Christopher Walken

CHRISTOPHER WALKEN: «JE NE POURRAIS PAS ÊTRE ACTEUR SI JE N’ÉTAIS PAS UN PEU FRIMEUR»
Par Julien Gester — Libé, 21 juin 2019 à 19:46

«King of New York», Abel Ferrara (1990)

Invité du Champs-Elysées Film Festival, l’acteur au regard toujours aussi perçant et à la présence surnaturelle, qui enchaîne encore les tournages à 76 ans, s’arrête à Paris le temps d’une master class. Celui aussi de nous parler des rôles qui l’ont marqué, de l’héritage du music-hall, du show-biz, de cuisine et de rêves.

L'alien Walken

Longtemps, Christopher Walken s’est plaint à longueur d’entretiens de ces cinéastes qui, après l’avoir embauché, réécrivaient son rôle, le repeignaient de pied en cap de couleurs excentriques, excessives ou étranges : «Ils me présentent un personnage, m’embauchent pour le jouer, et ensuite ils le "walkenizent" !» s’agaçait-il, à force qu’on lui fasse enfiler le costume de sa propre caricature - il finit par en concevoir une clause dans tous ses contrats, qui soumet à son approbation toute réécriture postérieure à son engagement.

A 76 ans, l’acteur new-yorkais «walkenize» de lui-même, plus que jamais, enchaînant encore les tournages de tout son soûl, sur une pente un brin histrionne dont on sent qu’elle assouvit une inextinguible soif de jouer, qu’il n’a nul désir d’étancher - parce que, dit-il, ne jouant pas au golf, n’ayant pas d’enfants et n’entravant rien aux ordinateurs, il ne saurait que faire d’autre de son temps que ce métier dans laquelle sa «flamboyante» mère boulangère, dont il a «absorbé l’ambition», l’a jeté, ainsi que ses frères, dès l’âge de 5 ans. 

Né dans une famille d’immigrés et un faubourg new-yorkais où l’anglais était une seconde langue, passé par la danse, le théâtre, le music-hall, et même une éphémère carrière de dresseur de lions dont il a conservé la passion des félins, Christopher Walken n’a pourtant jamais eu besoin d’outrances de scénariste ou d’effets spéciaux grandiloquents pour imprimer, parfois le temps d’une seule scène, le magnétisme d’une présence surnaturelle, d’un tempo rêveur ou comme sourdement rongé, aux petits et aux très grands films : chez Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer et la Porte du paradis), David Cronenberg (Dead Zone), Tim Burton (Batman le défi, Sleepy Hollow), Quentin Tarantino (Pulp Fiction), Steven Spielberg (Arrête-moi si tu peux), Tony Scott (Man on Fire et Domino) et surtout Abel Ferrara, avec qui il traversa les nineties sur leur pente la plus vampirique dans le sillage d’une enfilade d’opéras bleus nuits, dont les sommets The King of New York et The Addiction. C’est là sa calme toute puissance d’acteur d’un autre temps, à l’expressionnisme instinctif, comme trempé dans un avant ou un au-delà du cinéma, que de savoir soumettre tout rôle, et tout le film autour, au climat étrange charrié par son être au monde, sa photogénie lunaire, sa diction au rasoir où la béance des silences sonne autant que le cinglement soyeux des répliques, agissant comme une sublimation toute primitive, suivant sa seule partition propre. Lui ne se voit pas en virtuose, ne se range pas au sein de la même espèce de monstres de jeu que les De Niro, Depp ou DiCaprio, avec qui il a frayé à l’écran, mais revendique cette faculté : «Quand j’entre dans une pièce, vous ne pouvez que le remarquer.» 
Et, malgré la silhouette de danseur désormais épaissie et le timbre d’une voix un brin dépoli par le temps, c’est ce qui se produit vendredi matin lorsqu’on le retrouve sur une terrasse avec vue sur les toits parisiens, à la faveur du Champs-Elysées Film Festival où il doit donner une master class le soir-même, en marge de l’hommage qui lui y est rendu. Le bleu si strident de son regard n’a jamais paru si clair, et y fulmine toujours quelque chose de la fièvre somnambule de l’acteur en lequel Nicole Brenez et Sébastien Clerget voyaient, en 1999, dans le texte de présentation d’une rétrospective à la Cinémathèque française, «une sorte de rêveur éveillé, nous proposant ainsi une définition possible de l’acteur dans ce songe qu’est le film : un rêve à l’intérieur d’un rêve.»


Heaven's Gate, Michael Cimino (1980)

>New York. Vous y êtes né, vous y avez vécu l’essentiel de votre vie, Abel Ferrara vous en a fait le King, et vous l’avez quitté.

