Sting (Libé du jour)

LE PORTRAIT
Sting, toujours piquant
Par Luc Le Vaillant, photo Frédéric Stucin pour «Libération» — 21 mai 2019 à 17:06


Fier d’une vie réussie, le chanteur anglais parti de loin rayonne et s’intéresse au monde et à ses tourments, en homme de gauche résolument anti-Brexit.
Il voudrait mourir en lévrier ardent, en coureur de fond à babines dégoulinantes, en cavaleur canin sauteur de haies toujours plus hautes. Sting voudrait claquer en plein effort. Et puis être enterré dans son jardin de Stonehenge, mégalithe explosé par l’ampleur de la tâche accomplie, granit pulvérisé par l’énergie déployée, pierre ayant beaucoup roulé sa bosse avec une intelligence et une pertinence si parfaites que c’en est parfois exagéré, à se demander si le chanteur peut fausser et l’homme défaillir. Ensuite, toutes armes rendues, «satisfait d’avoir fait du mieux possible, sans jamais avoir renoncé à penser les choses», Sting voudrait entrecroiser ses os avec ceux de ses chiens. Eux reposent déjà là-bas, sous la pelouse d’une Angleterre qui demeure la sienne même s’il tourne sans arrêt autour de la Terre.

Sting n’a strictement rien à voir avec Alain Delon. Ce serait plutôt son parfait antonyme. Il est blond, progressiste, raisonnable, conséquent, heureux. Mais, comme l’acteur français,ravagé et ravageur, le chanteur britannique voudrait copiner pour l’éternité avec ses bêtes enfouies six pieds sous terre. Même si pour lui, la vie ne fut pas chienne.

Pour l’instant, l’animal de 67 ans, pas spécialement antispéciste, a le poil lustré. Le cheveu est encore bien planté, la vue perçante, la réactivité sans cliquet. S’il lui arrive de tendre l’oreille, il est probable que cela tienne plus à notre anglais de pingouin qu’à un tympan fragilisé par quarante années de concerts. Dans ce palace, où il a ses habitudes et où il vient présenter une compilation de ses standards réorchestrés, Sting a la tenue modeuse ajustée sur le jarret tendu des lève-tôt. Il fait sonner les réponses élaborées, celle des personnalités «conscientisées» qui lisent toujours la presse papier, ne lâchent pas le fil d’Ariane de l’actualité et font au mieux le métier d’interviewés. Il est si prolixe et si parfait qu’au bout de tant de réponses apportées, la hotte déborde, la gibecière se boursoufle et la saturation guette. Cela dit, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre.

Comme son père, Sting aurait pu être ouvrier des chantiers navals, puis livreur de lait quand le chômage serait venu. Il aurait eu les mains calleuses du working class zero. Au pub, le buveur de pintes aurait enjolivé le souvenir de sa jeunesse footeuse, disputée comme milieu droit. Il serait demeuré soutien indéfectible du club de Newcastle, sa ville poissarde qui l’aurait coincé dans la débine. Les moustaches mousseuses, il aurait reconnu, fataliste, que «l’apprentissage de la défaite en foot est d’un meilleur rapport philosophique que la célébration des victoires». Parfois, quand même, il se serait penché sur les souvenirs de son enfance et il aurait craché dans la sciure répandue sur le parquet.

Mais Sting a échappé au déterminisme. Il n’est plus condamné à faire de l’emblème du club de Newcastle, la pie blanche et noire, son oiseau fétiche. Il peut lui préférer le rossignol, choisi en réponse au questionnaire de Proust. Il est sorti de l’ombre des cargos qui, à mesure que la construction avançait, masquait les fenêtres de la maison familiale. Veiller au pied du piano dont jouait sa mère coiffeuse et se saisir de «la guitare à cinq cordes» d’un oncle parti en Amérique lui a permis d’embarquer vers l’archipel de la notoriété. S’il n’est ni Jagger ni Dylan, son agilité de joueur de basse et ses talents de parolier lui ont permis de vendre 100 millions de disques, de remporter 17 Grammy Awards, de donner 3 000 concerts. Cette série en cours se poursuit la semaine prochaine à la Seine musicale. Même son père, avare de compliments et d’un mutisme dépréciatif, avait fini par saluer cet artisanat bien plus rémunérateur que le sien.

Politiquement, Sting est un modèle inégalable qui fait honte aux velléitaires désabusés et ricanants que chacun de nous finit par devenir. Lui n’a pas abdiqué, et son approche d’artiste lui permet d’éviter la bêtise à front de bœuf militant. Il a dansé avec les mères chiliennes à la recherche de leurs disparus, raflés par Pinochet. Ecolo précoce, il a ouvert les portes des palais présidentiels à Raoni, le défenseur de la forêt amazonienne. Et il se souvient encore des moqueries que lui ont values ses déambulations avec ce vieil Indien demi-nu à plateau labial. Au Bataclan, Sting a fait la réouverture, et on ne pouvait sans doute rêver meilleur célébrant des forces de vie. Fils d’un catholique et d’une anglicane, il se défie des religions et a bien raison. Producteur de vin toscan, il prône grosso modo la légalisation des drogues. Et il a toujours la fibre pacifiste, même s’il n’a rien d’un naïf.

Cet enfant du Labour a voté Blair sans enthousiasme et ne lui a pas pardonné la guerre en Irak. Aujourd’hui, celui qui préfère Camus à Sartre regarde Corbyn et son «marxisme à l’ancienne» avec circonspection et s’avoue «désappointé par son approche». Evidemment, le Brexit est sa cause dernière. Cet européen convaincu vit ce retrait «comme un cauchemar».Il reconnaît que «l’Union n’est pas parfaite» mais fait valoir «qu’il faut être à l’intérieur pour la réformer». Même s’il réprouve la logique plébiscitaire, il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour qu’il préconise un nouveau référendum. Habile, il argumente parfaitement, tactique et offensif, pugnace et sincèrement désolé des errements d’un royaume qu’il continue à chérir.

Sting a quatre enfants très adultes qui évoluent et prospèrent dans la musique et le cinéma. Surtout, il est «sept fois grand-père». A sa grande surprise, le voilà intronisé «patriarche». Il ne s’était pas projeté dans cette fonction, mais ne déteste pas. Pourtant, il ne paraît pas si loin le temps où il chantait Roxane, prostituée que le narrateur aurait bien gardée rien que pour lui au lieu qu’elle enchaîne les clients ou quand il évoquait l’apport du tantrisme à la durée de l’acte sexuel. Comédienne et productrice, Trudie, son épouse, qui l’accompagne lors de ce séjour parisien, savait joliment en plaisanter auprès des radios américaines, ce qui émoustillait la tortueuse presse anglaise. Lecteur de Jung et peu hypocrite en la matière, Sting a toujours abordé franchement l’importance du désir et de sa réalisation.

Pour corser le tout et aviver les jalousies, Sting pratique une autodérision qui lui évite la fausse modestie. Il se décrit «courageux et loyal», mais se reconnaît «vaniteux». Ce qui est une manière de revendiquer sa réussite et de se féliciter de l’œuvre accomplie. Le seul regret de ce daltonien est de ne pas savoir peindre. A défaut, il accroche, dans ses nombreuses demeures, «des toiles de Matisse et de Basquiat». En dépensier assez compulsif et fier d’avoir fait en sorte de pouvoir l’être.
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1951 Naissance.
1977-1984 Police.
24 mai 2019 Album My Songs.
28 mai Concert à la Seine musicale.

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