autre ami, impliqué dans un trafic. Depuis un an, il s'était mis à sniffer de l'héroïne.

Le 3 juillet, un proche tombe sur l'une de ses connaissances, bulgare ou russe, logée dans un appartement familial. Il est question de "marchandise", de dette de 200 000 à 300 000 francs. "On va finir par le buter", aurait dit le Slave. Le 19, Gilles téléphone à son père, aujourd'hui directeur d'une société de voitures électriques. Les deux hommes ne s'étaient pas vus depuis huit mois, après une querelle suscitée par des amendes demeurées impayées. Ce furent trois jours de complicité et de retrouvailles, à Mâcon, autour d'un rallye. "Il aimait beaucoup son père", confie Virginie Mora. "J'ai cru qu'il viendrait avec moi, avoue Jean-Claude Andruet, que je pourrais l'encadrer, lui redonner une certaine stabilité dans sa vie." Début août, les choses paraissent aller mieux. Est-ce le fruit de la vente d'un bien familial (400 000 francs versés sur un compte commun avec un ami de jeu, qui disparaîtront après sa mort) ? Mais c'est bientôt la rechute. A la mi-août, il s'excuse de ne rien acheter à la librairie Variantes : "Désolé. Je ne suis pas en fonds." "Financièrement à la dérive", diront les enquêteurs.

"Il avait toujours le sentiment de pouvoir trouver une parade au dernier moment", explique Virginie Mora. Règlement de comptes ou dette impayée, son corps a été retrouvé le 22 août par une maraîchère, à Saulx-les-Chartreux (Essonne), sur la berge de l'Yvette. Emballé dans un sac plastique, immergé dans 40 centimètres d'eau.

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