Être soi ?

«Être soi» (1/7)

Dorian Astor : «Nous devons être non seulement les artistes, mais les scientifiques de nous-mêmes»

Article réservé aux abonnés
Si «devenir soi» est la condition pour que notre vie acquière sa valeur, le but et la méthode ne sont jamais donnés à l’avance, rappelle le philosophe, spécialiste de Nietzsche, qui compare la quête de soi à un processus expérimental, avec ses tentatives et ses échecs.
par Simon Blin
publié le 10 juillet 2021 à 4h52

Devenir maître de son destin, changer de trajectoire ou de travail ; trouver sa place au sein du monde et de la nature, se renouveler ou s’affirmer ? Cet été, Libération explore les changements existentiels, les bifurcations professionnelles, intimes, familiales ou spirituelles. Lâcher prise, accepter ses limites, les repousser, partir à l’aventure, s’accomplir intellectuellement ou physiquement…

Pour Friedrich Nietzsche, chaque individu est le laboratoire de lui-même. Il y apprend à se connaître en mettant à l’épreuve ses intuitions, ses doutes et ses certitudes. Contrairement aux théories essentialistes, le philosophe allemand postule que l’on devient ce que l’on est par l’expérience et non par le pressentiment de ce que l’on doit être. Spécialiste de Nietzsche et auteur de Deviens ce que tu es (Autrement, 2016), ainsi que de la Passion de l’incertitude (éd. de l’Observatoire, 2020), Dorian Astor invite à déconstruire l’injonction contemporaine et paradoxale à «être soi-même». Donner un sens à sa vie ne revient pas tant à «devenir» quelqu’un ou quelque chose qu’à participer à la construction du monde.

Ça veut dire quoi, «être soi» ?

Je ne sais pas exactement, mais c’est en tout cas une injonction largement répandue dans le développement personnel. Or, la philosophie est une sérieuse concurrente. Chez Nietzsche par exemple, on trouve la formule : «Tu dois devenir ce que tu es». On sent que ce n’est pas la même chose. Il y a d’un côté une identité tautologique et, de l’autre, un processus. On ne peut pas commencer par une définition, on ne sait pas d’emblée ce que l’on est. Devenir quelqu’un ou quelque chose, un individu ou un sujet, ça se construit dans l’expérience, au niveau biologique, psychique, social. Foucault parle de subjectivation, Simondon d’individuation. Ce sont des devenirs complexes, avec leur part d’indéterminations et de contraintes. Le «soi» n’est jamais donné à l’avance, et le fameux «connais-toi toi-même» socratique est le plus difficile, car c’est à soi-même qu’on est le plus étranger.

Cette formule est donc contradictoire ?

Si «être soi» prend toute une vie, si c’est une vie, alors l’injonction à être soi est absurde. Le problème du développement personnel est le même que celui de la morale : on se donne des présupposés qui ne sont jamais remis eux-mêmes en question. Il faut être heureux, libre, authentique, mais on ne se demande jamais ce qu’est le bonheur, la liberté, l’authenticité, et pourquoi telle définition serait meilleure qu’une autre. Et d’ailleurs, on dit «soi» – dont la réalité est largement inconsciente, en profondeur – et on pense «moi», une fonction de surface très précise qui dit et pense «je» dans un contexte intersubjectif. Il n’y a pas de «moi» authentique et originel, car il se constitue sous la pression de ce que Freud appelait des «renoncements pulsionnels», c’est-à-dire des contraintes culturelles très fortes (répressives comme la loi et incitatives comme la norme) qui s’exercent sur le «soi», justement. Ce que serait un «soi» sans cela, on n’en sait rien : peut-être un dieu ou un monstre, ou un peu des deux.

De quoi parle-t-on : de vérité, d’identité ?

