Sérendipité



Dimanche de Pâques 2019. Un peu avant 9 heures du matin, la famille Povlsen prend son petit-déjeuner à l’hôtel Shangri-La de Colombo. Autour de la table et par ordre alphabétique il y a Agnès, Alfred, Alma, Anders, Anne et Astrid.

Sortent alors de l’ascenseur du restaurant (et du champ des caméras) Ilham Ibrahim et un ami d’enfance : grands sacs à dos tous les deux, casquettes de base-ball banales, ils se ressemblent, se sourient et se séparent.

Les Povlsen sont milliardaires en euros, les Ibrahim en roupies. Les uns ont fait fortune dans l’habillement, les autres dans les épices. Le patriarche danois s’appelle Troels, il a commencé à vendre des vêtements dans une boutique de Ringkøbing, un bourg perdu de 9000 habitants (péninsule du Jutland). Le patriarche sri-lankais s’appelle Mohamed, il décide à 16 ans de vendre sa bague préférée pour se payer un ticket de bus en direction de la capitale. Il jure quil ne reviendra plus jamais à Delthota, la petite ville du centre qui la vu naître.

Troels Povlsen, le patriarche, fait travailler ses fils dans la boutique. C’est Anders, 48 ans aujourd’hui, qui transforme la petite entreprise familiale en multinationale. Anders devient vite l’homme le plus riche du Danemark (Forbes le crédite de 8 à 9 milliards de dollars) et le plus grand propriétaire terrien d’Écosse – où il a même acheté un manoir sur le loch Ness.

Mohamed, arrivé sans un sou à Colombo, commence comme cuisinier, puis comme vendeur d’oignons. Il s’intéresse ensuite au poivre et au sésame. Premiers exportateurs du pays, les Ibrahim ont aujourd’hui le monopole des épices au Sri Lanka, terre volcanique à l’exceptionnelle fertilité. Les fils du patriarche travaillent aussi dans la société – sur une photo, on voit Ibrahim, l’aîné, recevoir un prix des mains du ministre d’État au Commerce international. C’était trois ans avant les images des caméras de l’ascenseur. Et trois ans avant les explosions monstrueuses.

Plus que les autres milliardaires, Anders est obsédé par le secret et la discrétion. Il déteste les photographes, la publicité, les réseaux sociaux. À la fin des années 1990, un maître-chanteur avait menacé de tuer Troels, son père, le patriarche, s’il nétait pas payé. En 2003, un Danois avait été enlevé en Inde : les ravisseurs pensaient que le jeune homme était Anders Povlsen. L’otage fut libéré après cinq jours.

Anders interdisait à ses enfants de poster des photos d’eux-mêmes sur Facebook – uniquement de dos, pas de visages. Et la famille était inscrite sous un faux nom à l’hôtel Shangri-La.

Anonymat et 8000 kilomètres n’auront pas suffi à éloigner le malheur. Les attentats islamistes du dimanche de Pâques 2019 firent 359 morts à Colombo. Dont trois des quatre enfants d’Anders et Anne – ils se trouvaient sur le chemin d’Ibrahim, le fils aîné de Mohamed. Le cadet, Inshaf, filmé par les caméras de l’hôtel Cinnamon Grand tua 23 personnes en se faisant sauter à la même heure, dans la salle du petit-déjeuner aussi. Il s’était inscrit la veille sous son vrai nom – la police put remonter rapidement sa piste.

Piste qui mena à sa luxueuse résidence. Où Fatima, sa femme ouvrit aux inspecteurs. Avant de se faire exploser elle aussi, tuant les trois hommes. Et ses trois enfants – elle leur avait demandé de l’accompagner dans le hall d’entrée – ils avaient 5 ans, 4 ans et 9 mois.

Il y a quelques semaines, le 11 mars 2020, Anders et Anne (surtout Anne) ont donné naissance à des jumelles.

La vie continue-t-elle ? Quelle vie ? — J'ignore en tout cas où est la sérendipité à Serendip.













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