Phages

Guérie ? Peut-être pas complètement,
mais Dane Cuypers va beaucoup
mieux. Elle peut respirer sans s’épuiser.
Ecrivaine, la petite soixantaine, elle est
rentrée l’été dernier de Géorgie, où elle 
suivait une cure de «phagothérapie» – 
ou comment lutter contre une bactérie avec
un virus qui la mange – pour tenter de mettre
un terme à l’infection pulmonaire qui la 
fragilisait fortement.

« J’ai eu une pneumonie très jeune, et depuis
mes ­poumons sont fragiles et résistent mal 
aux bactéries », nous dit-elle.
Des antibiotiques ? Elle les a tous pris pendant
des mois. Voire des années. Sans amélioration
majeure. Elle y est devenue résistante, comme
des centaines de milliers de personnes dans 
le monde – un phénomène si préoccupant que 
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 
a fait une priorité mondiale. Preuve de l’urgence,
le 10 janvier, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn,
a donné le coup d’envoi d’un «programme prioritaire
de recherche doté de 40 millions d’euros dédié à
la lutte contre la résistance aux antibiotiques»,
coordonné par l’Institut national de
la santé et de la recherche médicale (Inserm)
pour le compte de l’ensemble de la communauté 
scientifique nationale.

Après des décennies d’échec de traitements
antibiotiques, Dane Cuypers est tombée l’an
dernier, dans la revue Psychologies, sur un
article parlant de la phagothérapie et de ce qui
se faisait en ­Géorgie. En juin, elle y est allée
trois semaines. Pour Libération, elle témoigne
de cette aventure thérapeutique qui n’a rien
de loufoque, même si elle se trouve aux limites
de la loi.

Invasions de sauterelles

« Me voilà à la tête d’une armée de phages. Les
petits flacons sont là, alignés dans mon frigo
à côté des yaourts bio. Je les ai rapportés par
avion de l’Institut Eliava. » À Tbilissi, dans
les salles inaccessibles de ce petit temple aux
­colonnes blanches, 6 000 virus attendent
d’être choisis et administrés aux malades
­colonisés par des bactéries qui résistent
aux antibiotiques. A chaque bactérie son ­virus,
dit phage, que les spécialistes appellent plutôt
des bactériophages, c’est-à-dire des mangeurs
de bactéries. La mienne, de bactérie, une des
plus virulentes, se nomme Pseudomonas aeruginosa.
Elle a jeté son ­dévolu sur mes poumons, qui
étaient déjà ­fragiles.

« À l’origine de la phagothérapie, il y a la 
découverte, voilà près de cent ans, du chercheur
franco-canadien Félix d’Hérelle, une personnalité
atypique. » En 1910, il participe à des travaux 
menés au Yucatán, au Mexique, pour lutter contre
les invasions de sauterelles. “Il a rapidement 
l’idée géniale d’identifier une maladie naturelle 
susceptible de tuer les insectes ravageurs et qu’il
pourrait leur inoculer”, raconte Marie-Céline Ray 
dans son livre Infections, le traitement de la 
dernière chance (Thierry Souccar, 2018). Comment ?
En pulvérisant sur les herbes, leur terrain 
d’atterrissage, les coccobacilles (formes 
microscopiques de bactéries) qu’il a trouvées 
dans les intestins de sauterelles malades. 
Il les met en culture, repère des taches claires
et découvre en les analysant que les bactéries 
sont détruites par un ­mystérieux agent. Peut-être 
un virus, invisible à l’époque au microscope optique ? 
Oui, c’en est un, qui se nourrit des microbes 
pathogènes, les détruit et provoque la guérison...

Félix d’Hérelle développe alors cette piste
avec le Géorgien Georgi Eliava, son élève à
l’Institut Pasteur à Paris, devenu son ami.
En 1923, l’élève invite le maître à Tbilissi et
tous deux y créent l’Institut Eliava de la 
phagothérapie.



Cette thérapie est simple, peu onéreuse – les virus
sont partout présents dans la nature – et sans 
effet secondaire pour guérir les infections 
bactériennes (urinaires, ostéo-articulaires, 
respiratoires, liées à la mucoviscidose). Elle 
se déploie en Géorgie et en Pologne. Mais dans 
la majeure partie du monde, elle a été, dès les 
années 1940, supplantée par les antibiotiques.
« Certains médecins hospitaliers ont continué
à la pratiquer. Aujourd’hui, les patients français 
n’ont plus accès à la phagothérapie car cette 
pratique a perdu son autorisation réglementaire 
(même si les phages sont restés inscrits dans 
le Vidal, le répertoire officiel des médicaments, 
jusqu’en 1977). Et ils sont de plus en plus 
nombreux à prendre le chemin de la Géorgie : 
l’Institut Eliava accueille près de 1 000 patients 
par an, dont 15 % d’étrangers. C’est celui que 
j’ai choisi. »