Précisément, on ne sait pas de quoi on parle. On nous demande d’être vrais, d’affirmer notre identité, sans savoir ce que sont une vérité ou une identité. Ceux qui prétendent le savoir, à notre place et à l’avance, mentent ou se trompent. Dans Ecce homo, Nietzsche dit que pour devenir soi, il ne faut surtout pas savoir à l’avance ce que l’on est. Il faut errer, faire erreur, buter sur des impasses, revenir en arrière, bref : expérimenter. L’expérimentation est faite de tentatives et de tentations, elle implique de la curiosité, de la prudence, du courage. Comme dans un laboratoire, il faut suivre des protocoles qui ne dépendent pas entièrement de nous, parce qu’il n’y a pas d’expérience sans norme pour la guider, sans cadre qui la rende possible. Mais il n’y a pas non plus de norme sans expérimentation pour l’établir, la mettre à l’épreuve, la renforcer ou au contraire la déplacer. Devenir est un processus impur, mixte : l’idéal (la quête de soi) contraint l’expérience, et l’expérience contraint l’idéal. Tout événement nouveau entre dans une série logique très puissante, mais il est aussi une bifurcation nouvelle et alogique.

Est-ce à dire qu’être soi-même, c’est s’affirmer mais aussi savoir se remettre en question ?

Il faut pouvoir reformer l’image que nous avons de nous-mêmes en fonction de ce qui nous est arrivé. Il ne faut pas trop s’accrocher à ce que nous avons cru être ou vouloir. Ce serait déjà beaucoup de reconnaître que nous avons cru et voulu. C’est pour cette raison qu’il est très difficile de répondre à la question «qui suis-je, finalement ?». Ceux qui ont le luxe de mourir vieux et en pleine conscience dans leur lit sont peut-être les mieux placés pour formuler une dernière pensée rétrospective : «J’ai été ceci, j’ai fait cela, il en a été ainsi pour moi». C’est évidemment la situation la plus rare. Si nous avons une part d’éternité, c’est l’ensemble des compositions dans lesquelles nous sommes entrés, des connexions que nous avons faites : d’une certaine manière, l’événement, même infinitésimal, qu’a été notre vie, et qui fait que le monde n’est pas tout à fait le même depuis que notre singularité s’est ajoutée à la multiplicité et l’a imperceptiblement reconfigurée. Si toute vie, même infime, a une dignité ou une importance, c’est parce qu’elle exprime le monde entier à sa manière, ou sous son point de vue, comme dirait Leibniz.

La quête de soi est souvent associée à l’accomplissement individuel, au dépassement de soi, au paradigme de la performance et de l’efficacité. En quoi est-ce une erreur ?

On a beaucoup reproché à la psychanalyse de moins chercher à comprendre la singularité d’un individu qu’à le rendre fonctionnel dans la société. Le dysfonctionnement social est évidemment source de souffrance. Au contraire, l’intégration, la reconnaissance, l’utilité, la performance sociales sont de grandes et nécessaires satisfactions. Mais elles ont un prix, proportionnel à l’état de la société elle-même et à la hauteur de ses propres pathologies collectives. Depuis les années 50, les thérapies comportementales ont assumé les pathologies du libéralisme et ont défini le bonheur à partir de l’utilité, de l’efficacité et de la performance économiques. Tandis que Freud se demandait si on pouvait seulement achever une psychanalyse (ce qui est certes une autre forme d’aliénation à vie), il faut désormais soigner rentable, vite et bien. Mais c’est en finir un peu rapidement avec soi-même… Le paradoxe de ce qu’on appelle l’individualisme contemporain, c’est que le discours de pseudo-liberté qu’il déploie (sur le mode du «rien à foutre», du «moi d’abord» ou du «peu importe») provoque une atomisation pathogène, ou ce que la psychiatrie appelle la déliaison. C’est le contraire des compositions et connexions dont nous parlions tout à l’heure. Le problème d’un atome, c’est qu’il est indiscernable d’un autre. Toute différente est la singularité, qui n’a de sens que dans et par une multiplicité interconnectée.

C’est une question d’adéquation harmonieuse avec l’environnement ?

Je nuancerais les termes d’adéquation ou d’harmonie. Comme si le monde et son ordre social étaient harmonieux et qu’il suffise de s’y adapter. L’adaptation est un mot d’ordre qui fleure son darwinisme social. Les connexions et les liaisons, ça s’invente, ça s’expérimente, ça s’éprouve. Ce sont des degrés d’importance, comme disait Whitehead. Il n’y a jamais aucun état de fait qui ne soit l’expression d’un intérêt, d’un désir de faire importer. Ce qui est important diverge entre nous – appelons cela conflit des valeurs – mais qu’il y ait de l’important, cela nous est absolument commun. Devenir soi, c’est créer un tout petit peu d’importance commune. Etre soi, c’est être un centre d’importance dans «l’environnement». On ne l’appellera plus «environnement» mais «monde», car les centres sont partout et en nombre infini.

