Evelyn McHale

La lecture de la recension de Claro, dans le Monde des Livres d'il y a quelques jours, m'a replongé dans l'émoi qui m'avait saisi à la vue de cette photo (j'avais une douzaine d'années) :



L'histoire d'Evelyn McHale est formidablement bien racontée ici, chez Codex99.com, excellente adresse par ailleurs.


CULTURE
« Je ne ferai une bonne épouse pour personne », de Nadia Busato :
le feuilleton littéraire de Claro

Claro plonge dans l’étang urbain avec la femme-pierre de la romancière Nadia Busato
Evelyn Francis McHale, suicidée du cliché culte de Robert Wiles.

Publié le 13 juin 2019 à 13h00



L’EMPIRE DES CHUTES


Oh, on était à deux doigts de se lancer dans le vide, autrement dit de vous causer du nouveau livre de Denis Tillinac, Elle, qualifié par l’éditeur d’« éloge de l’éternel féminin », antidote à « la levée de boucliers du féminisme radical et [à] la confusion des genres » ; oui, ça nous intriguait, cette histoire d’éternel féminin, si ça se trouve on allait peut-être apprendre des choses. Et puis on a ouvert le livre et patatras : « Le bonheur de se reconnaître dans le chatoiement des dissemblances en vue d’instaurer un enfer où Hermaphrodite et Narcisse s’exténueraient dans la quête d’une unité fantoche. » Seul un générateur d’anagrammes saurait peut-être faire quelque chose de cette phrase. Il est aussi question de « l’avènement d’un androgynat mental », digne selon l’auteur des exactions des fous d’Allah. Diable ! L’éternel féminin a vraiment besoin d’être sauvé par le sempiternel masculin, ici incarné par un brave petit Corrézien. Dans la foulée, Valeurs actuelles titrait sur « la terreur féministe ». Eviter la guerre des sexes quand les victimes s’accumulent du côté féminin, il fallait y penser, non ?

Je parlais au début de ce feuilleton de se lancer dans le vide. Laissons donc Tillinac déplorer « la fin des connivences » et regardons plutôt une photo. Celle prise par Robert Wiles le 1er mai 1947 au matin, vers 10 h 30, au pied de l’Empire State Building. Une photo qui nous montre une femme gisant sur la carapace défoncée d’une Cadillac. La femme s’appelle Evelyn Francis McHale et vient de sauter du 86e étage de l’immeuble le plus célèbre de New York. La photo de Wiles paraîtra une dizaine de jours plus tard en couverture du magazine Life et accédera aussitôt à un statut mythique. Contraste : la violence de la mort, atténuée par la quiétude de la pose. Une belle au bois dormant plutôt qu’une désespérée démantibulée.

C’est l’histoire derrière cette photo que nous raconte l’écrivaine italienne Nadia Busato dans Je ne ferai une bonne épouse pour personne. On pouvait craindre le pire, une énième exofiction larmoyante, mais Nadia Busato, qui écrit avec la même puissance fractale et la même minutie empathique que Joyce Carol Oates, a opté pour une approche qu’on qualifiera d’excentrique. Plutôt que d’essayer de faire toute la lumière sur la suicidée et ses motifs, elle part de cette femme-pierre jetée dans l’étang urbain pour, en suivant les ondes concentriques générées par sa chute, donner voix et pensée à divers protagonistes : la mère, une amie, un autre suicidé, un policier, la sœur, le fiancé, Wiles lui-même, etc. Non pas prétendre percer le mystère d’une mort, mais traverser les consciences à la surface desquelles cette mort a laissé des rides.

Ce qui saisit immédiatement le lecteur, c’est la propension qu’a la phrase de Busato à tout remuer, tout envahir, tout secouer : « C’était comme si un monde secret existait en elle, un hyperespace fermé et parfaitement entropique à l’intérieur duquel régnaient des peurs irrationnelles et profondes, aux frontières incertaines mais qui, dans ce monde où personne à part elle ne pouvait s’avancer, acquéraient un sens et un poids, devenaient une matière réelle et malléable. Il y avait dans le cœur d’Evelyn un trou noir capable, à tout moment, de les propulser dans une autre dimension, l’obligeant à mener deux vies, sa vie intime et sa vie réelle. » Mais on l’a dit, l’auteure élargit sa focale, va du centre à la périphérie, du corps mort aux vivants témoins, et les chapitres consacrés aux proches – et aux lointains – sont tout aussi vertigineux, tout entiers innervés par une connaissance des gouffres et une exploration des failles les plus ténues.

A cet égard, le premier chapitre est magistral et dit très bien à lui seul, littéralement et figurativement, le projet de l’auteure, puisqu’il y est question d’une langue qu’il faut saisir à pleines mains avant de la trancher minutieusement. Langue de bœuf à cuisiner, langue de l’amour impossible, langue de la parole interdite, langue affolée… « La langue vit dans le noir quasi complet. Sans que personne la voie, elle s’agite. Sans répit elle va et vient comme un détenu dans sa cellule, au milieu des dents dont elle évite les morsures. Seul muscle, avec celui du sexe, à entrer en contact avec le monde extérieur, elle s’est endurcie pour se défendre. Et comme le sexe, elle est la seule à attraper ce qu’il y a dans le monde et à l’emporter avec elle. Par besoin et par plaisir. »

Ici, l’éternel féminin – s’il existe autrement que sous forme « titillinaquée » – est un corps qui n’en peut plus, un corps las de lutter contre les attentes et les injonctions dont la société gave les femmes. On ne saura jamais qui était vraiment Evelyn Francis McHale, et quelle fracture en elle a déclenché son geste fou. Busato, pourtant, nous donne des indices, pas seulement en décryptant l’ombre de la suicidée, mais en radiographiant une certaine Amérique, en auscultant le mythe new-yorkais, dont l’Empire State Building est la sinistre seringue : « Vu de l’intérieur, dans le corps caverneux du hall, le gratte-ciel est une cathédrale majestueuse et sacrée, un tombeau pharaonique où le commun des mortels ne pourrait jamais être enterré. »
Claro.
____________________
Après, les icônes vivent leur propre vie :





Trois des images ci-dessus sont des captures d'écran de cette vidéo.
D'autres chutes ici.























Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

A square for three (chess)

Le tripalin se présente

Some strings au cinéma Galeries