« L’été commence à peine. Nous sommes en
juin 2019, je débarque. Tamouna, la jeune 
Géorgienne qui sera mon interprète pendant
trois semaines, vient me chercher à l’aéroport
de Tbilissi. Avec son doctorat, ses trois enfants, 
ses cheveux au carré et son inlassable
gentillesse, elle sera ma boussole. Car la pression 
n’est pas nulle. Et puis il y a le prix de
l’aventure : 6 000 euros qui couvrent le séjour
et la prise en charge médicale.
Tbilissi n’est pas le tiers-monde. Si les normes 
de production ne sont pas celles de
­l’Occident, l’institut a près d’un siècle
­d’expérience et des résultats indéniables. »

L’histoire de Caroline, une autre Française,
a ainsi fait le tour du petit monde de la 
phagothérapie. Elle attrape un staphylocoque
au cours d’une césarienne, enchaîne les infections 
et, malgré les doses massives d’antibiotiques, 
apprend qu’il ne lui reste que quelques mois
à vivre. Après une émission d’Arte sur la 
phagothérapie, elle part en  Géorgie. C’était 
en 2017. Elle est aujourd’hui complètement 
guérie. Et elle n’est pas la seule. 
Car si l’antibiorésistance n’est pas un
phénomène nouveau, elle prend aujourd’hui
des proportions qui alarment l’OMS : rien
qu’en Europe, on évalue à 25 000 le nombre
de décès chaque année à la suite d’une résistance 
aux antibiotiques. Staphylocoque, colibacille, 
pseudomonas, klebsielles, streptocoque... le 
front des bactéries rebelles ne cesse de s’étendre. 
Mon cas y a sa place. Amoxicilline, rocéphine, 
amikacine, colimycine... Je les ai tous pris, en 
injections, gélules, aérosols. »

Cas « Compassionnels »

« À mon hôtel, j’avale une partie de mes phages 
avant d’inhaler le reste. Demain est un
jour important : je dois expectorer de façon
suffisante pour déterminer quel phage
­convient précisément à mon infection.
À 10 heures, le jour suivant, je déambule dans
le jardin de l’Institut Eliava, cherchant un endroit 
planqué pour effectuer le prélèvement.
Quelques jours plus tard, c’est une médecin
joyeuse qui m’accueille : “On a trouvé votre
phage !” Assez surexcitée, j’engage la conversation 
avec Hélène, atteinte du même pseudomonas que
moi. Comment va-t-elle ? Elle tousse moins, elle 
est moins essoufflée, mais elle n’a pas envie d’en 
dire davantage. Je comprends sa prudence. 
Et je la comprendrai de mieux en mieux.

Dévastée la veille au soir par des quintes qui
vous laissent défaite après la tempête, vous
vous réveillez légère, sans aucun signe annonciateur 
d’une nouvelle crise. Les phages agissent, je suis
en train de guérir… Mais à ce moment-là, on 
s’interdit de le penser, une rechute peut toujours
arriver. Bien sûr, la phagothérapie n’est pas un 
remède miracle, mais elle agit de façon spectaculaire 
dans certains cas d’antibiorésistance. »

Pourtant, cette thérapie est ignorée en France par 
la majeure partie des professionnels de la santé.
L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) 
en a enfin pris conscience. Elle a créé un comité 
scientifique spécialisé. Restent beaucoup de vœux pieux,
à commencer par celui sur les essais cliniques.
Qui va les financer ? L’industrie pharmaceutique 
n’est pas du tout concernée par ces produits 
naturels, vivants, périssables, spécifiques et donc
non brevetables, non monnayables. Avec une exception : 
la start-up Pherecydes, qui mène des recherches 
poussées et produit quelques phages servant dans
les cas dits “compassionnels”, c’est-à-dire quand 
la situation clinique est désespérée. Ce n’est pas
cette jeune société mais Grégory Resch, chercheur 
français installé à Lausanne, qui a fourni les 
phages en mars au Pr Tristan Ferry. Celui-ci dirige 
le service infectiologie de l’hôpital lyonnais 
de la Croix-Rousse. Il a soigné un malade atteint
d’une infection résistant à tous les antibiotiques
et aux phages indus­triels, qui lui rongeait la 
colonne vertébrale. Avec son équipe, le professeur a
pu faire ­produire et purifier les phages adéquats 
(3 sur 80 testés) à l’hôpital militaire Reine Astrid 
à Bruxelles. Après une chirurgie complexe, des 
phages et un nouvel antibiotique venu du Japon, 
la douleur a disparu et le patient remarche. 