Etre soi, n’est-ce pas finalement donner un sens à sa vie ?

L’idéal éthique de la philosophie antique, c’était de «mener une vie bonne». Alors évidemment, le critère du bien ou de la bonté, nous ne l’avons pas universellement et une fois pour toutes. C’est extrêmement compliqué. Mais «donner un sens», c’est précisément créer un peu d’importance commune. Quelque chose qui puisse être compris et affirmé comme ajoutant quelque chose dont on ne voudrait ou ne pourrait plus se passer. Bricoler un peu de sens à partir du non-sens, c’est ce que tente de faire toute vie. Se singulariser, oui, mais la singularité n’a de sens que par rapport à une multiplicité. Ce que ne comprend pas le développement personnel, c’est que la singularisation est radicalement impersonnelle ou supra-personnelle : au lieu de nous importuner avec l’injonction «Sois toi-même !», il serait préférable de nous faire importuner par un : «Fais monde !», par exemple.

Vous avez écrit sur la «passion de l’incertitude». Etre soi-même, n’est-ce pas aussi revendiquer de ne pas savoir qui on est ?

Nietzsche disait que ce n’est pas le doute, mais la certitude qui rend fou. Lacan disait sensiblement la même chose de la certitude du psychotique. Inversement, l’incertitude absolue est destructrice. Vivre, c’est toujours être pris dans des processus de certification, de vérification, de véridiction. Certains philosophes, comme Nietzsche ou Foucault, convoquaient une métaphore artistique pour définir l’éthique : faire de sa vie une œuvre d’art. J’y ajouterais bien la métaphore scientifique. Les scientifiques sont des constructivistes, ils savent qu’une certitude, ça se fabrique et que ça doit fonctionner. Ce que j’appelle processus de certification, ça passe par un grand nombre d’étapes : une intuition de départ peut-être folle ; des mises à l’épreuve sous la contrainte de l’expérience ; de la controverse ; finalement, l’institutionnalisation d’un résultat sur lequel on a obtenu un consensus, jusqu’à plus ample informé. C’est le contraire du relativisme, qui n’accepte aucune contrainte, surtout pas celle de l’expérience. Par quoi le relativisme rejoint le dogmatisme, voire le fanatisme – qui accepte toutes les contraintes, pourvu qu’elles ne viennent pas de l’expérience. C’est plutôt un scepticisme méthodologique.

Cela vaut pour le scepticisme existentiel ?

Oui. Nous devons être non seulement les artistes, mais les scientifiques de nous-mêmes. Ce n’est pas une affaire de dissection analytique, qui ne concerne que les discours sur nous-mêmes. Il s’agit de pratiques expérimentales : nous développons une intuition, que nous mettons à l’épreuve de l’expérience et des autres. Si elle résiste, elle s’institutionnalise ou se «socialise». Nous tombons d’accord avec nous-mêmes et avec les autres, au moins sur cette intuition-là, dont nous pouvons répondre. Si nous sommes «vrais» d’une quelconque manière, c’est que nous pouvons répondre collectivement de nos intuitions, de nos désirs, de notre volonté. Nietzsche disait que l’activité générique de la culture, c’est de faire de l’homme un «animal qui puisse promettre», c’est-à-dire de le dresser à vouloir longtemps et à répondre de sa volonté. C’est très différent de simplement se soumettre à une vérité.