Oui et non. Je suis né dans le Queens, puis j’ai commencé à jouer pour la télévision et dans des spectacles quand j’étais enfant, tout cela à Manhattan, dans une zone très réduite. New York a toujours été une ville hyperactive, intense, en chantier, et j’ai passé presque tous les jours de ma vie là-bas. C’est une ville formidable, mais quand j’ai ressenti le besoin de plus de calme, j’ai déménagé à une heure, au milieu des arbres du Connecticut, à l’air pur. Mais je ne suis jamais parti très loin, et je ressens le besoin d’y retourner, souvent.

>Vous ne faites pas partie de ces New-Yorkais qui regrettent des temps plus crasseux et excitants, avant que la finance, le tourisme et la gentrification ne passe tout à la javel ?

La crasse se déplace, c’est tout. C’est vrai que Times Square a été… différent. A présent, la technologie a pris le pas, il y a toutes sortes de choses qui n’existaient pas du temps de ma jeunesse. Times Square était plein de strip clubs, de filles nues, et l’on n’y voit plus tellement tout ça ces jours-ci. Il y avait aussi ces cinémas où l’on pouvait rester toute la journée, voir six films dès 10 heures du matin, pour même pas un dollar. Ce n’était pas d’une propreté éclatante, il y avait des rats. Ces endroits n’ont pas vraiment disparu, ils ont juste dérivé ailleurs.

>Vous étiez un spectateur de cinéma si avide ?

J’y ai vu tant de films, jeune. Le cinéma européen était beaucoup plus répandu et apprécié en Amérique. Tout le monde connaissait les films français, italiens, suédois, anglais, russes… Désormais, la majorité des gens voient les quatre ou cinq mêmes films. A l’époque, il y en avait cinquante visibles un peu partout. Il n’existait pas de succès à 100 millions de dollars. On lisait dans la presse qu’un film avait fait 5 millions de dollars de recettes et c’était fantastique. En 1980, on a fait tout un scandale du coût de la Porte du paradis de Cimino, parce que le budget final s’élevait à 38 millions de dollars. 38 ! Aujourd’hui, avec ce type de budget, ce ne serait même pas considéré comme un «gros» film.

>Le fait d’avoir grandi et commencé votre carrière dans cette ville qui était la vôtre, n’est-ce pas ce qui vous a permis de vous inventer différemment de tous ces gens pour qui les rêves de cinéma ne s’incarnaient que dans Hollywood, Los Angeles, un certain cliché californien ?

Bien sûr. Je suis arrivé aux films par le music-hall, j’étais danseur. Le cinéma m’est tombé dessus par hasard, sur scène. Quelqu’un m’a vu dans une pièce, m’a donné un rôle à l’écran, et tout part de cette coïncidence. Pour moi, être devenu un acteur de cinéma, c’est un coup de chance. Je n’avais ni intention ni ambition en la matière. J’ai gagné à la loterie.


Dead Zone, David Cronenberg (1983)

>Mais vous aviez un don pour ça.

Je crois que mon don fut d’avoir du cran, un certain culot. «Tu es drôlement culotté», me disait ma mère quand j’étais gosse. Je le prenais alors comme une critique, mais avec le temps je me suis dit que c’était là simplement un constat. (rires)

>Vous avez aussi cette allure pour le moins marquante…

C’est fait pour. La coiffure, une certaine manière de se tenir… J’ai entretenu ces choses-là. A mes yeux, je ne pourrais pas être acteur si je n’étais pas un peu frimeur, excentrique. Je viens du music-hall ! Quand vous vous tenez sur scène, avec la musique, vous devez vous éclater, et le montrer, sans quoi le public sentira que vous avez peur, que vous ne rêvez que de vous enfuir. Mais s’il sent que vous vous amusez, que vous êtes à votre place, dans votre habitat naturel, comme un animal dans la forêt, il y a quelque chose de communicatif dans ce confort, et cela produit un certain effet.

>Vous parliez de vos cheveux. Il y a des comédiens, des comédiennes, que l’on peut résumer à une caractéristique frappante : «The Look», «The Voice»… Votre magnétisme à vous tient dans une multitude de traits singuliers, cette manière de se coiffer, une voix et une diction particulières, votre regard, le tranchant de votre sourire… 

Les grands acteurs peuvent se rendre invisibles. J’ai des amis, de très grands acteurs et actrices, que je connais et j’admire, et nous savons tous qui ils sont, qui peuvent se tenir à côté de moi, en attendant un ascenseur par exemple, et je ne les reconnaîtrai pas. Ils peuvent disparaître, se fondre complètement dans la rue. Moi, je ne peux pas faire cela.

>Vous le déplorez ?

J’ai d’autres aptitudes.

