Yannick et Dupieux

 


CULTURE CINÉMA

« YANNICK », DE QUENTIN DUPIEUX, OU LA RÉVOLTE DU STRAPONTIN

DANS SON FILM TOURNÉ DANS LE HUIS CLOS D’UN THÉÂTRE PARISIEN, LE CINÉASTE FAIT SURGIR, EN MÊME TEMPS QU’UNE BULLE D’ÉTRANGETÉ, LA FIGURE DU SPECTATEUR « MOYEN », IGNORÉ PAR LE CINÉMA D’AUTEUR.

Par Mathieu Macheret pour Le Monde

Quentin Dupieux tourne de plus en plus vite des films de plus en plus légers, et Yannick, sa dernière fantaisie, déposée comme une surprise au creux de l’été, se présente d’emblée comme un pur abrégé de son cinéma. Les contempteurs n’y verront qu’une nouvelle pochade, mais les films de Dupieux n’ont jamais aspiré à la grandeur. Au contraire, son domaine est plutôt le transitoire : celui des idées attrapées au vol, exécutées sur-le-champ, converties en fables aberrantes ou en blagues féroces. Yannick se revendique ainsi comme « petite forme », en optant pour le huis clos entre les seuls murs d’un théâtre parisien.

Ce soir-là, on y joue Le Cocu, un vaudeville au ras des pâquerettes où trois acteurs en flagrant délit de cachetonnage (Pio Marmaï, Blanche Gardin et Sébastien Chassagne, délicieux de surjeu et de mesquinerie) reconduisent l’éternel trio conjugal, entraînant quelques rires timides dans une salle clairsemée. C’est alors que quelqu’un dans le public se dresse pour interpeller directement les comédiens. Il s’appelle Yannick, est gardien de parking, a posé une journée de congé pour venir de Melun, et n’y tient plus, parce qu’il s’estime lésé par le spectacle. Alors, il le dit haut et fort, avec son accent du cru qui tranche avec le registre théâtral. Et il n’hésite pas à prendre en otage, pistolet au poing, une représentation dont il s’est, lui aussi, senti captif, pour tenter de la reformuler de fond en comble.

Pendant un peu plus d’une heure, le film s’aventure dans ce drôle de hiatus qu’ouvre la représentation interrompue. En s’interposant, Yannick contrevient, en effet, à la règle d’or du théâtre, à savoir la séparation symbolique de la scène et de la salle, et rompt le contrat de passivité du public, prié de se taire et de garder son avis pour plus tard.

Ce rôle-titre d’empêcheur de tourner en rond laisse à Raphaël Quenard, révélé dans Chien de la casse, de Jean-Baptiste Durand, les coudées franches pour déployer son personnage gouailleur et plébéien, ici dans un registre maniaco-dépressif frôlant parfois l’autoparodie. Dupieux part de la convention (le boulevard comme forme esthétique creuse, le théâtre comme lieu du rituel social), pour mieux la suspendre et regarder au-dedans. Le spectacle avorté crée une bulle d’étrangeté de celles qu’affectionne le cinéaste : une zone de malaise et d’incertitude où les personnages se débattent, comme enfermés, et la fiction s’autodévore.

Violence sociale

Yannick vaut surtout en ce qu’il fait surgir, à travers son héros, la figure du spectateur, en général le grand impensé du cinéma d’auteur. Et pas n’importe quel spectateur : celui qu’on appelle « moyen », auquel Yannick, en plus de donner une incarnation, fournit un prénom générique. Ce spectateur statistique qui, pour la première fois, à l’intérieur d’un film, fait entendre son goût s’affirme comme sujet. Il ne s’agit pas pour autant de l’ériger en héros du peuple-spectateur.

Par son déraillement, Yannick laisse aussi entrevoir des facettes troubles, une étrange férocité, un penchant obsessionnel. Ce qui fait retour avec lui dans l’espace intégralement codifié du théâtre, c’est une certaine violence sociale refoulée par les us culturels. Dupieux se place du côté de ce héros pas si clair : façon d’affirmer la fibre populaire de son cinéma d’hurluberlu, contre les exégèses savantes qu’on en donne parfois.

La mise en scène, de l’ordre de l’épure, se distribue entre deux axes antagonistes, irréconciliables : côté salle ou côté scène, frontière invisible et plafond de verre que Yannick franchit afin d’écrire lui-même une autre pièce. Ce qu’il voudrait, ce n’est pas son quart d’heure de gloire (si peu), mais entendre ses mots dans la bouche des comédiens, même avec des fautes de frappe, même dépourvus d’élégances littéraires. Quel est ce cri qui résonne du fond de la salle ? L’appel de ce spectateur invisible qui voudrait reconnaître un tant soit peu de lui-même dans nos représentations collectives.



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