« Tout cela reste compliqué, aléatoire, fermé
aux malades lambda qui ont épuisé le recours
aux antibiotiques. Selon le Pr Jean-Damien Ricard
médecin et chercheur à l’université Paris-Diderot, 
le biais possible pour débloquer le verrou administratif 
serait de modifier le statut des phages et de les
classer comme préparations magistrales produites 
en pharmacie, et non plus comme biomédicaments.
C’est ce qui s’est passé en Belgique, où la thérapie 
par phages est autorisée via la préparation 
magistrale (1), depuis janvier 2018. Des projets 
d’essais cliniques sont actuellement à l’étude.

Pour la suite de mon traitement, pour continuer 
à me protéger du redoutable pseudomonas qui s’endort 
mais ne meurt jamais, c’est à Bruxelles que j’irai, 
si besoin. En espérant qu’un jour, un institut 
médical dédié puisse s’ouvrir en France.»
____________________
(1) Les préparations magistrales sont des préparations
médicamenteuses réalisées par le pharmacien. Elles
ont un statut et une réglementation légèrement 
différents de ceux des médicaments.

https://www.liberation.fr/france/2020/01/21/phagotherapie-la-revanche-des-virus-guerisseurs_1774404
Des échantillons d’eau prélevés dans les égouts de Paris
servent notamment à la culture de bactériophages. 

Phagothérapie : «Aucun groupe pharmaceutique n’a mis les moyens»
Par Eric FavereauLibération, 21 janvier 2020 à 19:06

Le chercheur Laurent Debarbieux déplore le manque d’investissements dans une thérapie prometteuse. Une situation qui nourrit le tourisme médical.

INTERVIEW
Laurent Debarbieux, biologiste, est chercheur au sein de l’unité de biologie moléculaire du gène de l’Institut Pasteur. Il est l’un des meilleurs spécialistes de la phagothérapie en France.

La  phagothérapie a-t-elle un avenir pour soigner les infections bactériennes à l’heure où les résistances aux antibiotiques sont de plus répandues ?

Oui. Et elle est prometteuse, même s’il reste des blocages persistants. On doit toujours faire face à un certain sentiment dubitatif de la part d’une partie du corps médical.

Pourtant, cette thérapeutique n’est pas nouvelle…

Non, c’est en 1917 que Félix d’Hérelle, de l’Institut Pasteur, décrit les phages, ces virus qui existent à l’état naturel dans les écosystèmes, et il a l’idée de les utiliser comme agents antibactériens. Il est le premier à s’en servir comme traitement. Au début, l’essor est réel, mais les phages ne font pas l’objet d’une évaluation thérapeutique rigoureuse, et puis arrivent en 1942 la pénicilline et le bulldozer des antibiotiques.

Et aujourd’hui ?

Cela traîne. Nous ne sommes pas, loin s’en faut, dans une thérapeutique qui serait de routine, mais il y a de plus en plus de traitements qui se développent au niveau international, avec des résultats encourageants. Certes, ils ne fonctionnent pas à 100 %, mais il faut noter qu’ils sont donnés à des patients qui sont dans des situations cliniques compliquées, résistants aux antibiotiques, ou atteints de bactéries délicates.

Pourquoi la phagothérapie reste-t-elle marginale ?

Nous ne sommes pas entrés dans une phase de production, comme pour les autres médicaments. Il faut du temps pour obtenir le bon phage, par rapport à un médicament qui est immédiatement disponible. Et aujourd’hui la disponibilité des produits est problématique. Il y a une telle variété de phages que l’on ne sait pas toujours lesquels retenir. Il faut une batterie de tests pour faire le lien entre tel phage et telle bactérie. Cela peut prendre plusieurs jours, et aucun groupe pharmaceutique n’a mis les moyens pour industrialiser le processus. Car c’est évidemment une question de moyens. Or les industriels ne viennent pas, ils traînent des pieds, sans modèle économique clair.

Pourquoi la Géorgie est-elle en première ligne ?

Les raisons sont historiques. Et les patients qui y vont sont à cours de traitements. Le problème est que les autorités sanitaires européennes soulignent des modes de production pas conformes aux normes.

Et vous êtes d’accord ?

Il est difficile d’avoir deux poids deux mesures. Soit on respecte les normes, soit on ne les respecte pas. Pour autant, je ne suis pas médecin. Et ce qui est inquiétant, c’est ce tourisme médical. L’environnement médical des patients n’est pas vraiment assuré. Récemment, cela s’est développé fortement en Pologne, pour des patients en échec aux antibiotiques. Au moins, il y a un cadre [contrairement à la Géorgie, ndlr]. Mais au final, dans tous ces pays, cela reste marginal, quelques centaines de patients tout au plus.

Et l’avenir ?

En France, la dynamique est lancée, et je crois que nous avons atteint un point de non-retour, mais à quelle vitesse allons-nous continuer ? Là est le mystère. Aujourd’hui, il y a plein d’éléments qui plaident en faveur de la phagothérapie. 

Eric Favereau

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