>Etes-vous nostalgique ?
Bien sûr. Et j’ai mes regrets, comme tout le monde. Mais ce n’est pas à vous que j’en parlerai ! (rires)

>Vous regrettez, par exemple, de n’avoir pas pu mettre sur pied certains projets que vous aviez écrits, qui aurait pu changer le type de rôle dans lequel on vous voyait, comme ce film que vous aviez imaginé autour de la porno star John Holmes, que devait réaliser Abel Ferrara ?

Cela n’a jamais pu se faire. Quand nous tournions The King of New York, on travaillait beaucoup la nuit, et l’on passait beaucoup de temps, en attendant que la caméra soit prête, à discuter, à parler souvent de ce type dont il était beaucoup question dans les journaux à l’époque. Mais cela n’a pas abouti. Et ils ont fait cet excellent film, Boogie Nights [de Paul Thomas Anderson, ndlr]. La majorité des films que l’on rêve n’existeront jamais. Et ensuite, une fois le film fait, parfois personne n’en veut. On ne mesure pas combien il y a de films que personne ne voit. Moi-mêmes j’ai tourné dans un certain nombre que je n’ai jamais vus.


Sleepy Hollow, Tim Burton (1999)

>Il y a un projet dont le deuil a été plus difficile que d’autres ?

Pas vraiment, mais il y a tant de films pas faits, ou de rôles que je n’ai pas eus, et notamment dans des films qui ont connu un succès immense ensuite. J’ai passé le casting, au même titre que 500 autres acteurs, pour Love Story,pour Han Solo dans Star Wars… Comme on dit dans le milieu, tout le monde est facile à vivre et très poli dans cette industrie, parce que, cinéaste, acteur ou maquilleur, vous êtes conscient qu’il y a toujours derrière vous cinquante personnes aussi qualifiées que vous qui veulent votre boulot. J’ai lu récemment que le principal syndicat des comédiens de cinéma aux Etats-Unis chiffrait, en moyenne, le nombre d’acteurs au chômage à 97 %. C’est insensé…

>Cela fait beaucoup de serveurs [«waiters», en anglais].

Oui… Et surtout beaucoup qui attendent [«wait»] chez eux, l’œil rivé au téléphone.

>Quel genre de trace laisse en vous un rôle que vous avez joué ?

Le genre de personnage que j’ai joué, le plus souvent, ne laisse pas grand-chose. Je vis un temps avec eux et je les laisse derrière moi. J’ai incarné beaucoup de villains,de méchants. Et de temps à autre, il y en avait un qui me remuait, me dérangeait, s’infiltrait en moi. Dans ces moments-là, j’attendais avec impatience d’en avoir fini avec le tournage, pour échapper à ce sentiment.

>Qu’ont en commun, à vos yeux, les rôles marquants que vous avez pu jouer ?

Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir tellement le choix. Cela m’est arrivé, c’est tout, et cela a à voir, je pense, avec la manière dont j’ai commencé au cinéma. Les premiers films dans lesquels j’ai eu un vrai rôle ont eu une résonance énorme : Annie Hall, Voyage au bout de l’enfer, puis la Porte du paradis. Dans Annie Hall, je jouais un type rongé par un désir d’embardée suicidaire en voiture sur l’autoroute. Dans Voyage au bout de l’enfer, je me tire une balle dans la tête. Et la Porte du paradis,où je joue ce tueur, a été le scandale que l’on sait. J’ai commencé comme ça. Et à partir de là, on m’a proposé des rôles de gens qui avaient un certain nombre de problèmes.


Wedding Crashers, David Dobkin (2005)

>Votre ami Mickey Rourke vous a décrit comme «extraterrestre», d’un autre monde. Et vous vous dépeignez volontiers en «alien». N’est-ce pas ce qui vous a conduit à jouer tant de personnages extrêmes ?

J’ai commencé dans le show-business à 5 ans. Mon éducation n’a donc pas été celle de tout le monde. Très peu de gens ont vécu comme moi toute leur vie, toutes leurs expériences, dans ce milieu. Même les enfants acteurs, souvent, passent à autre chose. Ils font des études, deviennent médecins ou je ne sais quoi. C’est très rare d’être acteur, comme moi, de ses 5 à ses 75 ans. Mickey, que j’adore, parle de ça. Quand il dit que je viens d’une autre planète, il parle du show-business de 1950.

>Les métaphores culinaires sont la lie de tout. Aucun film ne mérite d’être comparé à une mayonnaise. Mais vous parlez souvent de votre goût pour la cuisine, de comment vous apprenez vos textes aux fourneaux. On croirait que la cuisine est la pièce la plus importante chez vous. Avez-vous trouvé dans la cuisine quelque chose qui vous serve comme acteur ?