______________________________

interview

Dorian Astor : «Le savoir et la foi peuvent devenir deux moyens extrêmement violents de faire taire autrui»

Article réservé aux abonnés

Le philosophe, spécialiste de Nietzsche, explore la certitude et l’incertitude d’un point de vue pulsionnel, et s’inquiète des convictions aveugles qui font de nous des fanatiques en puissance. Il rappelle que la recherche de vérités est un processus traversé par le doute.
par Anastasia Vécrin

publié le 23 octobre 2020 à 17h06

Des vérités scientifiques qui agissent comme des croyances, des croyances élevées au rang de vérités, tout semble se mélanger dans un monde partagé entre crise sanitaire et inquiétudes liées au changement climatique. Dans la Passion de l’incertitude (éd. de l’Observatoire), le philosophe, spécialiste de Nietzsche, Dorian Astor s’inquiète des certitudes aveugles qui prolifèrent et font le lit du fanatisme et rappelle que le doute fait partie de toute procédure de certification, même scientifique.

Pourquoi un livre en faveur de l’incertitude alors que nous sommes comme sidérés par toutes les incertitudes qui nous entourent : économiques, écologiques et sanitaires ?

Je récuse la certitude comme excès, sa prétention, son injustice envers toutes choses. Elle ignore l’équivoque, l’ambivalent, le changeant, l’inachevé du monde : pour elle c’est tout ou rien. J’ai donc éprouvé la nécessité de pencher du côté de l’incertitude. Cependant, il ne s’agit pas d’un éloge de l’incertitude heureuse, il m’importait surtout de traiter de l’incertitude et de la certitude d’un point de vue psychologique, ou plus exactement pulsionnel. Dans un monde qui, précisément, nous sidère (la sidération est la funeste influence d’un astre - ou d’un désastre), c’est de nos affects qu’il en va. Plus on est paralysé par l’incertitude, plus on voit proliférer des certitudes tout aussi paralysantes. Certitude et incertitude sont aujourd’hui complètement découplées des procédures rationnelles de certification. L’exemple de nos réactions à la catastrophe écologique est emblématique. De même, la recrudescence des fanatismes sous toutes leurs formes. Ce sont des pathologies de la certitude en réponse à l’inquiétude de n’être rien : formule du nihilisme. Ce que Deleuze appelait le micro-fascisme, ou arbitraire radical des certitudes de nos pulsions.

Dans un contexte où même les vérités scientifiques sont remises en question et où des croyances produisent des certitudes, comment démêler les choses ?

Le problème survient quand la certitude se coupe de tout processus de vérification, de validation ou de certification : or, la «vérité» est processuelle, elle a un devenir. Tout à coup surgit une certitude intuitive, immédiate, totalement aveugle à l’ordre patient des raisons, au lent devenir-vrai de quelque chose ; or, la méthode, scientifique ou critique, est à chaque étape marquée par de l’incertitude (hypothèses, expérimentation). C’est en cela que la certitude scientifique est «bonne», elle n’est jamais que le patient résultat d’une certification. Elle se construit dans l’expérience, s’éprouve dans les controverses, s’institutionnalise dans le consensus. Les bonnes certitudes traversent l’incertain et ne cessent de rester ouvertes aux incertitudes futures. C’est le principe de falsification de Karl Popper : toute certitude est toujours susceptible d’être remise en question. Il y a plus de scepticisme chez un scientifique que chez un croyant et, souvent, que chez un philosophe… Le type de certitude que je critique est celle qui fait de nous des fanatiques en puissance, et parfois en acte.

En quoi certitude et incertitude sont-elles des passions ?

La passion en philosophie a toujours été du côté de l’illusion, de l’aveuglement, du préjugé, de l’injustice. Mais la volonté de vérité, l’instinct de connaissance, la quête de certitude sont tout autant des passions, c’est-à-dire des affects. Dans un ouvrage précédent, j’analysais ce que Nietzsche appelle la «nouvelle passion» de la connaissance comme une passion de l’incertitude. C’est une forme de scepticisme supérieur, qui est plus proche de la quête de vérité que la certitude ou le préjugé, parce qu’il est pluraliste, interprétatif, conscient que les vérités ont un devenir et que les «peut-être» ont du sens. C’est une position d’équilibriste très difficile à tenir. La passion, c’est à la fois le grand amour et le martyre, c’est-à-dire un grand désir et une grande souffrance.