Cela tient au pouvoir de la distraction. J’ai lu quelque chose sur un mathématicien qui a un piano dans son bureau et va et vient entre le clavier et ses trouvailles mathématiques. Je connais une grande actrice qui aime faire du repassage en même temps qu’elle travaille ses rôles. C’est ce que j’ai trouvé dans la cuisine, une façon d’être occupé à quelque chose de manière plaisante, qui provoque des accidents heureux, des trouvailles qui ne m’auraient pas effleuré si je me consacrais tout entier à l’étude du rôle. C’est comme ça que je trouve un rythme, un certain timing. Et la cuisine, comme le jeu, comme la vie, est affaire de timing. Vous pouvez gâcher un morceau de poisson pour quelques secondes de cuisson de trop ou en moins.

>Cette distraction dont vous parlez est aussi assez évocatrice de votre jeu, son intense évanescence. Dans vos plus grands rôles, vous semblez souvent intensément présent et ailleurs à la fois.

Je crois, oui. Votre esprit peut être à deux endroits à la fois. Ce n’est pas tant une démarche consciente que quelque chose qui fonctionne. On sait tous que parfois, le meilleur moyen de fixer quelque chose, d’y penser ou de s’en souvenir, est de décrocher, de penser à autre chose.

>Le film où vous apparaissez ainsi le plus absolument à plusieurs endroits à la fois, comme traversé sans cesse par une multitude d’expériences, est sans doute Dead Zone, de Cronenberg, qui occupe une place particulière parmi vos grands rôles. Vous n’avez jamais joué personnage aussi vulnérable, perméable à tout, loin des très marmoréennes figures du mal auxquelles vous avez été habitué.

Quand j’étais très jeune, un acteur à qui je rapportais un commentaire sur mon «étrangeté» m’a dit : «Oui, bien sûr, tu es un acteur étranger. Tu as beau être américain, faire des films américains, tu es étranger.» Et j’ai demandé : «Mais d’où ?» Il a répondu : «Oh, je ne sais pas, mais d’ailleurs.» Et je crois que c’est vrai. Mais je crois que ce que vous décrivez doit beaucoup au regard des cinéastes sur vous. A l’intelligence du casting. Mike Nichols a ce don surnaturel pour saisir quelque chose de l’acteur qui le fait résonner parfaitement avec un rôle. Spielberg, Scorsese, Lynch, Sydney Pollack ont aussi cette aptitude à mettre le bon acteur au bon endroit, même pour quelques secondes à l’écran.


The King of New York, Abel Ferrara (1990)

>Votre approche du travail de l’acteur a-t-elle changé, avec le temps ?

Non, c’est toujours la même chose : je prends le script, je le lis et le relis indéfiniment. Je ne suis pas de ces acteurs qui peuvent lire une page et réciter les dialogues aussitôt. Mémoriser un rôle me prend des mois. Et après cinquante ou cent lectures, je remarque quelque chose. Parfois c’est un mot qui revient dans la bouche du personnage. Cela m’arrive de noter ça dans la vie aussi, un mot ou une idée auxquels les gens reviennent à dix minutes d’intervalle, qui dit quelque chose d’eux. Je procède ainsi. Ce que je trouve n’est pas forcément un élément auquel le réalisateur a pensé consciemment, ça peut-être purement accidentel, mais c’est ce dont les gens sont faits.

>Quand on lit vos interviews...

[Il coupe] Qu’est-ce que je répète ?

>...Vous parlez de votre cuisine [rires]. Mais on remarque surtout que vous décrivez souvent votre prochain rôle ou projet en des termes qui les rendent presque méconnaissables par rapport à ce que doit être le scénario. Comme si, dans votre préparation, vous vous branchiez sur une couche secrète, très enfouie, du personnage.

Cela m’intéresse que vous ayez noté ça. Avec le temps, j’ai remarqué cette chose, à laquelle je songe souvent : j’ai rencontré, dans ma vie, des gens dont je ne savais rien et que sur le moment je peux trouver intéressants, voire charmants, avant de découvrir quelque chose à leur propos qui dit tout le contraire. Je ne pense pas que les gens sachent nécessairement qui ils sont. Je pense que l’on se rêve. On habite son propre rêve, qui ne se confond pas avec nos actes. En d’autres termes, je ne pense pas que l’on puisse être un villain si l’on pense que l’on en est un. Du moins pas au cinéma.
____________________

Christopher Walken danse sur Fatboy Slim, dirigé par Spike Jonze.




Encore une compilation ici 


Christopher Walken rend ci-dessous un vibrant hommage à Gene Kelly :







Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

A square for three (chess)

Le tripalin se présente

Some strings au cinéma Galeries