La littérature spécialisée sur la notion de certitude est souvent liée à des questions épistémologiques pures, prise en charge par la logique, la philosophie analytique ou les sciences cognitives. Il y a aussi toute une approche probabiliste de la gestion de l’incertitude liée à la culture de la société du risque. D’énormes machines intellectuelles, souvent creuses, tentent de maîtriser rationnellement l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés, pour la réduire - tendanciellement jusqu’au «risque zéro». Cette calculabilité intégrale est, comme le disait Bernard Stiegler, entropique, destructrice. Il décrivait la façon dont la gouvernance par l’algorithme ne cesse de prendre de vitesse la pensée, jusqu’à l’atomiser. Il s’agit d’un écrasement de l’inquiétude constitutive de la pensée et du mouvement de la vie par une obsession fantasmatique et idéologique de certitude, de maîtrise et de calcul.

Comment expliquer que les certitudes scientifiques, notamment sur le sujet du climat, ne se traduisent pas en actes ?

Dans Face à Gaïa, Bruno Latour décrit justement notre sidération, cette apathie générale face aux preuves de plus en plus accablantes avancées par la communauté scientifique. Ce savoir n'enclenche aucune puissance d'agir. Il n'y a aucune conséquence entre ce que nous savons et ce que nous faisons. Nous sommes comme des lapins pris dans les phares. Je ne sais pas si c'est de la peur mais si c'est le cas, nous nous défendons par le refus inconscient d'admettre cette intolérable certitude.

Les révélations sur la catastrophe écologique ont un peu l’effet effrayant des vérités révélées : soit on les rejette violemment, soit on se convertit avec un sentiment apocalyptique de la fin des temps, soit on décide de cultiver l’indifférence et son jardin. En réalité, cette vérité n’est pas révélée, c’est une vérité scientifique construite, marquée par une solidité de plus en plus grande, acquise en traversant des zones d’incertitudes, de controverses. C’est une vérité qui a un devenir, scientifique, social et politique, très complexe. Or, nous y réagissons comme si elle était simplement posée là, en attente de notre assentiment ou de notre refus, comme si nous étions libres de croire ou de ne pas croire. Nos certitudes nient les contraintes de l’expérience.

Et les climatosceptiques qui refusent cette vérité ne sont donc pas des sceptiques…

De véritables sceptiques suspendraient leur jugement («ni oui ni non») avec prudence et circonspection. Aujourd’hui, au contraire, ceux qu’on nomme climatosceptiques sont plutôt des gens qui clament haut et fort un «non» et affirment leur négation avec la plus grande virulence. C’est le contraire d’un scepticisme.

Vous opposez la figure du savant à celle du croyant qui ont deux rapports très différents à la certitude, mais le croyant est aussi habité par une force d’incertitude, celle du doute…

Dans les deux cas, le doute fait partie de la procédure de certification, il ne sert qu’à établir ou consolider une certitude. Le doute est une méthode pour le savant, et une mise à l’épreuve pour le croyant.

Mais en effet, les deux figures s’opposent. Le savant est quelqu’un qui a une grande patience et prudence dans l’établissement d’une vérité, il a besoin de temps. Il est conscient des limites de la connaissance et du cadre spécifique, construit, dans lequel il peut affirmer quelque chose. Avec le Covid, nous avons vu défiler sur les plateaux de télé de nombreux scientifiques, et je me suis rendu compte combien beaucoup souffraient des certitudes immédiates qu’on attendait d’eux. Les réactions les plus honnêtes sont celles qui ont le courage de dire «nous ne savons pas, ou pas encore». Ni les journalistes ni les politiques ne peuvent tolérer un tel aveu. Les médias, par définition, vivent du spectacle des opinions tranchées (et si possible en conflit les unes avec les autres) et les politiques, par définition, ont besoin de jugements tranchés, pour agir vite et donner le spectacle de leur action.

Le croyant est quant à lui un intuitif : il n'aime pas la patience de la preuve, la prudence dans la conclusion. L'injonction à se justifier ou la volonté de convaincre peuvent le rendre violent. Un scientifique aurait tendance à dire : «C'est compliqué mais je pourrais le démontrer.» Le croyant c'est l'inverse : «C'est simple, mais je ne veux pas le démontrer.» Le geste fondamental de la foi est ce Credo quia absurdum des premiers chrétiens : «Je crois parce que c'est absurde.» Il y a de la sublimité dans ce geste, mais il entraîne une haine du savoir.

Croyance et connaissance semblent se livrer un combat féroce aujourd’hui…

En règle générale, la foi et le savoir se sont livrés un combat sans merci. Aujourd’hui comme par le passé, certaines religions ont des prétentions théocratiques, c’est-à-dire l’ambition de fonder le pouvoir politique sur des vérités divines ; mais en même temps, dans nos sociétés sécularisées et laïques, s’est développé un mépris des croyances des autres avec une espèce de bonne conscience rationaliste et un sentiment de supériorité : «Nos savoirs, leurs croyances.» Le savoir et la foi peuvent devenir deux moyens extrêmement violents de faire taire autrui, d’exclure l’altérité. On en vient à une sorte de guerre civile tout à fait effrayante entre certitudes d’ordres radicalement différents. Il est pourtant absolument nécessaire de comprendre que dans toute connaissance il y a encore un fond de croyance, mais aussi que la croyance est une forme de connaissance.

Si la certitude peut tourner au fanatisme, vous rappelez qu’il existe aussi des pathologies de l’incertitude. Au niveau individuel, le manque de certitude peut avoir des conséquences redoutables, lesquelles ?

L’incertitude peut créer une grande souffrance existentielle. Le sentiment d’incertitude de l’avenir, le manque de confiance, d’assurance pour affronter le présent et l’avenir sont en réalité le symptôme d’une bien plus terrible incertitude quant au passé. Que m’est-il arrivé ? Quelle est mon origine ? Quel est le sens de ce que j’ai traversé ? L’incertitude du passé est souvent liée à des violences symboliques, physiques ou psychiques extrêmes qui entravent les processus de certification, d’assurance progressive qui constituent le développement et la consolidation de l’individualité. Devenir un individu, c’est établir des certitudes, s’assurer dans un monde incertain. On se rend compte que des individus agressés dans leur construction souffraient d’un déficit épouvantablement douloureux de certitude, c’est-à-dire d’assurance, de confiance, de possibilités de certification. Dans certains cas, jusqu’à douter de leur existence ou de celle du monde. La quête d’identité est toujours une tentative désespérée de rattraper des étapes manquées ou des origines perdues, de donner du sens à un passé incertain. Ce que je dis de l’individu est peut-être valable également pour une société.

Vous donnez au père un rôle particulièrement déterminant dans cette transmission de la confiance ?

Les parents sont les premiers porteurs de cette responsabilité de donner confiance en soi, confiance en l'avenir. C'est ce qui m'a fait écrire quelques variations autour de la figure paternelle telle qu'on la trouve interprétée par la psychanalyse, comme figure de l'autorité, de la loi, mais aussi de l'arbitraire et de la tyrannie (voir ce que dit Freud du meurtre du chef paternel par la horde des frères). Le père-dieu est le maître des certifications. Plus un père ou un dieu est arbitraire et cruel, plus les fils sont incertains : les signes de sa volonté sont certains, mais insensés, incompréhensibles. Ce manque de sens peut se retourner en trop-plein. C'est la certitude du psychotique selon Lacan : il est absolument certain que tout signifie pour moi, mais je ne sais pas quoi.

Comment transmettre une telle confiance en l’avenir en pleine crise sanitaire où nous sommes comme cernés par le doute ?

La certitude existentielle, qu’on l’appelle confiance, espoir ou amour : l’assurance donnée dans le passé qu’une attente ne sera pas déçue, qu’une promesse ne sera pas trahie, est essentielle. Il m’importait de montrer que cette confiance, qui est moins une confiance en soi qu’une confiance dans le monde, passe par la nécessité de contracter des assurances.

J’ai bien conscience que c’est un processus extrêmement difficile, puisqu’il est à peu près assuré qu’autrui et le monde ne cessent de nous trahir. Mais c’est bien pourquoi j’aborde la certitude et l’incertitude d’un point de vue pulsionnel : tout vivant sait instinctivement que la seule certitude, c’est l’incertain. Seuls le désir, la puissance vitale, l’appétit du monde peuvent faire le pari d’une confiance dans l’incertain.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

A square for three (chess)

Le tripalin se présente

Some strings au cinéma Galeries